Au plein cœur de la crise, l’Europe est en état de choc. L’Italie, l’Espagne et la France, notamment, font l’expérience d’une tristesse extrêmement profonde et d’un sentiment d’impuissance à venir en aide aux plus vulnérables, et notamment aux plus âgés dans nos sociétés, malgré des systèmes de santé et de protection sociale qu’on pourrait considérer en général comme mieux dotés et mieux organisés que dans d’autres régions du monde. Ce profond désarroi moral dépasse la question de la plus ou moins grande efficacité de gestion de la crise par différents gouvernements, et dépasse également la remise en cause des politiques qui ont fragilisé ces systèmes sociaux, même si ces deux questions resteront tout à fait légitimes au moment de tirer les leçons de la crise. L’extrême vulnérabilité des plus fragiles fait irruption dans nos vies et dans le débat public des pays industrialisés. Au moment où la communauté internationale s’organise, quelles réponses attendre du G20 et de l’Union européenne ?
Faut-il un nouveau contrat social ?
En Asie, les pays qui semblent avoir le mieux fait face à la crise sont ceux qui ont déjà vécu profondément l’expérience de cet impératif moral lors de crises sanitaires précédentes. Mais dans un monde de demain où de telles crises risquent d’être récurrentes, le fait que certains des pays les mieux dotés en ressources n’aient pas de solutions à toute épreuve pour les plus vulnérables interroge sur les fondements mêmes de la stabilité et de la résilience dans nos sociétés.
De plus, pendant que l’Europe est en état de choc, elle ne peut cependant pas fermer les yeux sur les conséquences sanitaires, humaines, sociales et économiques de la crise, qui pourraient être encore bien plus dramatiques et bien plus inégales dans d’autres continents, et particulièrement en Afrique. En regard de ces vulnérabilités existentielles pour les individus comme pour les sociétés, il est indispensable de redonner un sens très profond au contrat social qui nous lie entre citoyens au sein de chaque pays, mais aussi au sein de constructions régionales comme l’Union européenne, et à l’échelle mondiale.
La réponse la plus spontanée pour un think tank travaillant sur le multilatéralisme et le développement durable est de dire que nous avons déjà, formellement, un tel contrat social : c’est l’ensemble des accords trouvés en 2015 dans le cadre de l’ONU, soit l’Accord de Paris sur le climat et les engagements nationaux qui y sont répertoriés ; l’Agenda 2030 pour le développement durable et ses 17 Objectifs de développement durable, auxquels tous les pays de la planète ont souscrit et qu’ils ont promis de prendre comme guide de leur trajectoire de développement ; et l’Agenda d’Addis Abeba sur le financement du développement durable, qui définit notamment les grands principes de solidarité financière entre les pays de la planète.
Formellement et conceptuellement, c’est effectivement le cas. Ces engagements de 2015 donnent à la fois une direction commune, un « projet politique » commun, et des modalités de partenariat et de coopération, à partir des besoins spécifiques de chaque pays. En plus d’enregistrer l’engagement pris par chaque pays à terme de garantir l’accès à des services essentiels, dont la santé, l’éducation, l’eau, l’énergie, ou l’alimentation, les ODD fixent aussi un état souhaité de nos sociétés, moins inégalitaire, et de notre relation à l’environnement. Loin d’être seulement juxtaposés, ces objectifs inter-reliés soulignent en particulier qu’il n’est pas viable de donner accès aux services essentiels, ceux dont nous faisons tous l’expérience concrète de leur impérieuse nécessité, sans traiter les causes profondes de la vulnérabilité, tant en matière d’inégalités sociales que de dégradation du climat et de la biodiversité. C’est pour cette raison qu’ils peuvent à la fois être résumés comme un impératif de transformation profonde de nos sociétés et de nos économies, et comme un projet politique visant à ne laisser personne au bord du chemin (« leave no one behind »).
Démontrer la pertinence des ODD dans la lutte contre les vulnérabilités
Les accords de 2015 sont à la fois très pertinents pour organiser nos partenariats ou nous rappeler nos engagements de solidarité entre pays pendant et après la crise, et pour servir de guide pour la sortie de crise en s’attaquant aux causes structurelles de nos vulnérabilités.
Mais politiquement, le travail de conviction au sein des sociétés n’est pas acquis. Il paraît aujourd’hui impératif de ne pas décréter la pertinence ou l’ardente nécessité de la transformation profonde vers l’atteinte des ODD, mais de la démontrer à partir des préoccupations politiques très vives de nos sociétés qui traversent une crise de nos liens sociaux absolument sans précédent, et à un moment où l’urgence prévaut à juste titre. Les débats politiques, dans différents pays, sont saisis par la prise de conscience des inégalités en matière de vulnérabilité dans nos sociétés (les plus âgés et les personnes dépendantes, mais aussi les plus pauvres dans de nombreux pays, les sans domicile fixe, les réfugiés, etc.) et entre nos sociétés (notamment pour les pays du sud de l’Europe, où les systèmes de santé ont été fortement affaiblis par la crise précédente et les politiques d’austérité qui s’en sont suivi), et demandent qu’on reconstruise les conditions de notre résilience, notamment en matière de chaînes d’approvisionnement.
C’est parce qu’ils visent ensemble à prendre à la racine les causes de ces inégalités en termes de vulnérabilité que les ODD sont d’autant plus pertinents aujourd’hui. C’est en le démontrant concrètement qu’on pourra éviter de faire apparaître l’ambition climatique et des ODD comme une conditionnalité mise pour accéder aux plans de relance, et qu’elle pourra être soutenue politiquement comme une proposition pour préparer l’avenir, répondant aux besoins des sociétés.
