Les mobilisations actuelles du monde agricole, très protéiformes, semblent appelées à prendre de l’ampleur. On retrouve au moins trois revendications principales : (1) la reconnaissance de la dignité de la profession d’agriculteur, (2) la dénonciation d’un étouffement par les normes, principalement environnementales, et (3) l’amélioration des revenus agricoles. Ce billet de blog propose de démêler les origines du ras-le-bol exprimé pour identifier les conditions nécessaires à une sortie de crise par le dialogue, en vue de fixer un cap partagé pour le système alimentaire français et européen.

En France et dans le reste de l’UE, des mobilisations aux racines communes

Les actions de mobilisation, conduites par une partie de la profession agricole française depuis novembre 2023, se sont largement massifiées ces derniers jours, dans la foulée des manifestations organisées par les agriculteurs allemands depuis mi-janvier. Ces événements peuvent être replacés dans une dynamique plus ancienne et largement européenne : aux Pays-Bas de manière réitérée depuis 2019, en Espagne en 2019 puis 2023, en Allemagne là encore dès 2019, etc.

Ces mobilisations traduisent le mal-être d’agriculteurs qui, pour certains, peinent à maintenir leur trésorerie à flot, face à la hausse de leurs charges et un maintien, voire une baisse, des produits tirés de leurs ventes. Beaucoup disent également se sentir pris en étau entre, d’un côté, ce qu’ils perçoivent comme un appel à produire plus, dans une vision où la sécurité alimentaire européenne et mondiale est réduite à une question d’accroissement des volumes ; et, de l’autre, un sentiment d’accumulation de règles, notamment environnementales, vécues comme des entraves à la production. C’est à cette situation que renvoient les fréquentes dénonciations d’« injonctions contradictoires » auxquelles le monde agricole se sent soumis. 

Vrais et faux problèmes, vraies et fausses solutions

Dans un contexte où le système agricole doit relever des défis aussi structurants que la fourniture d’une alimentation saine à une population croissante, la réhausse et la stabilisation des revenus des agriculteurs, l’adaptation au changement climatique, l’érosion des sols, la perte de biodiversité, le déséquilibre croissant sur le marché intérieur entre l’offre et la demande (alimentaires et non alimentaires, à des fins de décarbonation de l’économie), ou encore le renouvellement des générations d’agriculteurs, l’idée qu’il suffirait d’un « choc de simplification » pour redonner des perspectives à une profession semble à tout le moins discutable. Si l’impact de la complexité des normes sur la charge mentale des agriculteurs ne saurait être négligé, la seule simplification administrative est loin de constituer une réponse apte à relever de tels défis.

Car les agriculteurs européens sont bien face à une équation qu’il leur est impossible de résoudre à eux-seuls : c’est l’ensemble de la chaîne de valeur, de la production de semences aux pratiques alimentaires en passant par le maillon industriel, qui doit évoluer en profondeur. Par exemple, la diversification des cultures, un axe central de toute stratégie de transition, suppose des débouchés pour les cultures de diversification dont la profitabilité se rapproche de celle des cultures dominantes (blé, maïs, colza), ce qui suppose, en retour, une demande suffisante et des filières structurées. Pourtant, l’essentiel des efforts de transition du secteur, encouragés ou imposés par les politiques agricoles, repose à ce jour sur le maillon des fermes. Et cela n'a pas été accompagné jusqu'à présent d'une évolution symétrique des politiques agro-industrielles (amont comme aval), qui souffrent d’un désintérêt chronique, ni des politiques alimentaires, où les options de régulation commencent à peine à être discutées1 . Pour engager les chefs d’exploitation dans la transition, c’est donc bien une discussion sur les conditions économiques qu’il s’agit d’engager, discussion qui renvoi aux évolutions de la demande alimentaire comme à la structuration des filières. 

Reconnaître la nécessité de mieux considérer les enjeux économiques ne doit cependant pas faire oublier que les stratégies issues de la déclinaison agricole du Pacte vert européen n’ont eu jusqu’ici que des effets très mesurés sur l’agriculture européenne. Ainsi, la réforme de la PAC actée à l’échelle européenne en 2021 s’est affranchie d’un alignement sur les objectifs du Pacte vert ; les élevages de bovins ont été exclus du champ d’application de la directive sur les émissions industrielles ; le Parlement européen a voté contre la proposition de règlement sur l’usage durable des pesticides ; le projet de loi-cadre sur les systèmes alimentaires durables ainsi que le paquet législatif sur le bien-être animal ont été abandonnés ; le règlement sur la restauration de la nature n’est pas encore entré en vigueur et a été considérablement affaibli. À l’inverse, les rares textes issus du Pacte vert pour lesquels la négociation avance bien sont largement réclamés et attendus par la profession agricole, à savoir un sur les nouvelles techniques génomiques et un autre sur la certification des absorptions de carbone. Aussi, le Pacte Vert ne peut être tenu pour responsable des difficultés rencontrées aujourd’hui. Cette focalisation sur « les règles européennes » tend aussi à laisser penser que le système alimentaire européen serait fonctionnel tel qu’il est et que les orientations portées par le Pacte vert n’ont pas de fondements. 

