Le point de départ du projet Audacities, coordonné par l’Iddri, est que le numérique a bien investi les villes, mais pas de la manière dont le scénario smart city le raconte, c’est-à-dire dans une vision pilotée, centralisée et maitrisée. La « vraie » ville numérique se déploie sans plan directeur et largement par détournement ou « uberisation » (Google, Amazon, Waze, Uber, AirB&B, Twitter, CityMapper, etc.). Ces déstabilisations posent des questions de gouvernance et d’innovation, que l’Iddri interroge à travers cinq cas d’étude.
L’un de ces cas, analysé ici, s’intéresse au phénomène de démocratisation de différents capteurs et d’outils numériques de géolocalisation ou de contribution, qui donne un pouvoir nouveau de mesure (mesure de la qualité de l’air, cartographie) à une diversité d’acteurs, dont les citoyens : c’est ce que nous appelons la « mesure distribuée ». Or la mesure et la statistique représentent des enjeux de pouvoir et se contruisent en lien avec une intention politique : cela soulève donc des questions de gouvernance, c’est-à-dire de gestion de ce « nouveau pouvoir ». Quelles sont ses implications ? Et que produit-il ? Sensibilisation des citoyens, outil de revendication, changement de représentation d’un phénomène, situation de dépendance envers un acteur nouveau...? Pour répondre à ces questions, l’analyse menée par l’Iddri et la FING identifie ce qui change, ce qui rebat les cartes et bouscule les acteurs historiques de ces sujets, et ce qui redistribue effectivement des capacités de mesure et de production de données.
Acteurs historiques et nouveaux venus de la ville numérique : quelle recomposition ?
Pour la mesure de la qualité de l’air comme pour la cartographie contributive, la gouvernance repose, schématiquement, sur des acteurs historiques en place, publics ou à la gouvernance pluripartite incluant des acteurs publics. Dans le domaine de la mesure de la qualité de l’air, il s’agit notamment des associations agréées pour la aurveillance de la qualité de l’air (AASQA), dont la mission est de surveiller et prévoir la qualité de l’air, d’informer les citoyens et les pouvoirs publics et d’évaluer les politiques publiques. Dans le domaine de la production de données cartographiques, l’Institut national de l'information géographique et forestière (IGN) est l’un des principaux acteurs historiques, en charge d’assurer la production, l’entretien et la diffusion de « l’information géographique de référence » en France. Depuis le milieu des années 2000, ces acteurs voient arriver à la fois de nouveaux entrants et de nouveaux outils. C’est dans le domaine de la cartographie que l’entrée a été la plus fracassante, incarnée par Google, qui dès 2005 rend accessible à tous des outils professionnels et bouscule le secteur, devenant l’outil utilisé par défaut par les usagers comme par beaucoup d’institutions ou de collectivités (que ce soit pour de la recherche de données, de la visualisation ou du référencement). En 2006 est apparue une alternative citoyenne et ouverte, OpenStreetMap (OSM), devenue par la suite une démarche collaborative d’envergure, atteignant le jalon d’un million de contributeurs en 2013.
Dans le domaine de la mesure de la qualité de l’air, l’émergence de nouveaux acteurs est à la fois plus récente et plus discrète ; on assiste à une intense innovation, associant nouveaux micro-capteurs, purificateurs d’air intérieur et numérique. Des start-up comme Ambiciti ou Plume proposent aux citoyens des applications indiquant chaque jour le niveau de pollution dans leur ville et proposant des informations complémentaires sur la question de la pollution ; Plume mettra prochainement sur le marché son capteur individuel (et transportable dans les transports comme en intérieur) afin de donner des informations sur l’exposition de l’utilisateur en tout contexte. Ces innovations participent d’un renouvellement des représentations et des approches de sensibilisation. Le mouvement est récent et, pour l’instant, aucun acteur de la taille de Google ne s’est imposé dans ce domaine (mais Google pourrait y venir dans un futur proche avec Sidewalk Labs). En revanche, les capteurs distribués commencent à faire leur chemin, entre initiatives citoyennes (ex. https://citoyenscapteurs.net/) ou plus rarement impulsées par des collectivités, comme à Rennes (projet Ambassad’Air, aujourd’hui animé par la Maison de la consommation et de l’environnement).
Dans les deux cas, la mesure distribuée et citoyenne reste pour l’instant parallèle aux dispositifs de mesure ou de production de données « historiques » et les recoupe peu. Ceci pour des raisons de finalités de la mesure différentes : qualité, couverture de l’ensemble d’un territoire par exemple pour l’IGN versus objectif de réponse à des usages hyperlocaux précis, appropriation ou sensibilisation pour OSM ; également pour des raisons techniques : comment prendre en compte, voire intégrer les données émanant de la contribution ? Quelles procédures mettre en place ?) ; ou encore pour des raisons de culture : les débats et tensions autour du clivage experts/amateurs existent toujours !
Comment les acteurs historiques de la ville numérique gèrent-ils l’arrivée des nouveaux acteurs ?
