Ces dernières semaines, de nombreux acteurs ont appelé à ce que la « tarification du carbone » soit un élément clé de la réponse mondiale au changement climatique. Cet appel est lancé par ceux qui souhaitent que la tarification du carbone soit généralement reconnue comme un outil politique clé pour la réduction des émissions au sein de l’ensemble de politiques nationales de chaque pays, mais aussi par ceux qui préconisent un mécanisme de tarification du carbone mondiale uniforme. Ce qui soulève la question : quel est le rôle de la COP21 en matière de tarification du carbone ?

Doit-on donner un prix au carbone ?

La tarification du carbone est un outil politique nécessaire pour lutter contre le changement climatique. Pour empêcher les températures mondiales de dépasser la limite de 2 °C, les producteurs et les consommateurs au sein de l’économie mondiale devront collectivement abandonner les options fortement émettrices au profit d’options moins émettrices. Dans les pays en développement comme dans les pays développés, les prix relatifs constituent un facteur déterminant de l’intensité en CO2 des choix économiques des consommateurs, des investisseurs ou encore des développeurs de technologies. Un prix élevé du carbone peut aider en recentrant les incitations sur les alternatives moins émettrices quand ces acteurs prennent des décisions sensibles au prix.

Un prix du carbone est également nécessaire car tous les choix ayant une incidence sur le climat que des millions d’acteurs économiques font chaque jour ne peuvent être subventionnés ou réglementés directement. La réglementation directe et les subventions directes peuvent être très efficaces dans certains cas. Mais beaucoup de nos choix ayant un effet sur le climat ne peuvent pas facilement être directement réglementés sans créer des incitations perverses indésirables ; de plus, des considérations d’économie politique suggèrent que les subventions permanentes ne peuvent pas être une solution d’aide aux alternatives sobres en carbone.

Avons-nous besoin d’un prix mondial uniforme du carbone ?

C’est une chose de se demander si la tarification du carbone est un outil politique important. Mais une autre question est : faut-il chercher à mettre en œuvre un prix uniforme du carbone, et même un prix mondial uniforme du carbone, comme certains l’ont préconisé ? La réponse à cette question est clairement « non », pour des raisons à la fois économiques et politiques.

Un prix du carbone uniforme dans une économie unique

Théoriquement, un prix unique du carbone au sein d’une économie unique, dans tous les secteurs responsables d’émissions, permettrait de réduire les émissions là où leur coût est moindre, entraînant une approche « rentable ». Cependant, la réalité est beaucoup plus complexe. Il existe de nombreux autres « dysfonctionnements de marché », qui font que certains secteurs ne sont pas sensibles à la tarification du carbone. Dans ceux qui le sont, notamment l’industrie et la production d’électricité, le prix du carbone peut permettre d’améliorer le rapport risque/récompense des investissements sobres en carbone, et d’envoyer un signal fort en termes de stratégie aux acteurs économiques. Dans d’autres secteurs, donner un prix au carbone peut contribuer à améliorer l’aspect économique d’autres instruments politiques (normes réglementaires, information des consommateurs, recherche et développement dans l’innovation) qui sont nécessaires pour permettre des réductions d’émissions dans ces secteurs. La tarification du carbone peut ici renforcer, mais pas remplacer, les instruments politiques complémentaires. Une littérature économique abondante et bien établie laisse ainsi clairement entendre que, même dans le cadre d’une économie unique, un prix du carbone uniforme à l’échelle de l’économie ne suffit pas. Tout un ensemble d’instruments de politique est nécessaire.

L’aspect économique d’un prix mondial uniforme du carbone

La théorie est valable au niveau mondial aussi bien qu’au niveau national : un prix mondial du carbone permettrait de réduire les émissions là où c’est plus économique. Toutefois, la section ci-dessus suggère que les positions sur la rentabilité économique d’un prix mondial du carbone sont largement exagérées par cette vision très stylisée de la façon dont fonctionne réellement l’atténuation du changement climatique. Tout d’abord, un certain nombre d’activités très polluantes ne sont pas aussi sensibles aux prix qu’elles pourraient l’être en raison d’autres obstacles. Par exemple, les consommateurs disposent d’un potentiel d’efficacité énergétique considérable dans leurs maisons, ce qui prouve en soi que les prix ne suffisent pas pour optimiser la consommation d’énergie. D’autres obstacles « non-tarifaires » ont leur importance, comme la paresse, le manque d’information, la force de l’habitude, la division des mesures incitatives entre propriétaires et locataires ou encore le manque d’accès au crédit, et sont souvent mieux surmontés par la réglementation ou d’autres types de mesures incitatives. De même, une question clé en matière d’investissements intensifs en capital dans les technologies sobres en carbone (comme l’éolien, l’énergie solaire photovoltaïque, le CCS, le nucléaire, etc.) n’est pas seulement le niveau du prix du carbone, mais aussi le niveau de risque associé à ce prix. Ainsi, des politiques d’atténuation des risques complémentaires, telles que les tarifs de rachats garantis, les contrats à long terme ou les contrats de différence peuvent être nécessaires, en complément de la tarification du carbone, en fonction de la conception du marché en question.

