Greenpeace a attaqué le groupe papetier dans les médias, lequel a aussitôt répliqué. Que faut-il retenir de cet affrontement? En cette «Année internationale des forêts 2011», censée célébrer les forêts en général et alerter l’opinion sur le phénomène rampant de la déforestation tropicale en particulier, on assiste à un affrontement spectaculaire par medias interposés. Tout a commencé avec l’offensive de Greenpeace pour dénoncer la dégradation massive des forêts tropicales provoquée par le groupe sino-indonésien Asia Pulp & Paper (APP). L’ONG a fait un coup médiatique en simulant la séparation de Ken et Barbie chez Mattel, cette dernière «accusée» par son compagnon de cautionner ces pratiques destructrices en raison de ses emballages fabriqués à partir des produits APP. Puis ce fut la réplique de l’industriel par la publication quotidienne pendant plusieurs semaines d’encarts publicitaires dans les grands journaux, notamment français, et des visites guidées de journalistes du monde entier sur le terrain pour montrer les efforts de préservation du groupe papetier. Un article récent du Monde est une manifestation parmi d’autres de cette visibilité médiatique. Mais qu’en est-il vraiment, entre les positions certes radicales, mais légitimes, d’une ONG environnementale et la défense non moins légitime a priori d’une multinationale dont le bois représente la matière première essentielle? Ce texte offre des pistes d’analyse pour faire la part des choses dans un débat complexe, et se positionne à partir d’un travail documenté sur le secteur papetier indonésien [1]. Le débat tourne souvent autour de la question de l’illégalité dans l’approvisionnement en bois. Cela me paraît, dans ce cas bien précis, la mauvaise porte d’entrée pour mener l’analyse. Les principaux groupes papetiers opérant en Indonésie (APP est un des deux géants) n’ont que peu de raisons d’aller au-delà de ce qui leur est déjà octroyé légalement, puisque les autorités font preuve d’un grand laxisme, souvent rémunéré. Or des arguments objectifs peuvent être opposés à la plupart de ces décisions prises par les autorités. En effet, si la légalité relève certes toujours d’une convention, en l’occurrence la convention qui sous-tend les décisions relatives au secteur papetier en Indonésie est radicalement différente de ce qui existe dans la plupart des autres pays. Il est par exemple accepté que des forêts primaires soient converties alors que des zones dégradées sont également disponibles, ou encore que des usines se voient octroyées des licences d’expansion alors même que l’approvisionnement durable des capacités existantes n’est pas garanti. Légalité ne rime pas avec durabilité En outre, alors même que la notion de légalité dans ce pays est discutable en raison d’un biais outrageusement en faveur du secteur papetier, l’illégalité est également présente à des degrés divers. À titre d’exemples, nombre de licences d’exploitation forestière sont obtenues par la corruption, et nombre de conditions censées être respectées ne le sont pas: citons notamment la profondeur des tourbières, l’état des forêts soumises à la conversion, la vérification de l’adéquation entre les capacités de transformation industrielle et le développement des plantations. Peut-on vraiment considérer qu’on est dans la légalité, même si les licences existent? On comprend en tous cas que dans ce cas précis, légalité ne rime pas avec durabilité. Un autre aspect primordial concerne le crédit que l’on peut accorder aux promesses d’un groupe qui n’a cessé de tirer sur la corde et de démentir ses propres plans d’action et autres engagements. En 2002, après la catastrophe financière ayant touché le groupe et mis en évidence ses pratiques, APP promettait déjà d'arriver à un approvisionnement durable à partir de plantations industrielles d'acacia et d'eucalyptus en... 2007. Puis ce fut repoussé de quelques années. APP parle maintenant de 2015. Il faudrait être bien naïf pour le croire. Ce qui nous mène au troisième point: que signifie un approvisionnement durable en bois pour la pâte à papier, et peut-on y parvenir? Il est stupéfiant de constater que le groupe se targue d’utiliser 60% de ses besoins en fibres par du bois issu de plantations. Est-ce vraiment un succès dont APP peut se