Tirée par la hausse rapide du prix du gaz naturel, la crise des prix des énergies entamée dès septembre 2021 et renforcée par la guerre en Ukraine a engendré une inflation sans précédent des prix sur le marché de gros de l’électricité en Europe. Face à cette crise, de nombreuses voix se sont élevées pour exiger une évolution de la régulation et de l’architecture du marché électrique européen, tenues en partie responsable de la situation actuelle. 

Le sens d’une telle réforme du marché reste néanmoins à préciser, et résulte nécessairement d’un compromis entre différents objectifs et enjeux affectant la transition du système électrique : la gestion des impacts de la crise pour les consommateurs, le maintien de la sécurité d’approvisionnement à court (hiver 2022-2023) et plus long terme et l’accélération de la transition bas-carbone, seul levier permettant de réduire durablement la dépendance aux énergies fossiles en général, et aux importations depuis la Russie en particulier

Au-delà de la discussion européenne, ces enjeux revêtent une importance particulière dans le contexte français, alors que la question de la trajectoire de transition du système électrique sera au cœur des débats de la révision de la stratégie nationale et de la loi de programmation énergie-climat à venir. 

Une crise des prix qui s’installe durablement

Premier constat, confirmé par la Commission européenne dans sa récente communication sur les interventions sur le marché de l’énergie à court terme et sur les améliorations de l’architecture du marché électrique à long terme : la crise s’installe dans la durée. Alors qu’une grande partie des observateurs et décideurs politiques espéraient initialement un retour à la normale après l’hiver 2021, la guerre en Ukraine et la volonté de réduire au plus vite la dépendance aux énergies fossiles russes en ont décidé autrement. Selon l’analyse de la Commission, les prix de marché du gaz naturel et de l’électricité devraient ainsi rester à des niveaux nettement plus élevés que la tendance historique au moins jusqu’en 2025. Ceci implique de repenser la gestion de la crise, certaines mesures politiques pouvant être adaptées sur une durée de quelques mois, mais plus difficilement soutenables sur plusieurs années. 

Le marché électrique au cœur du débat  

En raison de la vitesse à laquelle la hausse des prix du gaz s’est diffusée sur le marché de gros de l’électricité, de nombreux observateurs et décideurs politiques ont évoqué de potentiels « dysfonctionnements » de ce marché et le besoin urgent de le réformer. Une position soutenue par le gouvernement français, jugeant que cette situation était particulièrement « injuste » compte tenu du rôle très marginal (moins de 7 % de la production totale en 2021) des centrales à gaz dans le mix électrique national. 

Et pourtant, dans son rapport final sur l’analyse de l’architecture du marché de gros de l’électricité en Europe, l’Agence européenne pour la coopération des régulateurs de l’énergie (ACER) reste catégorique : « la crise de l’énergie actuelle est par essence un choc des prix du gaz naturel, qui impacte également les prix de l’électricité […] ACER considère que l’architecture du marché électrique ne peut être tenue responsable de la crise actuelle. Au contraire, les règles de marché existantes ont dans une certaine mesure aidé à atténuer la crise actuelle. »1  

Dépasser la controverse grâce à une vision pragmatique

Dans le cadre de la stratégie RePowerEU, et plus particulièrement de la communication sur le marché de l’énergie, la Commission européenne propose un compromis pour concilier ces postures antagonistes en combinant deux approches : 

  1. des interventions sur le marché sont légitimes et nécessaires à court terme pour limiter les impacts de la crise des prix en ciblant les consommateurs les plus vulnérables et en favorisant la redistribution entre perdants et gagnants de la crise, notamment en limitant les rentes excessives (effets d’aubaine) des producteurs d’électricité autres que les centrales à gaz ; 
  2. à moyen terme, une réforme de l’architecture du marché électrique doit être envisagée : mais celle-ci devrait avant tout répondre aux défis posés par les transformations structurelles associées à la transition bas-carbone, comme le précisait récemment la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. 

Adapter le marché électrique aux défis de la transition bas-carbone

Ce dernier point semble particulièrement critique pour l’avenir du marché de l’électricité : à l’horizon 2030, les énergies renouvelables devraient représenter plus de 60 % du mix électrique européen, contre 37 % en 2021. Au total, plus de 40 % du mix devraient être assurés par des sources à production variable et coût marginal nul que sont l’éolien et le solaire. 

Cette transition pose par conséquent plusieurs défis qui devront intégrer la réflexion sur l’évolution de l’architecture et de la régulation du marché de l’électricité.

