Pour la deuxième fois au cours des dix dernières années, les économies à faibles revenus doivent surmonter une crise macroéconomique qu'elles n'ont pas déclenchée et pour laquelle elles disposent de capacités de réaction disproportionnellement faibles par rapport aux pays à revenus élevés. Dans ce contexte, les institutions de financement du développement (IFD) ont un rôle important à jouer, tant pendant la crise qu’après. Certaines d'entre elles ont déjà fait des annonces. Mais le rôle des IFD ne peut être celui qui préexistait, qui supposait que la solvabilité et la capacité d'emprunt augmenteraient en même temps que la croissance soutenue du PIB. La croissance du PIB s'est arrêtée en conséquence de la crise, ce qui doit amener les IFD à réviser leurs plans. Ce billet de blog formule certaines recommandations clés pour ces nouveaux plans, en particulier pour les IFD européennes, dans un contexte géopolitique où d'autres pays sont déjà plus visibles par leurs interventions de secours et d'urgence.

Un coup dur pour les pays pauvres : Les IFD doivent monter au créneau

Le Covid-19 s'est transformé en une crise économique majeure pour les pays à faibles revenus bien avant que la pandémie n'atteigne son point culminant dans ces pays. Et les mesures de confinement, partiel ou total, devraient entraîner des difficultés économiques supplémentaires dans des pays où les emplois informels représentent 75 % ou plus des revenus du travail et ne peuvent être tenus à distance. En Afrique, cependant, les gouvernements ont agi rapidement pour limiter la propagation de la maladie. L'incapacité du système de santé à faire face à un pic de cas critiques liés au coronavirus n'a laissé d'autre choix que de se concentrer sur la prévention. Mais les faibles capacités en matière de santé ne sont qu'un des problèmes auxquels les pays pauvres sont confrontés.

Leur marge de manœuvre limitée en termes de revenus fiscaux et de budget rend particulièrement difficile la définition de plans de relance économique et de santé, contrairement aux pays de l'OCDE. Les banques centrales ont injecté les liquidités limitées qu'elles possédaient. Les banques nationales de développement ont pris le relais et ont augmenté les prêts aux entreprises locales dans la mesure du possible. En conséquence, le déficit budgétaire a déjà doublé dans de nombreux pays, et le surendettement est imminent. Les appels au FMI pour une aide d'urgence à court terme se multiplient1 .  

Il est inquiétant de constater que l'appel conjoint du FMI et de la Banque mondiale du 25 mars 2020, rejoint par le président Macron le 13 avril, en faveur d'un moratoire sur le paiement de la dette aux créanciers bilatéraux officiels pour les pays qui demandent un report n'a suscité que peu de réactions parmi les donateurs bilatéraux, qui incluent la Chine. Le G20 a certes annoncé le 15 avril une suspension du service de la dette jusqu’en décembre 2020 pour les pays les plus pauvres, mais les intérêts courent toujours, et la question du rééchelonnement et d’une annulation partielle reste taboue. Ce serait toutefois une erreur historique pour les pays du Comité d'aide au développement (CAD) de l'OCDE de considérer la crise économique liée à l’épidémie de Covid-19 comme une nouvelle crise s'ajoutant à une longue série de hauts et de bas ne les concernant pas au niveau bilatéral. Les pays pauvres, et en particulier les pays africains, peuvent, pour différentes raisons, faire de cette crise une occasion de transformer profondément les relations entre eux et de faire progresser le programme "Africa as one"2 . De même pour leurs relations avec les pays du CAD : le narratif "billion-to-trillion" (« de milliards à milliers de milliards ») cher aux IFD, avec sa promesse de prêts publics et concessionnels mobilisant l'investissement privé pour une myriade de « projets rentables », pourrait ne pas suffire à soulager les pays qui ont un besoin urgent de systèmes de santé performants, de capacités budgétaires supplémentaires et de résilience budgétaire pour faire face aux chocs.