vanter? Rappelons au lecteur que la première usine du groupe, Indah Kiat, a commencé d’opérer en 1984, soit il y a déjà presque trente ans! Soyons clairs: la norme dans le monde pour une usine papetière est de ne produire qu’à partir de bois de plantation, et ce dès sa création. L’Indonésie est un cas unique au monde en termes de production papetière, qui repose sur ce qu’on appelle du Mixed Tropical Hardwood, c’est-à-dire un mélange de bois provenant des forêts naturelles. Ceci explique en partie l’expansion fulgurante de ce secteur en Indonésie, passant du 27e au 8e rang mondial des producteurs de pâte à papier en une décennie (1988-1997). Par une volonté politique (avec toutes les subventions associées) et des coûts de production les plus faibles au monde grâce à cet accès quasi-gratuit au capital naturel du pays. Pourquoi ils n'ont pas investi dans le développement Dans ces conditions, il aurait été plus que légitime d’attendre de ces groupes puissants et privilégiés qu’ils investissent rapidement dans le développement des plantations pour assurer la transition, qui aurait duré quelques années au plus. Ce n’a pas été le cas pour au moins deux raisons. Premièrement, ils ont créé volontairement une irréversibilité économique: les investissements financiers sont énormes de même que les usines installées, l’emploi est important (bien qu’extrêmement faible par unité de capital investi, il est crucial de le comprendre), les dettes doivent être remboursées. Il faut donc permettre la poursuite de la production coûte que coûte. Cette situation créée de manière très consciente et stratégique leur permet d’obtenir un accès toujours renouvelé aux forêts naturelles selon la logique du «too big to fail». Pour le dire clairement, APP est depuis de nombreuses années en position idéale pour négocier auprès des autorités indonésiennes selon une logique de chantage, de même qu’auprès de nombre de créanciers: si vous ne nous permettez pas de continuer à produire à bas coûts via la destruction des forêts naturelles, nous fermons les usines, licencions le personnel et ne remboursons pas les dettes. Deuxièmement, l’ampleur des besoins en fibres pour ces usines géantes (on parle de «mega pulpmills») est telle qu’il faudrait plus d’un million d’hectares de plantations pour satisfaire les besoins d’un seul groupe comme APP (soit un carré de 100 km sur 100 km). Or ceci n’est pas réaliste quand on sait qu’une proportion de plus en plus grande des terres allouées pour développer des plantations sont des tourbières où les arbres poussent difficilement (sans compter les problèmes environnementaux majeurs dus au drainage de ces zones humides), que des conflits éclatent régulièrement quand les populations locales revendiquent leurs droits, et que la logistique correspondante est un défi gigantesque encore jamais relevé (les surfaces qu’il faudrait gérer et planter chaque année sont sans aucune mesure avec ce qui a été accompli par le passé). En 2006, une occasion s’était présentée pour que le groupe se rattrape et montre une réelle volonté de normalisation vers plus de durabilité. Un certain nombre de plantations dites «orphelines» –non liées à des usines papetières– étaient établies à Bornéo et étaient à disposition des principaux groupes papetiers pour se substituer à la destruction de centaines d’hectares de forêts naturelles à Sumatra. Cette chance n’a pas été saisie, puisque ces groupes les ont utilisées pour approvisionner leurs usines… en Chine. En réalité, il faut être bien conscient qu’on a affaire ici à des groupes papetiers dont la liberté de manœuvre en Indonésie est étonnante, et qui ont pris l’habitude de manipuler aussi bien les officiels que leurs comptes. La mise en défaut de paiement d’APP en 2001, correspondant à 13 milliards de dollars, soit le plus grand défaut de paiement d’un groupe privé dans un pays émergent à l’époque, fut largement artificielle. En profitant du contexte de la crise asiatique de la fin des années 1990, le groupe en a profité pour déclarer des pertes, sous prétexte que ses dettes étaient libellées en dollars, alors même que ses coûts de production en monnaie locale bénéficiaient directement de la dévaluation spectaculaire de la roupie. Il est de notoriété publique que ces groupes utilisent une