Article :
Pourquoi travailler sur la fiscalité mondiale ?
Depuis plus d’un siècle, les propositions de fiscalité mondiale se succèdent sans qu’un véritable débat soit engagé, notam- ment en raison d’une insuffisance de tra- vaux fondamentaux sur les opportunités que représente la fiscalité mondiale comme instrument de coordination. Il semble dès lors difficile de continuer de plaider pour ce type de fiscalité sans se donner les moyens d’engager un débat argumenté sur cette question.
Dans le même temps, il est légitime de se demander si les diverses propositions de fiscalité internationale, toutes rejetées jusqu’à présent, ne constituent pas autant de preu- ves de l’impossibilité de mettre en place un système fiscal universel. Continuer à plaider pour une fiscalité mondiale n’aurait alors plus de sens. On pourrait un peu rapide- ment accepter cet argument si quelques constats ne venaient le nuancer.
La force du discours tout d’abord : la référence récurrente dans les discours tant de chefs d’Etat et de gouvernement que de responsables d’organisations internationales à la nécessité d’instituer un prélèvement obligatoire alerte sur l’importance à accor- der à la fiscalité mondiale comme instru- ment de coordination internationale. Le Sommet mondial du développement dura- ble de septembre 2002 ou les travaux pré- paratoires de la Conférence des Nations unies sur le financement du développement de mars de la même année en témoignent.
La nature des argumentaires ensuite : depuis quelques années, les objectifs inter- nationaux qui conduisent certains acteurs à proposer une fiscalité mondiale ont profon- n° 01/2003 dément évolué. La nature et la légitimité de la fiscalité supranationale en sont ainsi modifiées ; la pertinence de l’instrument fis- cal demande à être réévaluée pour mesurer le degré d’adéquation de l’outil proposé par rapport à la nature des problèmes rencon- trés.
La pertinence de l’outil fiscal à l’échelle (infra)nationale enfin : les économistes ont initialement fait de la fiscalité un instrument privilégié d’intervention pour répondre aux objectifs sociaux et permettre au plus grand nombre de profiter du développement éco- nomique, avant de l’utiliser pour modifier les comportements des acteurs écono- miques, tout en dégageant des ressources suffisantes pour financer les services publics. La multiplication des mesures fiscales déployées par les pays développés et, dans une moindre mesure, par les pays en déve- loppement à l’échelle locale, nationale voire régionale, démontre l’adaptation et l’accep- tation de la fiscalité comme instrument de coordination des acteurs. Cette prolifération des taxes et autres prélèvements montre déjà combien l’absence de coordination – cer- tains parlent d’harmonisation des fiscalités domestiques – pose une série de problèmes allant de la compétitivité des entreprises, mais également des secteurs d’activité, aux tentations de dumping fiscal de certains Etats, à l’efficacité contestable et contestée, pour attirer des investissements étrangers.
Sans négliger la très forte réticence actuelle des Etats, ne serait-ce qu’à évoquer l’idée d’une fiscalité mondiale pour en reje- ter sans ambages l’opportunité, il nous paraît essentiel de ne pas préjuger inconsi- dérément de l’utilité intrinsèque d’un instrument fiscal supranational, au risque de se priver d’un mécanisme de coordina- tion qui a fait ses preuves à l’échelle nationale et qui pourrait s’avérer efficace au niveau multilatéral pour répondre aux nou- veaux enjeux globaux.
Certaines évolutions récentes des poli- tiques nationales et des négociations inter- nationales laissent à penser que la fiscalité mondiale pourrait être de nouveau discutée. C’est pourquoi l’Iddri et l’AfD ont organisé, en novembre 2002, un séminaire sur la fis- calité mondiale pour le développement durable afin de dresser un premier bilan de l’état des connaissances sur cette question et d’identifier les lacunes qui oblitèrent aujour- d’hui la possibilité d’engager un véritable débat.