  • En premier lieu, en ce qui concerne le déploiement et l’intégration des différentes solutions de flexibilité du côté de l’offre (optimisation du mix, infrastructures réseaux, intégration entre vecteurs énergétiques, stockage) et de la demande (effacements, pilotage) pour garantir la sécurité d’approvisionnement à tout moment.
  • En second lieu, la gestion des signaux-prix : avec d’un côté des acteurs de marché qui auront besoin de prix extrêmement volatiles pour optimiser le système à court terme ; et de l’autre côté, un besoin d’un signal-prix stable à plus long terme pour accélérer les investissements et réduire les coûts de financement, notamment via une multiplication des contrats à long terme entre acteurs de marché (power purchase agreement) ou garantis par la puissance publique.  
  • En troisième lieu, le besoin de définir l’exposition à la volatilité du signal-prix pour différentes catégories de consommateurs, autour d’un équilibre délicat : réduire l’exposition à des prix trop volatiles peut être souhaitable d’un point de vue social et économique (notamment pour les ménages), mais réduit également la propension des acteurs à ajuster leurs comportements en fonction du signal-prix.
  • Une meilleure prise en compte des infrastructures réseaux dans le fonctionnement du marché, ces dernières représentant le premier potentiel de flexibilité à l’échelle européenne. Comme le signale la Commission européenne, cela pourrait éventuellement impliquer une transition progressive vers un système de marché fondé sur une approche nodale, permettant d’intégrer les contraintes réseaux dans la formation des prix et des décisions de localisation des nouvelles infrastructures de production. 

Quels enjeux spécifiques pour la France ?

Comme souvent en matière d’énergie, l’exception française se confirme, y compris en situation de crise. Trois questions semblent particulièrement importantes à considérer dans le contexte actuel : 

  • la gestion des contraintes pesant sur la sécurité d’approvisionnement pour l’hiver prochain, alors que le gestionnaire du réseau de transport d’électricité (RTE) a placé la France en situation de « vigilance particulière » jusqu’en 2024 ;
  • la gestion des impacts de la crise pour les consommateurs, qui pose en filigrane la question de la gestion de la « rente nucléaire », enjeu formulé ainsi dans beaucoup des débats sur le marché électrique, et plus largement de l’évolution du service public de l’énergie dans un contexte en mutation ;
  • l’élaboration d’une vision stratégique de la transition du système électrique français, avec comme condition première la nécessité à apaiser un débat polarisé à l’extrême autour d’une opposition entre « nucléaire » et « énergies renouvelables » qui doit à tout prix être dépassée, au vu de l’urgence et des défis que nous connaissons.  

Assurer la sécurité d’approvisionnement face à une tempête parfaite

Alors que la majorité des observateurs européens sont avant tout concernés par la sécurité d’approvisionnement en gaz pour l’hiver prochain, la question pourrait se poser de façon encore plus aiguë pour l’électricité en France, différents facteurs pouvant conduire à une « tempête parfaite ». 

Tout d’abord en ce qui concerne les incertitudes sur la disponibilité du parc nucléaire, en raison des multiples arrêts pour maintenance, visites décennales et plus récemment l’analyse des problèmes de corrosion et des risques associés. Actuellement (mai 2022), la moitié du parc (27 réacteurs sur un total de 56) sont à l’arrêt, avec une puissance disponible qui atteint en moyenne 30 GW depuis le mois d’avril (pour une puissance installée de 61,4 GW). Une grande partie des réacteurs devraient être remis en service pour l’hiver prochain, mais les capacités disponibles pour l’hiver restent incertaines à ce stade, ce qui a conduit le groupe EDF à revoir son estimation de production à la baisse à deux reprises2 .

En second lieu, en ce qui concerne la baisse des capacités thermiques fossiles (fioul, charbon, gaz) engagée depuis des années, et qui devrait atteindre son apogée cette année avec la fermeture prévue des dernières centrales à charbon. Les tensions exceptionnelles pourraient néanmoins conduire le gouvernement à intégrer une partie des centrales à charbon dans une réserve stratégique, au même titre que ce que font ou prévoient de faire d’autres pays européens. 

En troisième lieu, en raison du retard structurel en matière de développement des énergies renouvelables, la France restant le seul pays à ne pas avoir atteint son objectif national pour 2020 au sein de l’Union européenne et accusant un retard important sur les principales filières électriques. 

Puissance installée et objectifs de la PPE pour les principales filières d’électricité renouvelable

Source : Iddri, Données SDES (2021)

Pour se convaincre de l’importance des tensions qui pèsent sur la sécurité d’approvisionnement français au-delà de la seule crise ukrainienne pour l’hiver prochain, il suffit de regarder les prix des produits à terme : à la fin du mois de mai 2022, l’électricité en base pour des livraisons au dernier trimestre 2022 et au premier trimestre 2023 s’échangeait à des prix compris entre 470 et 530 euros le MWh sur le marché français, contre 255 à 292 euros sur les marchés allemands et italiens. . 

Prix de l’électricité en base pour l’hiver 2022-2023 sur les marchés français, italien et allemand au 31 mai 2022

Source : Iddri, données Colombus Consulting 

Quel avenir pour le service public de l’énergie dans un contexte en mutation rapide ? 