double comptabilité. Le problème de l’opacité de ces comptes n’a jamais pu être résolue, même quand le contexte s’y prêtait avec la mise en défaut de paiement et les pressions des créanciers. Une façon de générer des profit par ailleurs La théorie que je développe et documente dans mon ouvrage suggère de manière contre-intuitive que les usines papetières ne sont que des «véhicules» pour générer des profits par ailleurs, puisque les propriétaires (la famille Widjaja, une des plus riches du pays) possèdent les compagnies d’approvisionnement en fibres, les assurances, les fournisseurs de produits chimiques, d’énergie, les réseaux de distribution, etc. Ainsi, grâce à la technique du «prix de transfert», par ailleurs illégale, les propriétaires s’arrangent pour dégager un maximum de profits dans les compagnies satellitaires –bois, assurances, produits chimiques, etc.– en facturant ces produits et services à un prix bien supérieur au prix de marché. Ils en ont la possibilité parce qu’ils ont le contrôle de toutes ces entités, même si leurs investissements directs sont finalement assez limités. A contrario, ils n’ont pas intérêt à dégager des profits au niveau des usines largement financées par l’emprunt et les marchés internationaux des capitaux. Ainsi, les créanciers n’ont pu récupérer leur mise, guère aidés par l’opacité des comptes, les structures de gouvernance, et la corruption des tribunaux en Indonésie, alors que le contexte du «miracle asiatique» les a convaincus à tort de la rentabilité de leurs investissements au départ. Finalement, la disponibilité des forêts naturelles a non seulement permis l'expansion papetière indonésienne en permettant l’approvisionnement continu des usines, mais l'a aussi justifiée. En effet, cette disponibilité lui a donné une finalité avec la capture de rentes à très grande échelle, grâce à des coûts de production très bas et la pratique généralisée du «prix de transfert» entre les entités du groupe. De plus, le sous-développement des plantations n'a pas été seulement négligé mais aussi instrumentalisé, en procurant aux propriétaires un argument de négociation toujours renouvelé: les plans d’action pour atteindre l’objectif d’approvisionnement durable à partir de plantations sont toujours annoncés –suggérant donc que le problème est en voie de résolution / normalisation– mais jamais respectés. Ces éléments doivent être bien présents à l’esprit si l’on veut se faire une idée de l’avenir, et de la crédibilité des campagnes d’APP ainsi que de celles de Greenpeace. Ceci permet aussi de relativiser les efforts de conservation du groupe, dont la médiatisation relève apparemment plus du «green washing» que d’une volonté de durabilité environnementale. Annoncer à grands renforts d’encarts publicitaires que l’on se soucie de la préservation du tigre de Sumatra en laissant quelques dizaines de milliers d’hectares de forêt sous statut de conservation, alors même que l’on a concouru activement à sa disparition depuis presque trente ans en détruisant près d’un million d’hectares de forêts naturelles souvent primaires, semble relever de l’ironie plus que d’un réel effort. L’analyse approfondie de la structure du groupe, ses pratiques financières et industrielles, ses liens avec les autorités indonésiennes, ses pratiques d’approvisionnement et sa position forte de négociation, convergent tous vers la même conclusion: APP n’a jamais eu et n’aura sans doute jamais la volonté de changer de trajectoire, ce qui fait peser une des menaces les plus fortes sur les dernières forêts naturelles existant en Indonésie en général, et à Sumatra en particulier. Romain Pirard Docteur en économie de l'environnement (EHESS). Spécialiste des questions de déforestation, il a travaillé pour des centres de recherche français (Cirad, Cerdi) sur les questions de politiques forestières. Il a également collaboré avec des organisations internationales (Banque Mondiale ou UICN) et rejoint l’Iddri en mai 2008. Notes (1) Les éléments fournis dans cet article viennent principalement de l’ouvrage de Romain Pirard, Déforestation tropicale et industrie papetière en Indonésie, paru aux Editions Universitaires Européennes, Bruxelles, 364 p. Retourner à l'article [...]
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