Une nouvelle légitimité
Les années 1990 ont vu s’imposer d’autres justifications à la fiscalité mondiale en rai- son notamment de l’émergence d’externali- tés transnationales liées à certaines activités localisées, de l’internationalisation des acti- vités des entreprises, des réflexions condui- tes sur l’existence de biens publics mon- diaux, dont la fourniture ne peut être assurée que par une action internationale coordonnée, de la relance des débats sur les droits fondamentaux des personnes... Tou- tes ces raisons ne peuvent être placées sur le même plan. Il convient de distinguer celles qui relèvent d’une logique de financement –celui-ci étant essentiellement assuré jus- qu’à présent par les contributions volontai- res des Etats ou des entités privées – des rai- sons qui relèvent plus explicitement de défaillances de marché appelant correction. La fiscalité devient alors un instrument de coordination des moyens incitatifs permet- tant de limiter des externalités négatives.
La fiscalité de financement
Dans le cas de la fiscalité de finance- ment, le débat se situe dans la continuité des discussions menées depuis plus d’un siè- cle sur la fiscalité mondiale : un instrument privilégié, générateur de ressources finan- cières supplémentaires ou complémentaires des engagements volontaires, pour répon- dre à un certain nombre de besoins ou d’ur- gences à l’échelle internationale. En effet, telle qu’initialement discutée –principale- ment au sortir de la Seconde Guerre mon- diale, lorsqu’ont vu le jour les institutions de Bretton Woods (1944), des Nations unies (1945) et de l’Accord général sur les tarifs et le commerce (1948) –, la fiscalité mondiale constituait un moyen de dégager des fonds pour financer les activités internes et exter- nes des institutions internationales. Pour cer- tains, ce discours reste toujours valable ; pour le justifier, ses défenseurs s’appuient sur les financements nécessaires aux organisations internationales pour assurer la plénitude de leurs mandats et, plus encore, sur les budgets colossaux que requiert le respect des objec- tifs cibles dont la communauté internationale a reconnu la nécessité à plusieurs reprises – les derniers en date figurant dans le Plan d’action adossé à la déclaration du Sommet mondial du développement durable.
Poursuivre dans cette logique reste louable mais présente de nombreux obstacles. A commencer par l’histoire qui montre que cet argument ne parvient en aucune façon à convaincre la communauté internationale. Encore aujourd’hui, cette approche est l’objet de fortes réticences, pour ne pas dire d’un scepticisme tel qu’aucune issue positive ne paraît imaginable. Les raisons invoquées sont nombreuses. Nous n’en retenons ici que trois : la légitimité, la mise en œuvre, l’affectation des recettes. Quelle légitimité accorder à une fiscalité mondiale de finan- cement ? Qui décidera, et comment, ce qu’il faut taxer, à quel taux, suivant quelle assiette? Comment mesurer le consente- ment à payer des contribuables ? Pour finan- cer quels biens et services ? Instaurer un prélèvement obligatoire pour dégager des ressources financières pose immédiatement la question de la légitimité de l’instance chargée de lever l’impôt et celle de la qua- lité des contribuables : facilement écarté à l’échelle nationale, cet obstacle reste diffici- lement surmontable en l’absence de gouver- nement et de citoyenneté mondiaux. Quant aux besoins, biens ou services, qu’il convient de financer, chacun peut y apporter sa réponse suivant les préoccupations qui le touchent le plus, en toute bonne foi, mais sans véritablement être capable de s’appuyer sur un argumentaire irréfutable, celui auquel personne ne peut se soustraire. La fiscalité mondiale n’aurait donc aucune uti- lité, car aucune légitimé. Inutile d’en parler.
Ce raisonnement semble à la fois impa- rable et trop rapide, si bien qu’il est difficile de défendre l’idée d’une fiscalité de finan- cement. Une possibilité semblait liée à l’in- troduction et au développement de la notion de bien public mondial. Comme la fiscalité nationale ou locale permet la four- niture de biens publics nationaux ou locaux, la fiscalité mondiale pourrait participer à la fourniture des biens publics mondiaux. Or, la notion de bien public global, comme celle de fiscalité mondiale, pose une double ques- tion : la définition d’une citoyenneté mon- diale capable de reconnaître ce qu’elle considère comme essentiel à prendre en charge ; le lieu où une telle décision pour- rait être prise.