La situation du monde agricole appelle finalement à une réponse politique forgée d’humilité et ancrée dans le long terme. Il ne s’agit rien moins que de fixer un cap partagé pour l’agriculture et le système alimentaire, au niveau français comme européen (les deux ne pouvant être pensés séparément), afin de bâtir un projet cohérent et lisible, et de sortir d’une gestion au coup par coup des crises agricoles. De telles trajectoires de transition, reposant sur des options sans regret, ont déjà été identifiées dans d’autres secteurs (par exemple, l’électrification des véhicules particuliers dans l’automobile, ou encore la massification des énergies renouvelables), mais font défaut pour le système alimentaire. Il faut pour l’agriculture et l’alimentation des objectifs cohérents, qui font consensus, pour identifier – et finalement réunir – les conditions de marché qui assureront la viabilité économique des changements envisagés.

L’opportunité du « dialogue stratégique » européen qui s’ouvre 

Ce 25 janvier 2024 s’ouvre justement au niveau européen un dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture et de l’alimentation : il devra servir à esquisser ce cap. Dans cette perspective, on peut identifier au moins trois conditions de réussite :

  • La première renvoie à la nécessité, pour l’ensemble des parties prenantes, de prendre au sérieux conjointement les réalités physiques au cœur de la transition (volumes, surfaces, rendements, émissions de GES, chocs climatiques, santé des sols, disponibilité en eau) et les conditions sociales mais surtout économiques de son déploiement. Cette condition est clé pour aboutir à des solutions concrètes compatibles avec les objectifs de neutralité carbone, de préservation des ressources naturelles et de restauration de la biodiversité, et qui soient en parallèle porteuses de nouvelles sources de revenu pour les agriculteurs. Pour ce faire, le débat doit assumer que la transition agroécologique induit une réduction des volumes de certaines productions et par conséquent, penser les garde-fous requis pour éviter que ces baisses ne se traduisent par une hausse des importations, en jouant notamment sur le rééquilibrage protéique dans l’assiette.
     
  • La deuxième condition renvoie à l’obligation d’assurer des débouchés politiques aux compromis qui se forgeront entre parties prenantes. L’exemple de la Commission sur le futur de l’agriculture en Allemagne nous le rappelle de manière forte. Cette commission, installée en 2020 par Angela Merkel à la suite de manifestations importantes, a livré en 2021 un rapport co-signé par l’ensemble des acteurs agricoles et alimentaires allemands, esquissant différentes trajectoires – toutes ambitieuses – visant à « améliorer substantiellement la durabilité environnementale du système agro-alimentaire allemand, assurer sa viabilité économique dans le temps et éviter la délocalisation de la production dans des régions disposant de standards sociaux et environnementaux moins contraignants, que ce soit au sein de l’UE ou au-delà »2 . Cependant, l’arrivée au pouvoir de la coalition des sociaux-démocrates, verts et libéraux n’a pas permis de traduire politiquement les recommandations du rapport. Les acteurs syndicaux, qui avaient engagé leur capital politique dans cette discussion, s’en sont retrouvés fortement affaiblis ; la mobilisation actuelle est pour partie la conséquence de ce manque de suivi.
     
  • La troisième condition de succès consiste à se prémunir d’une instrumentalisation politique de ce qui se discute au sein et autour du dialogue, tant qu’il ne sera pas parvenu à son terme.

Précisons pour finir que le dialogue stratégique conduit au niveau européen ne pourra s’auto-suffire. Des réponses rapides et concrètes de sortie de crise seront inéluctables. Mais ces dernières ne résoudront pas les problèmes structurels de l’agriculture. Les acteurs de l’ensemble des chaînes de valeur alimentaires doivent se donner rendez-vous, une fois le calme retrouvé, pour en tirer les conséquences au niveau national, dans le cadre ce qui pourrait ressembler à un débat sur la transition agricole et alimentaire, dont le succès sera tout autant subordonné à la réunion des trois conditions préalablement listées. Le débat national sur la transition énergétique, mené entre 2012 et 2013, illustre la fécondité d’une telle approche.