Le monde agricole traverse une crise profonde, déclenchée notamment par un sentiment de trop-plein de contraintes et de normes environnementales, qui s’ancre dans des problématiques structurelles de revenu et de reconnaissance. Le secteur bio n’échappe pas à la crise : en croissance continue depuis 2010, il connaît un déclin soutenu, tant en valeur qu'en volume, depuis 2021 en France. L'explication principale de cette contraction serait la chute de la demande, elle-même due à différents facteurs socio-économiques (perte de confiance, hausse des prix, offre insuffisante, etc.). C'est pourquoi le gouvernement a choisi d'agir sur la demande de bio selon deux logiques : développer certains débouchés, et mieux informer le consommateur. Cette réponse ignore d’autres dimensions pourtant centrales pour affiner le diagnostic et proposer des solutions de sortie de crise. Sur la base du concept d'environnements alimentaires, ce billet de blog suggère des pistes de réflexion en ce sens, utiles plus largement pour la mise en œuvre de la transition agroécologique. 

Le consom’acteur : un logiciel daté qui montre ses limites avec la crise du secteur bio

Le marché bio a explosé depuis 2010, passant de 3,7 milliards d’euros à 13,2 milliards en 20201 . Cette hausse soutenue s’est inversée dès 2021 avec une baisse de 1,3 % en valeur. Un déclin accéléré en 2022 (-4,6 % en valeur)2 , et poursuivi au premier semestre 2023, où la part de bio dans les ventes alimentaires a baissé de 2,7 % en valeur, et de l’ordre de 10 % en volume3 . Comment comprendre cette crise ? En 2022, la Cour des comptes publiait un rapport analysant le soutien à l’agriculture et l’alimentation biologiques, et concluait à son insuffisance. Concernant le volet demande, la Cour soulignait plusieurs faiblesses de l’action publique : un manque de lisibilité des labels ; la concurrence de labels aux cahiers des charges moins exigeants ; un déficit de communication sur les bénéfices en termes de santé et environnement ; un objectif de 20 % de l’offre en bio assignés à la restauration collective publique sans réel accompagnement ou suivi. 

Cette lecture majoritaire des problèmes du secteur bio repose sur un postulat en partie erroné (Iddri, 2023) : les achats des consommateurs-citoyens (ou « consom’acteurs ») évolueront vers plus de durabilité si on leur donne à voir les bénéfices d’une telle consommation. Dans ce cadre, l’État doit sensibiliser les consommateurs par l’éducation (à ce titre, la restauration collective est vue comme un nouveau débouché pour le bio, mais aussi un levier d’éducation) et l’information (campagnes de communication, affichages nutritionnel et environnemental, label) pour les mener à faire les « bons » choix. En parallèle, les actions des pouvoirs publics qui visent l’évolution de l’offre sont plus discrètes : ce sont majoritairement des dispositifs volontaires, flous, sous-financés, ou qui touchent des lieux d’approvisionnement très spécifiques qui ne représentent pas la majorité des ventes (cantines, aide alimentaire, établissements de santé, etc.). La puissance publique compte ainsi sur le monde agricole d’un côté, et les consommateurs de l’autre, pour réaliser la transition, sans pour autant aligner le reste du système agri-alimentaire, pourtant structurant, sur les mêmes objectifs.

La crise actuelle du secteur bio montre les limites de cette politique mise en œuvre depuis 2010 avec le premier Programme national pour l’alimentation, et prolongée dans les plans sectoriels (comme le plan Ambition Bio 2022), qui ont échoué à ancrer le bio dans les quotidiens. 

L’inflation et la baisse de confiance : des clés de lecture fondées mais partielles

Ce qui revient le plus souvent dans les analyses de la crise du secteur bio est le facteur « inflation ». Selon cette approche, la hausse des prix (notamment alimentaires) a fait que les ménages ont choisi de rogner sur les dépenses pour lesquelles une alternative à moindre prix était possible : produits de marque, produits à mention valorisante. Une « descente en gamme », couplée à une baisse des achats en volume, dont le bio ferait les frais.