Mais peut-être plus important encore, l’argument en faveur d’un prix mondial uniforme a tendance à envisager la rentabilité de façon statique. En particulier, il suppose implicitement que les coûts des décisions individuelles de réduction d’émissions sont indépendants les uns des autres. Cette hypothèse est cruciale mais erronée dans pratiquement tous les principaux secteurs émetteurs. Le meilleur exemple en est peut-être le déploiement massif de nouvelles infrastructures dans les pays en développement. Ces choix d’infrastructures – qui sont souvent faits par les gouvernements plutôt que les marchés – détermineront de façon fondamentale les choix de consommation d’énergie des habitants de ces pays dans les décennies à venir. Est-ce que le développement des routes et l’aménagement urbain signifient que les gens sont condamnés à utiliser des voitures consommatrices d’hydrocarbures pour se déplacer ? Ou est-ce que les gens voyageront moins, utiliseront davantage les transports en commun, et commenceront à utiliser des voitures électriques ? Leurs maisons seront-elles bien isolées et vivront-ils dans des bâtiments à la consommation nette d’énergie proche de zéro ? Ou seront-ils incités à consommer de grandes quantités d’énergie pour satisfaire les besoins énergétiques de leur maison ?

En conséquence, il est indispensable de redoubler d’efforts aujourd’hui pour éviter l’enfermement dans des infrastructures à haute teneur en carbone afin que la décarbonisation rapide de nos économies préconisée par les scientifiques soit possible demain. Cela implique que faire aujourd’hui des choix de réduction potentiellement plus coûteux qu’il ne paraît raisonnable – sur la base du prix du carbone en vigueur – peut s’avérer très rentable à long terme.

Les partisans de la tarification uniforme mondiale du carbone vont donc trop loin quand ils suggèrent que la tarification du carbone est « la » voie la plus rentable pour réduire les émissions en laissant les marchés choisir quelles options de réduction sont les moins coûteuses. Ces considérations ne signifient pas que la tarification du carbone n’est pas importante pour l’efficacité économique – elle le reste, pour les raisons exposées plus haut. Toutefois, nous devrions cesser de considérer la tarification du carbone comme la solution miracle, mais davantage comme une arme politique importante dans l’arsenal plus large des gouvernements nationaux pour lutter contre le changement climatique de manière rentable.

La dimension politique d’un prix mondial uniforme du carbone

Mais même là où un prix uniforme peut offrir des avantages en termes d’efficacité économique, nous devons accepter le fait qu’il est aussi politiquement irréaliste de supposer que, dans le court à moyen terme, des pays aux niveaux de revenu/habitant très différents puissent se mettre d’accord sur un prix du carbone commun. De nombreux pays pourraient considérer que ce prix commun est incompatible avec le fardeau de la responsabilité relatif dans la lutte contre le changement climatique et mal adapté à leur situation économique et leurs capacités institutionnelles.

Par ailleurs, les pays aux niveaux de développement économique différents ayant des niveaux d’intensité carbone différents, un prix mondial uniforme du carbone constituerait une forme régressive d’imposition. Les arguments selon lesquels les recettes pourraient être redistribuées négligent la difficulté politique extrême relative aux transferts à grande échelle au niveau mondial, sans même parler d’une zone politique raisonnablement intégrée comme la zone euro.

Laisser les gouvernements nationaux mettre en œuvre leurs propres prix du carbone à différents niveaux, et avec des portées sectorielles et des conceptions des politiques différentes, est donc probablement une façon beaucoup plus pragmatique de faire avancer la tarification du carbone à l’échelle mondiale à court et moyen terme.