En particulier, parmi ces démonstrations concrètes, de nombreuses analyses convergent pour souligner l’importance des liens entre dégradation de la biodiversité et développement des pandémies, mais que devons-nous en déduire précisément sur ce qui doit changer en amont dans nos modèles de développement pour diminuer ce risque sanitaire et notre exposition au risque ? Ne pas l’aggraver par la crise climatique constitue un premier élément de réponse, mais il reste encore à mieux identifier et inventorier un certain nombre de conséquences opérationnelles plus spécifiques (sur nos systèmes agricoles et alimentaires, l’aménagement de l’espace, par exemple).
Quelles réponses internationales aux remises en cause de nos modèles de développement ?
À l’échelle mondiale, la coopération internationale doit sans attendre chercher à coordonner la réponse sanitaire, et économique, à cette crise, en tenant compte tout particulièrement de la situation des pays les plus vulnérables dont l’accès aux financements est limité, sans quoi les déséquilibres macro-économiques majeurs créés par les conséquences de cette crise pourraient durablement entraver leur développement dans les années à venir. Ce sujet doit être mis sur la table dès le sommet extraordinaire du G20 de ce jeudi. Mais cette enceinte, créée comme une force de coordination rapide face aux crises financières, semble aujourd’hui en mal de leadership, tout comme le G7.
De son côté, la Chine apparaît déjà comme en position de leader de facto : parce qu’elle a le rôle de la vigie, capable d’envisager déjà le plan de sortie d’une crise qu’elle a affrontée plus tôt que les autres, et qu’elle semble avoir mieux gérée, raisons pour lesquelles ses décisions seront scrutées avec beaucoup d’attention, mais aussi parce qu’elle répond plus vite que les autres États européens aux demandes de matériel sanitaire des pays touchés comme l’Italie et l’Espagne, et est déjà engagée avec son initiative des Nouvelles Routes de la Soie dans une forme d’intervention dans toutes les régions du monde.
L’Union européenne doit aussi jouer son rôle, et en particulier vis-à-vis de l’Afrique. Même en période de crise intérieure, l’Union européenne doit s’organiser pour avoir une proposition claire à faire à l’Union africaine et ses États membres. Europe et Afrique se cherchaient un agenda pour leur « partenariat entre égaux », et la gestion de la crise et de l'après-crise constituent un moment clé pour tester la capacité de ces deux blocs à nouer un partenariat au plus près de leurs besoins. Publiée par la Commission européenne avant la crise du Covid-19, la proposition de stratégie de l’Union européenne pour l’Afrique mérite d’être analysée (lire le billet de l’Iddri sur ce thème), et la gestion de la crise elle-même constitue une mise à l’épreuve fondamentale de ce partenariat : le Pacte vert prend une nouvelle dimension dans ce contexte de crise, à la fois en tant que projet de transformation structurelle des États membres et de l'UE, et comme horizon de sortie de crise, autant pour l'Europe que pour l'Afrique.
La solidarité au sein de l’Union européenne est elle-même soumise à rude épreuve. Après des démonstrations inquiétantes d’une incapacité à se coordonner et à venir en soutien les uns des autres, les États membres se retrouvent ce jeudi en Conseil européen pour décider d’une action coordonnée. En matière de soutien économique, il est encore difficile de diagnostiquer l’ampleur de la crise et la nature des réponses nécessaires, mais il est urgent de se coordonner. Si un plan de relance économique s’avère nécessaire, il devra tirer les enseignements du plan de relance de 2008, et s’assurer de prendre en compte les causes profondes de la crise. Intégrer plus fortement une dimension sociale, pourrait permettre de diminuer la vulnérabilité des individus et des sociétés. Plus largement, la résilience de nos sociétés et de nos modèles économiques devient un enjeu très concret, et qui a vocation à entrer profondément dans les stratégies économiques des entreprises.
Une nouvelle organisation économique
En termes d’investissements, en plus des manquements révélés par la crise actuelle dans le domaine sanitaire, il y aurait tout à gagner à s’appuyer sur les priorités de la transition écologique pour inventer le monde d’après. La rénovation énergétique des bâtiments, les énergies renouvelables et les réductions des émissions dans les transports contribuent à renforcer la résilience de nos sociétés face aux risques climatiques, mais aussi à l’amélioration de la santé des citoyens. Les convergences sont ici nombreuses. Mais en partant des besoins de réduction des vulnérabilités révélés par cette crise, on voit aussi émerger dans l’organisation matérielle des secteurs économiques et des marchés une remise en cause profonde des priorités données à la réduction des coûts « à tout prix », priorité motivée en général sur le registre de la compétitivité dans une mondialisation fonctionnant en régime relativement stable ; il s’agit de redonner bien plus de priorité à ce qui assure notre résilience collective, dans un monde où l’instabilité liée aux crises doit absolument être intégrée, qu’elle soit d’origine financière comme en 2008, sanitaire ou environnementale.
Cette résilience n’est pas abstraite, elle doit peut se matérialiser dans l’organisation des secteurs, notamment dans la logistique et les chaînes et stratégies d’approvisionnement (sourcing) : diversifier les filières et les sources d’approvisionnements plutôt que rechercher uniquement la spécialisation, la massification et les économies d’échelle ; maintenir la possibilité de s’approvisionner à proximité en cas de rupture des chaînes à distance ; assurer des formes de redondances et de duplication dans les chaînes logistiques (doubler les infrastructures de stockage par exemple). Autant de potentiels surcoûts si on ne prend pas en compte le besoin de résilience, mais qui, dans bien des cas, pourraient amener à des bifurcations des stratégies économiques dans différents secteurs, fortement compatibles avec les transformations nécessaires pour protéger le climat et la biodiversité.