Le second enjeu renvoie à l’urgence sociale et économique et à la gestion politique des impacts de la crise. Afin de protéger au maximum les consommateurs, le gouvernement a fait un choix radical : le blocage des prix, au moins jusqu’à la fin 2022. Cette solution présente des faiblesses bien identifiées : particulièrement coûteuse, elle est également socialement injuste, le niveau de soutien n’étant pas du tout ciblé en fonction des besoins réels des acteurs. Mais elle a le mérite de freiner en partie la hausse du taux d’inflation, en comparaison avec nos pays voisins. 


 

Source : Ouest France 31/05/2022

La mise en œuvre de cette mesure a catapulté sur le devant de la scène un autre débat particulièrement polarisant et pourtant essentiel : quelle gestion et quelle répartition de la « rente » du nucléaire historique entre le producteur historique, les consommateurs et d’autres acteurs ? Quel sens ou non-sens à faire bénéficier les fournisseurs alternatifs (et surtout leurs clients) de cette rente via le mécanisme de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH) ? Et quelle surveillance pour éviter les abus éventuels ? 

Sur ce point, la crise actuelle a le mérite de relancer un débat essentiel sur la révision de l’ARENH, en termes de fonctionnement, valorisation et volume. Ce débat a notamment été alimenté par la récente proposition de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) d’augmenter le volume de l’ARENH pour le porter de 120 à 130 TWh en 2023, tout en revalorisant le prix à 49,50 euros, une demande justifiée et pourtant « oubliée » depuis 2012, en dépit des recommandations antérieures de la CRE. 

De l’autre côté, l’intersyndicale de l’énergie a déposé un recours en annulation (rejeté) devant le Conseil d’État pour protester contre la spoliation d’EDF, estimant qu’on sacrifiait l’entreprise publique sur l’autel de la libéralisation du marché. 

Dans ce débat, le coût des mesures de réponse à la crise pour EDF (estimé à 10,6 milliards d’euros au total3 ) est souvent associé à la « libéralisation du marché ». Alors que ce coût représente au contraire un choix politique fort en lien avec le service public de l’énergie et la volonté de limiter l’impact de la hausse des prix pour tous les consommateurs. Coût qui aurait d’ailleurs été quasi identique si EDF était en monopole de fourniture pour l’ensemble des consommateurs.

Les tensions palpables autour de ces enjeux témoignent donc de l’urgence à engager rapidement un débat public plus large. Celui-ci devrait porter non seulement sur la gestion de la « rente nucléaire » historique à court et moyen terme en préparant le « post-ARENH » (2025). Mais plus largement sur l’avenir du service public de l’énergie dans un contexte de crises et de transition. 

Tenir un débat apaisé sur la vision stratégique pour la transition du système électrique français

Enfin, cette réflexion sur l’avenir du service public de l’énergie à la Française ne peut faire sens qu’à condition de clarifier la vision stratégique sur l’avenir du système électrique français. Le processus de révision de la stratégie nationale bas-carbone (SNBC) et de la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) fournit le support pour cette vision stratégique. Et prévoit par ailleurs d’importants temps de débat public et de concertation, sous la supervision de la Commission nationale du débat public.

Sur la question électrique, le succès de cet exercice dépendra en grande partie de la capacité à dépassionner un débat particulièrement polarisé et idéologique aujourd’hui. Ce qui présuppose en premier lieu d’arriver à construire un socle commun et une compréhension commune des principaux enjeux et des éléments de cadrage qui s’imposent aujourd’hui, indépendamment des postures individuelles. Cela implique également d’arriver à cartographier plus finement les principales controverses politiques. Non pour organiser une confrontation de points de vue antagonistes visant à décrédibiliser l’autre sans réel échange, mais bien pour identifier ensemble les pistes permettant de les dépasser. 

En acceptant notamment que les énergies renouvelables et le nucléaire feront tous partie du mix électrique français à moyen terme. Et qu’à ce titre, la gestion de la variabilité du solaire et de l’éolien, l’enjeu de l’approvisionnement en terres et métaux rares, la gestion des déchets nucléaires, du grand carénage, et du démantèlement, ne représentent pas des « faiblesses » d’une vision idéologique opposée à la nôtre, mais bien des défis auxquels il faudra trouver des solutions opérationnelles, et collectives. 

  • 1 Traduction réalisée par l’auteur.
  • 2 Le communiqué d’EDF du 18 mai 2022 indique une estimation de 280 à 300 TWh de production d’électricité nucléaire pour 2022, contre 361 TWh pour 2021 (soit une réduction de 17 à 23 %).
  • 3 On peut d’ailleurs noter que l’extension de l’ARENH ne représente qu’environ 4 milliards de ce total, qui intègre en grande partie le coût de la réplication du même tarif pour le portefeuille de fourniture du groupe, le gel des marges sur le tarif réglementé et le report de la hausse tarifaire.