Les scientifiques sont particulièrement exposés dans la crise sanitaire actuelle, où les gouvernements recourent à leur avis pour consolider leurs décisions. Ainsi convoqués comme experts, également par les médias, ils se trouvent à la fois mis en responsabilité collective, comme c’est le cas des conseils scientifiques mobilisés autour du gouvernement français, et exposés individuellement. Ils constituent aussi un phare, auquel on peut se référer pour se construire, progressivement, en tant que citoyen, une compréhension de la situation. Le rôle de la science au sein de la société et vis-à-vis des arbitrages politiques majeurs devant être opérés est ainsi extrêmement actif, dans diverses configurations, et soumis à des pressions multiples. Quelles questions cette situation pose-t-elle, pendant la crise ? Et que peut-on anticiper comme conséquences à plus long terme pour la relation entre science et politique ?
Climat et biodiversité : un rôle de plus en plus actif et assumé de la science, sans se substituer au politique
2015 avait marqué un moment clé pour beaucoup de scientifiques spécialistes du climat : passer de l’ère de l’alerte à celle des solutions. Les trois rapports spéciaux du Giec publiés en 2018-2019 (sur les scénarios permettant de limiter l’augmentation de la température moyenne du globe à +1,5°C ; sur l’océan et la cryosphère ; sur les terres) et le rapport d’évaluation mondiale de l’IPBES sur l’état de la biodiversité mondiale ont confirmé cette évolution. Ce faisant, la dimension politique de la parole des scientifiques est devenue évidente. Toutefois, le mot clé des institutions crées pour l’interface entre science et politique à l’échelle mondiale comme le Giec ou l’IPBES reste inchangé : policy relevant, but not policy prescriptive, soit donner à voir les arbitrages inévitables (entre les risques de l’inaction et le coût de l’action, par exemple), mais sans faire le choix à la place des représentants légitimes.
Pour autant, il ne s’agit pas de renvoyer les scientifiques à une forme de neutralité. La découverte d’écosystèmes inconnus vaut mise à l’agenda de leurs besoins de protection et revêt ainsi un caractère éminemment politique, tout comme les injonctions à agir de Greta Thunberg aux acteurs politiques, les mouvements de jeunes, d’Extinction Rebellion et des scientifiques eux-mêmes, appelant à la désobéissance civile, s’appuient avant tout sur la science. Dans une perspective de long terme, les sciences citoyennes, par une construction participative dans diverses configurations (recueil de données, définition de la démarche scientifique, diffusion des savoirs), contribuent également à construire la science à l’interface de la société et de la décision (politique).
Ce qui semblait être ainsi progressivement en train de se construire autour du climat et de la biodiversité, c’est une familiarité, une habitude de fréquentation entre scientifiques, politiques et citoyens. Cette habitude avait permis d’appréhender les rôles politiques de la science au service d’une clarification dynamique de ce qu’on sait et de ce qu’on ne sait pas. C’est tout l’esprit du principe de précaution : une incitation à agir tout de suite, et une injonction à davantage de recherche, pour continuer à explorer et comprendre. Cette familiarisation, bien que parfois tendue, notamment en raison de l’insuffisante capacité d’action collective face aux résultats scientifiques, portait en germes une meilleure compréhension des rôles et des postures possibles des scientifiques dans nos sociétés en train de se débattre avec des transformations d’échelle planétaire.
Les scientifiques dans la société : une position ambiguë, que la crise vient percuter
Dans une perspective plus large que celle du champ environnemental et climatique, les scientifiques jouissaient d’une position particulièrement ambiguë dans la perception des citoyens : à la fois dignes de confiance, dans une ambiance générale de très forte défiance vis-à-vis des institutions ; et quasiment incapables de faire entendre la singularité de leur voix, faite de méthode et de transparence, dans le tourbillon permanent d’informations et de données, dont certaines non référencées ou manipulées, accélérées par les réseaux sociaux.
Dans ce contexte, la crise sanitaire actuelle et sa gestion mettent soudainement sous le feu des projecteurs le fonctionnement de l’expertise scientifique, dans une posture assez nettement en contraste avec ce qui s’était construit autour des enjeux environnementaux et climatiques, ce qui ouvre au moins trois types de questionnements.