À cela s’ajoute la baisse de « confiance » dans le label bio et le manque d’information. En parallèle, la multiplication des produits dont la promesse est claire (« sans pesticides », « local », etc.) et le positionnement prix plus accessible semble détourner l’intérêt des consommateurs4

Ces explications sont étayées par les déclarations des consommateurs : le problème du prix est le premier cité pour expliquer la réduction de la consommation de bio, suivi de la préférence pour d’autres produits (de saison, locaux) et le manque de confiance dans le label. Toutefois, la sensibilité aux enjeux environnementaux et de santé, comme le souhait de trouver davantage de produits bio en magasin ou encore d’en consommer davantage5 , ne faiblit pas. 

Changer de logiciel : une première étape pour changer l’action publique en profondeur et viser efficacité et équité

Aux deux premiers facteurs conjoncturels (prix, et déficit d’information/confiance) s’ajoute le déréférencement des produits bio par les enseignes de grande distribution (-10,7 % en août 2023 sur un an)6 . Et d’autres explications, de nature structurelle, émergent : le différentiel de prix par rapport au conventionnel ; les marges des distributeurs et/ou le manque de transparence des distributeurs et des industriels de l’agroalimentaire sur les prix du bio ; le déficit d’offre bio dans certains circuits de vente (restaurants) ; l’absence de ressources économiques suffisantes pour certains groupes sociaux ; le besoin de faire changer le regard sur le bio, etc.7 Incluant ces dimensions économiques (ex : prix), physiques (ex : place en magasin), socio-culturelles (ex : image) et cognitives (ex : confiance), c’est un ensemble d’« environnements alimentaires » qui influe sur les achats de bio, et qui, en l’occurrence, n’ont pas permis aux pratiques d’achat d’évoluer de manière pérenne.

Ainsi, passer d’une approche « consom’acteur » à une approche par les « environnements alimentaires » permet d’acquérir une compréhension plus fine des problèmes que traverse le secteur bio (Figure 1). La diffusion de cette approche scientifique qui découpe les facteurs d’influence sur les pratiques de consommation en quatre dimensions est pertinente pour l’action publique (Iddri, 2023) : elle offre un logiciel pratique et utile, alternatif au paradigme du consom’acteur, sur lequel fonder son action, en ce qu’elle reflète mieux ce qui détermine concrètement les pratiques d’achat. 

Blog Bio Figure 1 FR

Aujourd’hui, la réponse de l’État se concentre sur l’inflation et le déficit d’information, mais une ouverture existe. En effet, les annonces en 2023 démontrent la prégnance de la logique du consom’acteur (3,5 M€ débloqués pour deux campagnes de communication) tout en annonçant une évolution vers la prise en compte plus complète des enjeux : « appel à la transparence » au sujet des marges de la grande distribution ; mobilisation du programme européen « fruit et légumes à l’école8 ». De la même manière, la Cour des Comptes se concentre dans ses recommandations sur les moyens de « mieux éclairer les choix des citoyens et des consommateurs », mais innove en mettant sur la table la transparence des marges en grande distribution et en proposant un encadrement des prix sur les produits bio ; sujet que le Sénat a également pointé dans un rapport en 2020.

Il s’agit désormais de confirmer ce changement de cap, et de renforcer significativement l’action publique en matière d’alimentation. Nous faisons des propositions en ce sens (Iddri, 2023), et décrivons en Figure 2 des pistes spécifiques au secteur bio. 

Blog Bio Figure 2 FREnfin, agir sur les environnements alimentaires en lien avec les préoccupations autour de l’alimentation et les orientations de la transition agricole pourrait permettre de répondre à deux types de frustrations qui s’expriment en ces temps de crise alimentaire et agricole. Celle des consommateurs qui ne peuvent pas accéder à certaines consommations ; et celle du monde agricole pour lequel les attentes (notamment environnementales) qui pèsent sur lui ne se traduisent pas par l’assurance de vivre mieux en l’absence de débouchés suffisants pour les productions de qualité.