Le besoin d’une plus grande coopération mondiale pour les industries à haute intensité énergétique exposées à la concurrence

Cependant, une approche plus mondialisée de la tarification du carbone serait logique dans un domaine clé, celui d’un petit nombre de secteurs de matériaux à fortes émissions comme le ciment, l'acier, l'aluminium, les produits pétroliers raffinés, les produits chimiques, les pâtes et papiers, le verre et la céramique. Dans certains de ces secteurs, les éventuelles distorsions commerciales découlant des différents prix du carbone selon les régions constituent un obstacle persistant à la définition de prix du carbone nationaux plus ambitieux. Pour remédier à ce problème, la coordination des politiques pourrait être accrue entre les pays dans ces secteurs afin de faire converger progressivement les prix effectifs du carbone à la frontière dans les différents pays. Cela présenterait l'avantage de minimiser les distorsions commerciales et laisserait ainsi aux différents pays l'espace politique nécessaire pour définir des prix du carbone différents en fonction de leurs responsabilités différenciées et de leur situation économique.

Quel doit être le rôle de la COP21 ?

Le monde fonctionne avec des prix différents pour de nombreux biens et services – capital, taux de change, travail, et ainsi de suite. Ces prix répondent aux conditions économiques nationales, mais aussi aux conditions internationales d’offre et de demande. Les tensions qui existent dans les discussions politiques internationales autour des taux de change nationaux et de la politique monétaire devraient nous donner matière à réflexion : la coordination est difficile, les pays veulent à juste titre garder leur souveraineté dans des domaines clés de leur politique nationale, mais en même temps la politique nationale a des retombées internationales. Il n’y a aucune raison que les choses soient plus faciles ou que la tension entre la souveraineté et la coordination soit moindre dans le cas du changement climatique et de la tarification du carbone. Dans ce contexte, quel est le rôle de la COP21 en matière de tarification du carbone ?

Il n’est pas souhaitable ni réaliste que la COP21 fixe un « prix mondial du carbone ». Il ne reflèterait pas la diversité des situations entre les pays, la nécessité d’une approche adaptée de la décarbonation pour tenir compte de ces circonstances, et le besoin d’un ensemble complet de politiques pour la décarbonation. De tels appels sont donc non seulement fondamentalement mal avisés, mais ils surestiment également la capacité à mettre en place aujourd’hui une telle coordination internationale profonde des politiques, et la volonté de le faire.

La COP21 devra renforcer la « demande » internationale pour une tarification du carbone. En apportant des garanties quant à la force de la réponse mondiale au changement climatique, la COP21 peut contribuer à faciliter la mise en œuvre des réformes difficiles sur la tarification du carbone au niveau national. Les batailles politiques seront moindres s’il peut être clairement démontré que de nombreux pays vont dans la même direction, et s’il y a un appel international clair pour que les pays fixent des prix nationaux du carbone. L’Accord de Paris pourrait reconnaître l’importance d’une tarification correcte du carbone au niveau national, en tant que mesure politique permettant de décarboner l’économie, de sécuriser les recettes fiscales pouvant être utilisées à d’autres fins sociales, et de supprimer les distorsions en matière d’utilisation des ressources (telles que les subventions aux combustibles fossiles).

La COP21 pourrait également signaler le besoin de renforcer la coordination des mécanismes de tarification du carbone. Cette coordination pourrait inclure : le renforcement des capacités techniques, des conseils en matière de politiques et le partage d’expériences ; une plus grande transparence sur les prix effectif du carbone dans les grandes économies ; et un renforcement progressif de la coordination pour éviter les distorsions sur les marchés internationaux des secteurs commerciaux à forte intensité énergétique. Les organisations internationales comme la Banque mondiale et l’OCDE, ainsi que les institutions de gouvernance du secteur financier, peuvent jouer un rôle clé. À cet égard, Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, a récemment lancé un appel intéressant à ce que «... les gouvernements, peut-être incités par la COP21, complètent leur information [sur les risques liés au carbone pour le secteur financier privé] en donnant des orientations sur les trajectoires possibles de tarification du carbone ». Un rôle clé pour la COP21 serait donc de faire comprendre que de multiples institutions doivent être impliquées dans le travail difficile consistant à aider les gouvernements à établir des mécanismes de tarification du carbone efficaces au niveau national, à les articuler intelligemment avec des politiques complémentaires, à assurer leur transparence, et à partager les leçons apprises et les meilleures pratiques.