La première question est très bien illustrée par la posture de l’expertise médicale telle qu’elle est mobilisée par les pouvoirs publics, dans un rôle classique de conseil du décideur politique (cf. conseil scientifique autour du Président de la République française). Rassurante par sa collégialité, gage d’un pluralisme indispensable pour la qualité de l’expertise, et indépendante de la décision politique et de sa responsabilité finale, cette figure qui permet de consolider une autorité nécessaire pour avancer en temps de crise interfère cependant inévitablement avec deux autres enjeux. D’abord, le processus dynamique de la science au travail, en train de se faire, avec toutes les difficultés de données imparfaites et dont le recueil lui-même est évolutif, et les tensions entre démarche empirique sans dispositif expérimental optimal et nécessité d’une validation scientifique (cf. activités du Pr Raoult sur la chloroquine). Ensuite, les risques qu’il y a, dans le feu de la gestion d’une crise extrêmement rapide, à exclure les profanes, les usagers des services de santé, les malades, et les citoyens, de la construction de l’expertise scientifique elle-même ; il sera essentiel que l’expertise d’usage des citoyens, tous directement concernés par cette crise, même au-delà des malades, retrouve également une place, notamment pour anticiper et évaluer l’impact des mesures de gestion de crise sur nos vies, également pour ne pas (re)donner l’image d’une expertise déconnectée de la société.
La deuxième question a trait aux savoirs mobilisés en matière économique, et plus largement à la capacité d’évaluation ex-ante et ex-post, des impacts de la crise et des mesures prises, et la crédibilité de ces évaluations, indispensables et pourtant extrêmement incertaines. En outre, la science aura fort à faire pour se dépêtrer de tentatives de tirer la couverture à soi sur un mode nationaliste, qu’on voit déjà émerger aujourd’hui. Les institutions internationales de la science (la communauté académique et ses revues, ses conférences) et de l’expertise (autour de l’OMS, par exemple) ont pour fonction de s’assurer d’une objectivation la meilleure possible, mais il faudra veiller à leur garantir les moyens de cette indépendance.
Le troisième questionnement provient du rôle assigné aux écologues, invités par les médias à aider les citoyens à comprendre les causes très complexes d’une crise sanitaire ancrée dans les relations de l’humanité avec les autres compartiments du vivant. Il est indispensable, mais c’est un défi énorme, d’écouter les communautés scientifiques dans une logique de précaution, alors même qu’elles doivent se livrer à la description d’un écosystème planétaire dont nous ne sommes qu’une infime partie et dont notre connaissance, en progression incroyablement rapide, reste cependant encore extrêmement partielle. L'écologie scientifique a néanmoins toute sa place, aux côtés de la virologie, de la microbiologie, de l'épidémiologie, de la géographie et d'autres disciplines dans les travaux scientifiques menées par des équipes pluridisciplinaires et publiées dans les revues les plus réputées. Elle avait très bien documenté des liens de causalité entre dynamiques écologiques et risques de pandémies. L’écologie scientifique en lien avec la médecine a développé le concept de « santé planétaire » (One Health) pour unifier les enjeux de santé des écosystèmes, de santé vétérinaire et de santé humaine : ce faisant, elle bouleverse de fait l’arrangement non seulement de ces disciplines scientifiques entre elles, mais aussi les formes d’organisation dans nos sociétés, et nous n’avions pas encore pu en prendre la mesure ni agir en conséquence. Nous sommes désormais en train de réfléchir aux changements qu’il nous faudrait opérer dans les systèmes d’élevage industriel, dans notre relation à la faune sauvage et aux échanges internationaux, notamment, et il faudrait que tout cela soit piloté par une vision stratégique unificatrice. Nous sommes bien loin d’un tel dispositif et, surtout, loin de savoir interagir avec les communautés scientifiques pour pouvoir avoir ensemble, citoyens et politiques et scientifiques, les yeux grands ouverts sur notre planète et sur ce qu’on ne sait pas qu’on ne sait pas encore.
Ces trois questions vont jouer ensemble sur les relations entre nos sociétés, nos scientifiques et nos politiques, et la combinatoire de leurs effets peut donner le vertige. La capacité de coopération à l’échelle mondiale entre les communautés scientifiques, exceptionnellement visible en matière médicale en ce moment, mais tout aussi vivace en matière de climat et de biodiversité, constitue une ressource clé pour que les institutions scientifiques et les chercheurs puissent trouver leur rôle dans ces moments de bouleversements. Beaucoup appellent1 à construire ou mandater des institutions d’expertise scientifique pour définir explicitement ces interfaces et s’assurer que leur mandat est porteur d’une réponse stratégique à chacune des questions soulevées ici. C’est effectivement essentiel, comme on le voit avec le Giec ou l’IPBES. Mais les relations entre sciences, politiques et sociétés se construisent aussi dans les interstices et les interactions individuelles, et cela supposera une attention permanente de chacun de ces acteurs.
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