Le développement contre-attaque

Cette crise remet au premier plan deux principes classiques et remisés de la pratique de la coopération pour le développement : le développement est intrinsèquement un phénomène géopolitique, que l'Europe devrait saisir en tant que tel ; et un soutien durable à la résilience budgétaire des pays en développement est tout aussi utile, sinon plus, qu'un investissement dans des projets d'infrastructure spécifiques.

Les leçons à tirer des plans de relance existants semblent assez simples : doublez les dépenses publiques et libérez la dette publique, tant que les créanciers ne vous font pas payer trop cher pour cela. Et si vous êtes pauvre, demandez un allègement de la dette et appelez à l'aide – même en nature, avec des masques, des kits de test et d'autres matériels. Ceux qui arrivent en Afrique viennent de Chine, qui aide l'Afrique également financièrement, ce que les États membres de l'UE ne font pas, ou beaucoup moins. Le « partenariat d'égal à égal »3 mis en avant par la Commission européenne dans son dialogue avec les pays africains est donc menacé4 . La première conséquence est que le développement est avant tout un phénomène géopolitique.

Le développement riposte d'une seconde manière. L'idée que les budgets des États doivent être résistants aux chocs extérieurs est un vieux principe de la pensée du développement. Mais les recettes d'exportation et les mécanismes de stabilisation des prix des fonds d'amortissement ont été progressivement abandonnés, la base budgétaire ne s'est pas beaucoup élargie et les dépenses publiques en pourcentage du PIB restent en moyenne deux fois plus faibles dans les pays à faibles revenus que dans les pays de l'OCDE – et jusqu'à trois fois si l'on inclut les dépenses de sécurité sociale. Les prélèvements à l'exportation et à l'importation, ainsi que les taxes sur les bénéfices spécifiques aux produits de base, constituent l'essentiel des recettes publiques, qui diminuent inévitablement lorsque les prix s'effondrent sur les marchés mondiaux. L'investissement dans la résilience budgétaire souffre d'être beaucoup moins visible que les dépenses pour des projets de développement « en dur » tels que les barrages, les routes ou les vaccins. La part des dépenses du CAD consacrées au renforcement des capacités de recouvrement des recettes fiscales est proche de zéro par rapport au total de l'aide publique au développement (APD). Cependant, la génération de revenus n'est pas viable si elle ne s'accompagne pas d'une amélioration des capacités fiscales et administratives – un État développementiste, tout simplement.

L’équité, condition de la transition verte

Les pays pauvres sont les principaux perdants de la crise économique actuelle. Les IFD devraient donc faire le point sur ce que cette crise révèle en termes de résilience économique et d’inégalités fiscales entre les nations, revoir leur stratégie et aligner leur plan d'action en conséquence. Voici quelques suggestions à ce sujet.

N'économisez pas l'argent du développement lorsque votre propre pays n'économise pas pour lui-même. La priorité des pays donateurs et de leurs IFD doit être d'éviter l'élargissement du fossé Nord-Sud entre les nantis (ceux qui peuvent se permettre un plan de relance) et les moins nantis. Une démarche cynique consisterait à financer un plan Marshall en Europe pour l'Europe sans injecter une quantité record d'argent frais et bon marché dans l'économie des pays pauvres. Dans ce contexte, les premières annonces du G20 ou de la Commission européenne ne sont pas à la hauteur des défis ou doivent être clarifiées quant au type d'argent mis sur la table (avec un peu de chance, de l'argent supplémentaire et non des fonds réorientés vers la gestion de la crise). L'appel conjoint des dirigeants africains et européens en faveur d'un vaste plan de relance économique d'au moins 100 milliards de dollars est opportun, mais il doit également être clarifié en ce qui concerne le partage des responsabilités et les aspects pratiques5 . Pour sa part, l'Agence française de développement (AFD) a promis une initiative de 1,2 milliard d'euros en réponse à la crise de la santé publique, dont 1 milliard d'euros sous forme de prêts en partie destinés à être rétrocédés aux banques nationales de développement – les niveaux de concessionnalité et d'additionnalité n’avaient toutefois pas été communiqués au moment de la rédaction de ce billet. Si faire passer l'APD à 0,7 % du revenu national par une annulation partielle des dettes et/ou une hausse des crédits bon marché aux banques locales, selon les circonstances, a jamais eu un sens, c'est maintenant.