Une brèche semble néanmoins ouverte. Les réflexions liées au rôle de l’aide publique au développement pour le finan- cement de biens publics régionaux voire mondiaux ont permis de mettre en évidence l’existence d’un continuum entre les contri- butions volontaires sous forme d’aide publique au développement et les prélève- ments obligatoires : la fiscalité mondiale est considérée comme la forme la plus contrac- tualisée de contribution volontaire d’un Etat ; la frontière entre les deux n’est plus insurmontable et la volonté politique devient le pivot d’un engagement multilaté- ral pour une reconnaissance effective de la nécessité d’une gouvernance mondiale structurée et efficace.
La fiscalité incitative
Dans le cas de la fiscalité incitative, les dis- cussions portent davantage sur les défaillan- ces de marché liées à la gestion des biens com- muns. L’économie publique considère la fiscalité comme un instrument efficace pour corriger certaines de ces défaillances. La fis- calité est largement utilisée pour son action incitative à l’échelle locale et nationale, mais ne s’est jamais développée au niveau supra- national, alors même que des défaillances notables sont reconnues au-delà des frontiè- res des Etats. Des propositions ont été for- mulées dans cette perspective au cours des vingt dernières années. Les plus célèbres et les plus documentées sont vraisemblable- ment la taxe Tobin sur les mouvements de capitaux, proposée par James Tobin en 1972, et celle sur les émissions de carbone propo- sée – et rejetée – comme alternative aux per- mis d’émission dans la Convention cadre sur le changement climatique de 1994.
Pourquoi ces solutions n’ont-elles pas été retenues ? Dans le cas de la taxe Tobin, l’idée initiale était de réduire la volatilité des taux de change pour rendre leur autonomie aux politiques monétaires nationales, en décon- nectant le taux d’intérêt domestique du taux mondial. Cette idée a été fortement criti- quée – Comment discriminer les mouve- ments spéculatifs de ceux répondant à l’ajus- tement normal du marché ? Comment traiter les produits dérivés ? Quel taux de taxation ? Quelle allocation des recettes ? – Mais aujourd’hui, le besoin d’une plus grande autonomie monétaire des Etats et des banques centrales paraît moins priori- taire malgré les crises financières récentes, reléguant par conséquent la taxe Tobin au rayon des outils politiques non-indispensa- bles à court terme. Ainsi, il semble davan- tage que ce soit le problème qui soit délaissé et, par la même, les solutions envisageables pour le résoudre, plutôt que la taxe per se. Quant à l’autre objectif de la taxe Tobin, défendu par certains groupes de pression mais rejeté par James Tobin – limiter la vola- tilité des marchés financiers tout en mettant en place un impôt mondial de solidarité –, il est fortement critiqué sur la base de ques- tions restant sans réponse légitime. Existe-t- il un double dividende ? Comment définir le taux de taxation : trop faible, il ne modi- fiera pas les comportements ; trop élevé, il diminuera dangereusement la liquidité des marchés ? Quel mécanisme d’observance pour éviter l’évasion fiscale ? Quel système de gouvernance ? Plus encore, la confusion des objectifs entre les deux visions de la taxe Tobin – incitation pour James Tobin, finan- cement du développement pour les autres – a vraisemblablement semé le trouble quant à la nécessité d’une taxe sur les mouvements de capitaux et ainsi desservi les défenseurs de la taxe, quels qu’ils soient.