Dans quelle mesure cette « disruption » bouscule-t-elle aujourd’hui leur activité ? Les deux cas analysés diffèrent un peu ici : dans un cas, Google (ainsi qu’OSM, dans une moindre mesure) a poussé l’IGN à évoluer, en ouvrant notamment le Géoportail dès 2006, afin de valoriser ses bases de données numériques, qui couvrent l’ensemble du territoire français, et d’en faciliter la recherche et l’accès. Depuis 2014, l’IGN a aussi crée l’IGNFab, dans le but de stimuler et d’accompagner la réutilisation de ses données par les porteurs de services, d’inciter les start-up à utiliser ses services géographiques plutôt que ceux de Google, dont la facilité d’usage séduit facilement. Et un premier cas de collaboration significatif associant l’IGN, La Poste et OSM (et Etalab) a vu le jour avec le projet BANO (Base Adresse Nationale Ouverte). En bref, l’acteur historique a été conduit à innover pour s’adapter à la nouvelle donne.
Dans le cas de la mesure de la qualité de l’air, les acteurs aussi se sont mis en mouvement – certes, plus récemment et avec des disparités selon les territoires. Même si l’impact des start-up de mesure distribuée type Plume est pour l’instant très modeste, la perspective de leur arrivée a suffi à conduire certains à penser qu’il était nécessaire de prendre en compte les mutations en cours. Pourtant, les liens réels entre ces start-up et les acteurs historiques sont souvent très ténus, car leur volonté est de développer une autre démarche que celle de ces acteurs historiques, en cherchant à parler autrement de pollution de l’air et à offrir des leviers d’action pour limiter son exposition. Les différences de méthodes et d’objectifs, ainsi que les questions de fiabilité, suscitent toujours une certaine méfiance de la part des acteurs historiques, et peut faire débat.
Un exemple de l’ouverture en cours se trouve du côté d’ATMO en Auvergnes-Rhônes-Alpes, qui a décidé de lancer le Projet Mobicit’air, afin de tester des micro-capteurs et leur fiabilité, de comprendre les enjeux de la mesure citoyenne et son potentiel pour le changement de comportement et, éventuellement, d’enrichir les données de leurs réseaux fixes. AirParif a proposé une autre évolution, en lançant en 2017 l’Airlab, qui illustre le besoin d’une structure permettant le développement économique de ce secteur en facilitant, dans un cadre multi-acteurs, l’expérimentation et l’émergence de solutions permettant d’améliorer la qualité de l’air. La mesure distribuée ouvre en effet potentiellement des marchés importants – les données de qualité de l’air et plus encore les données cartographique constituant le fondement de très nombreux services –, à investir rapidement !
Ville numérique : quelles leçons tirer de ces évolutions ?
Dans ces deux cas étudiés, on observe un redéploiement des acteurs historiques – certes encore à ses balbutiements –, qui souhaitent enrichir leur rôle traditionnel « d’émetteurs de données de référence » de nouvelles dimensions, notamment celle de « plateforme ». Dans ce contexte nouveau de profusion des données, il s’agit en effet d’orchestrer la diversité des sources au service de la diversité des besoins, en raisonnant en termes de finalités ; la mesure citoyenne n’aura pas nécessairement besoin des mêmes données que les acteurs professionnels qui déploient des modèles, par exemple. Mais il s’agit également de donner un sens à un ensemble hétérogène de données, tant à un niveau scientifique (que signifient ces écarts entre capteurs ?) que politique (quelle est la situation sur le territoire sur laquelle communiquer ?). Les acteurs historiques (IGN, ASQAA, etc.) pourraient ainsi évoluer vers un rôle de vigie, d’expert, voire d’assembleur. Ce ne sont à ce stade que des signaux et des pistes révélés par les quelques exemples avancés, mais cela résonne avec les observations plus larges issues du projet Audacities sur l’évolution de la gouvernance de la ville.
Quand aux collectivités locales, dont l’analyse du rôle et de l’évolution est au cœur d’Audacities, comment se positionnent-elles sur le sujet ? Ou comment auraient-elles intérêt à le faire ?
Bien sûr, la qualité de l’air est désormais un véritable sujet de préoccupation – mais pas encore toujours d’action – de la part des collectivités (prioritairement les métropoles, mais également des axes très fréquentés comme la vallée d’Arves en Haute-Savoie). Sur ce sujet, il existe de véritables opportunités dans la mesure distribuée et dans la collaboration avec de nouveaux acteurs. Avec, à la clé, la possibilité de sensibiliser davantage les citoyens, qui deviennent mobilisables collectivement sur les projets de développement urbain durable par exemple. C’est aussi l’occasion d’anticiper la montée des enjeux de santé individuelle et connectée (nouveaux services, nouveaux enjeux de politiques de santé environnementale). Enfin, prendre la main sur le sujet peut aussi permettre de contrer un risque associé à la multiplication des capteurs et des données produites, celui d’une pluralité d’informations de pollution qui divergeraient sur un même territoire, et donc d’informations illisibles ou erronées.
En matière de production de données géographiques, les raisons d’agir sont légèrement différentes, puisqu’il s’agit tout autant d’éviter une dépendance à l’égard d’un acteur important comme Google (tant en termes de données que de production de service) que de profiter d’outils contributifs type OSM pour enrichir des données sur le territoire (voire de les actualiser plus régulièrement), notamment dans le cadre de projets de développement durable (par exemple autour des infrastructures vélo). Dans ce domaine de la mesure distribuée, la déstabilisation provoquée par le numérique est synonyme de risques comme d’opportunités pour les acteurs publics. Pour profiter au mieux de cette transformation, ils devront savoir se redéployer, forger de nouvelles alliances et développer de nouvelles compétences, autant d’objets étudiés dans le cadre du projet Audacities.
Photo © DR - Source : smartcities2016.com