Donner la priorité aux programmes de renforcement des capacités de résilience budgétaire. Le financement du développement basé sur des prêts et des prises de participation stimule la croissance économique et la génération de revenus, mais il existe des biens publics de base et des capacités de fourniture de biens publics à financer sans lesquels la génération de revenus devient impossible – ou non durable – lorsqu'une crise frappe. Le Covid-19 en constitue un simple rappel. L'informalité de l'économie n'est pas une excuse pour le ratio abyssal impôts/ PIB : il n'est que de 6 % dans un pays comme le Nigeria ; c'est plutôt une occasion de concentrer la richesse entre les mains de quelques privilégiés et de se soustraire à la responsabilité de fournir des biens publics au plus grand nombre. Cela implique pour les donateurs et les IFD d'intensifier les investissements et le soutien financier afin d'améliorer le recouvrement des impôts et les mécanismes de responsabilité en matière de dépenses, les gouvernements ayant maintenant un besoin urgent de soutien, même si ce n’était pas la priorité dans leurs plans d’affaires jusqu'à présent.

Renforcer les systèmes de protection sociale adaptatifs. La résilience pourrait être grandement améliorée au niveau sectoriel et microéconomique également. Les IFD européennes, en collaboration avec les IFD internationales et locales, ont un rôle essentiel à jouer dans le soutien aux micro, petites et moyennes entreprises (par le biais d'intermédiaires financiers) les plus touchées par la crise6 . Cela est particulièrement vrai dans le secteur agricole, qui est un employeur important et un amortisseur de choc économique. Les programmes de « protection sociale adaptative » (adaptive social protection) pourraient également être renforcés. Ils ont été expérimentés récemment pour promouvoir une plus grande intégration entre la protection sociale et l'adaptation au changement climatique dans les économies informelles, pour faire face aux crises et pour renforcer la résilience contre un large éventail de chocs et de tensions en lien étroit avec les humanitaires. Ils sont plus « réactifs » que les programmes classiques de transfert d'argent. Cependant, la plupart des programmes de protection sociale explicitement conçus pour faire face aux effets du changement climatique se trouvent en Asie du Sud et en Afrique de l'Est. Ils pourraient être étendus à l'ensemble des pays pauvres et vulnérables, pour leur contribution au renforcement de la résilience à un large éventail de chocs.

Associer les trajectoires d'investissements verts aux scénarios de dépenses sociales. Depuis une dizaine d'années, la transition vers des trajectoires de développement à faibles émissions a été prise en compte par les donateurs du CAD et certaines IFD, dont le portefeuille est désormais régulièrement soumis à des mécanismes de protection du climat. Les portefeuilles de plus en plus verts des donateurs et des IFD s’accompagnent d’estimations actualisées des besoins d'investissements verts (ou à faible intensité de carbone) à long terme, sur la base des budgets carbone, des technologies disponibles et des scénarios d'émissions. Les besoins en investissements verts doivent être revus à la hausse et inclure des estimations explicites des besoins en dépenses sociales et autres politiques associées. La crise sanitaire liée au Covid-19 montre en particulier qu'avec un prix du pétrole à 20 dollars le baril (ce qui pourrait devenir la nouvelle norme dans les scénarios bas-carbone de limitation du réchauffement climatique à +2°C), les grandes économies africaines comme le Ghana, le Nigeria, le Congo-Brazzaville et l'Angola sont gravement touchées, sans même parler des effets du confinement. La transition vers une économie verte pourrait s'accompagner de chocs similaires bien avant la date butoir de 2030 fixée par les ODD : un budget incohérent en termes de dépenses sociales et de mécanismes tampon serait incompatible avec des politiques vertes. S'éloigner du pétrole pour adopter une économie à faible intensité de carbone est également le meilleur moyen d'atténuer les conséquences de la baisse des marchés des énergies fossiles, et soutenir un système de protection sociale équitable et résistant est la première politique véritablement « verte » qui permette d'y parvenir.