Dans le débat qui a précédé le Protocole de Kyoto sur la lutte contre le changement climatique, le mandat de Berlin a consacré la victoire des Etats-Unis, tenants d’une ges- tion par les quantités (quotas d’émission) sur l’Europe qui défendait une gestion par les prix (taxe internationale). L’échec de la proposition de taxe s’explique à la fois par la faiblesse de la position de l’Europe, déchirée en interne sur son projet de taxe sur l’énergie, par l’opposition des pays influents du G77 à un accaparement de la rente pétrolière et, surtout, par l’impossibilité politique d’intro- duire ce projet de taxe aux Etats-Unis. Pour- tant, du point de vue de l’économiste, la régulation par les prix s’avèrerait beaucoup plus efficace qu’un système de quota pour gérer l’incertitude inhérente au dossier cli- matique sur les coûts de prévention et le montant des dommages. Face aux attaques dont le Protocole de Kyoto est aujourd’hui la cible, il ne semble pas que la taxe internatio- nale constitue à nouveau une alternative cré- dible : outre les raisons évoquées plus haut, elle présente l’inconvénient majeur, par rap- port à un régime de permis, de ne pas per- mettre de déconnecter la localisation des efforts de réduction de la répartition du coût des politiques. De plus, au-delà des marchés concurrents, l’harmonisation fiscale pose des problèmes majeurs sur le bien-être généré ou perdu pour des pays dont les niveaux de développement sont extrême- ment différents. Taxer l’utilisation du gaz naturel n’a pas les mêmes conséquences dans un pays de l’OCDE qu’en Afrique sub- saharienne. En revanche, à partir des tra- vaux sur l’intérêt de la taxation, les écono- mistes proposent aujourd’hui l’introduction d’instruments hybrides (quotas et prix pla- fond) qui reprennent pour l’essentiel les avantages de la taxe.
Quelles perspectives ?
La fonction incitative de la taxe semble ainsi plus facilement acceptable à l’échelle internationale que ne le serait sa fonction de financement, tout au moins à court terme. Plus encore, si l’objectif est d’encou- rager une modification des comportements des acteurs par l’incitation de manière à répondre aux problèmes globaux qui nous font face, il paraît difficilement concevable d’envisager y parvenir sans évoquer la fisca- lité mondiale. Mais des lacunes persistent, notamment dans les modalités de mise en œuvre d’une taxe internationale incitative : trop peu de travaux ont été réalisés, trop peu d’études fondamentales ont examiné l’application et les conséquences d’une telle taxe. Un travail important reste à conduire pour alimenter les réflexions sur cette ques- tion, pour conduire des débats sur l’instru- ment fiscal. D’autant qu’il paraît exister des cas d’application privilégiés.
Tel est le cas de la fiscalité mondiale pour répondre aux défaillances de marché impos- sibles à localiser, c’est-à-dire ne relevant pas de compétences d’un quelconque Etat. Citons par exemple, dans le cadre de la lutte contre le changement climatique, la taxation des hydrocarbures contenus dans les soutes des avions ou des bateaux transportant fret et passagers, pour lesquels l’attribution de per- mis d’émission s’avère techniquement impos- sible. Dans ces cas précis, la fiscalité peut être un instrument privilégié, mais le revenu qu’elle génère paraît difficilement pouvoir être approprié par les Etats. Seul un système fiscal mondial, dont les modalités restent à définir, pourrait fonctionner.
Autres cas d’étude, la Convention de Stock- holm sur les polluants organiques persistants (2001), dont la problématique se rapproche de celle de la Convention cadre sur le chan- gement climatique, ou encore la régulation des captures de pêche, des ressources géné- tiques agricoles ou de l’exploitation des bois de coupe. Ce n’est qu’à travers ce genre d’ap- plications pratiques que pourront être identi- fiées les types de problèmes globaux aux- quels la fiscalité mondiale pourrait apporter la meilleure réponse.
Pour toutes ces raisons, il ne serait pas judicieux d’écarter la fiscalité mondiale de la panoplie des instruments dont dispose la communauté internationale pour répondre aux grands enjeux présents et à venir, quitte à s’appuyer sur une acception quelque peu élargie de la fiscalité. Toutefois, entamer une discussion sur ce thème paraît difficile sans un espace réel de dialogue pour les administrations fiscales des différents pays, comme il en existe pour les ministres des finances ou les banquiers centraux. De tels lieux existent, mais les discussions portent essentiellement sur les échanges d’expérien- ces et d’informations, sur le renforcement des capacités des administrations des pays en développement et sur les doubles taxa- tions. Elles ne traitent pas encore de la fis- calité mondiale, ni même de l’harmonisa- tion fiscale. Néanmoins, elles sont un premier pas dans ce sens, car elles s’effor- cent de créer une plate-forme de rencontre et de discussion pour les administrations fis- cales. Institutionnaliser les discussions entre autorités compétentes est fondamental pour faire évoluer la perception que les différents acteurs peuvent avoir de l’utilité d’une fisca- lité mondiale.