L’encre de la signature de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay) n’a pas eu le temps de sécher que l’accord déjà fait polémique. Ses opposants mettent en avant les menaces qu’il fait peser sur l’élevage de bœuf européen, et les risques d’une accélération de la déforestation en Amérique latine. Ses soutiens soulignent les gains économiques pour l’Europe, l’inviolabilité des dispositions touchant à la protection de l’environnement, et en particulier l’obligation faite aux parties de mettre en œuvre l’Accord de Paris sur le climat. Dans ce contexte, quelques points de vigilance méritent d’être gardés à l’esprit lors des prochains débats parlementaires précédant sa possible ratification.
Des négociations tenues au secret
Le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker a salué, le 29 juin 2019, la signature la veille d’un accord « historique » entre l’UE et les quatre pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay). Le texte complet de l’accord n’est pas finalisé, et pour apprécier la portée de celui-ci, nous ne disposons que d’un document mis en ligne par la Commission qui donne les grands principes et les principales dispositions de l’accord.
On regrettera, à ce sujet, que l’UE semble conserver l’idée d’une diplomatie commerciale tenue par les exigences du secret, contrairement à ce qu’on observe en matière de négociation environnementale et climatique. Alors que les négociations de l’Accord de Paris sur le climat étaient ouvertes et transparentes, il semble que l’annonce de la signature de l’accord UE-Mercosur ait pris tout le monde de court, hormis quelques happy few. À l’effet de surprise s’ajoute la frustration de ne pouvoir dissiper celle-ci par la critique économique et juridique du texte signé engageant les parties. Si la Commission souhaite véritablement aligner ses ambitions en matière d’environnement et de commerce, il faut qu’elle aligne au préalable ses pratiques de communication et de négociation et, en la matière, celles du commerce semblent quelque peu surannées. La société civile – recherche et think tanks inclus – pourrait être davantage mise à contribution qu’elle ne l’est dans les procédures actuelles de consultation et d’évaluation de l’UE, pour le plus grand profit d’un débat apaisé.
Quel impact sur le marché agricole européen ?
L’accord, on le sait d’après la première étude d’impact commandée par la Commission1
, est favorable aux exportations européennes du secteur de l’industrie (automobiles, machines, chimie, pharmacie) et plutôt défavorable au secteur agricole, exception faite de quelques produits (vins et alcool, en premier lieu). Les éleveurs de bœuf, en particulier, protégés actuellement par des barrières douanières et des quotas tarifaires, verront les quotas de bœufs et veaux passer à 99 000 tonnes, avec un taux préférentiel de 7,5 %. L’Europe, en l’état, utilise trois principaux quotas tarifaire sur le bœuf. Le premier, établi distinctement par pays, restreint les importations de bœuf de haute qualité (69 376 tonnes, avec un taux de 20 %) ; aujourd’hui, les quatre pays du Mercosur disposent de 46 876 tonnes de droit d’accès par ce quota. Les deux autres quotas ne sont pas spécifiques à chaque pays. Les 99 000 tonnes du quota tarifaire annoncé par la Commission viendraient s’ajouter au premier quota tarifaire – celui appliqué au bœuf de qualité, dont le droit de douane passerait de 20 % à 0 % pour les quatre pays du Mercosur. Au total, des quotas à droit nul ou faible (7,5 %), portant sur 136 000 tonnes de bœuf en provenance du Mercosur, seraient appliqués ; soit un peu moins de 2 % de la consommation de l’UE.
On peut lire ce chiffre de plusieurs manières, et considérer par exemple que le bœuf importé déterminera le prix sur le marché intérieur européen – celui-ci s’établissant alors au niveau du moins disant. On peut à l’inverse attendre que le prix reste à l’étiage actuel, les quotas peinant à se remplir – ce qui est le cas aujourd’hui – en raison du déséquilibre persistant d’un marché européen en excédent. Au-delà des scénarios d’évolution de prix, déterminant pour la filière bovine, et qu’il est nécessaire de publier et de mettre en débat, c’est l’avenir de l’élevage continental à haut contenu en biodiversité qui pourrait se jouer. Les subventions européennes telles que les primes à l’herbe ne devraient pas être « actionnables » dans le cadre d’un différend : si la chose semble à peu près acquise, elle mérite cependant d’être explicite et dépourvue de toute ambiguïté.
Quel chapitre « développement durable » ?
En second lieu, et plus largement, on peut se demander si l’accord permet de renforcer l’action environnementale et climatique ou, au contraire, entretient l’inaction ou certains abus. On sait que des dispositions légales seront incluses dans le chapitre « développement durable », appliqué avec une ambition égale indique le texte préliminaire publié par la Commission, à ce qui a été convenu dans le cadre des accords UE-Mexique et UE-Japon. L’UE a révisé ces dernières années son chapitre « développement durable » pour rappeler les engagements des parties signataires à mettre en œuvre l’Accord de Paris. Formellement contraignant, le chapitre développement durable n’est assorti d’aucun mécanisme de sanction – la conciliation est privilégiée. Le chapitre, et les accords, sont en effet rédigés dans un esprit de coopération, selon l’hypothèse que les parties sont de bonne foi et partagent les mêmes préférences sociétales et environnementales. Sous cette hypothèse, les accords peuvent effectivement « tirer » les parties signataires vers le mieux-disant environnemental et social, par coopération librement consentie. Mais qu’une partie soit retorse et rechigne, alors l’accord n’offre guère de bâton pour rappeler à ses engagements le pays réfractaire. Et ce d’autant que l’Accord de Paris engage les pays sur des moyens (les clauses de rendez-vous et l’accroissement des efforts) et non sur des résultats opposables. Rien dans le chapitre développement durable (dans la version des accords commerciaux les plus récents) ne contraint véritablement un pays à faire plus pour le climat ou l’environnement qu’il n’aurait envisagé de le faire sans accord commercial.
Que l’accord n’incite pas, ou que très libéralement, à protéger la forêt signifie-t-il que celle-ci va être débitée plus qu’elle ne l’aurait été sans accord ? La première évaluation d’impact sur le développement durable, publiée en 20093 , souligne le risque d’une dégradation de la biodiversité en raison d’une croissance de l’élevage dans le Mercosur à des fins d’exportation. On attend la publication de la seconde étude d’impact mais, sur cette variable, la conclusion devrait être similaire. À moins d’une spécialisation inopinée d’un pays dans un secteur à haute valeur environnementale (ce qui paraît peu probable dans le cas du Mercosur compte tenu de ses pratiques d’élevage dominantes) ou d’un surcroît de régulation environnementale (improbable au Brésil et en Argentine à brève échéance), un accord commercial accroît mécaniquement l’empreinte écologique des pays signataires.
La France souhaite que l’UE parvienne à atteindre « zéro déforestation importée » en 2030. Il est hautement improbable qu’un tel objectif figure dans le texte final : il restreindrait les possibilités d’accroître la production de soja et de bœuf en dans des écosystèmes comme le Cerrado au Brésil ou le Chaco en Argentine. Sous réserve que le texte ne fasse aucune mention d’un objectif limitant la déforestation importée, il y a donc un risque de conflit entre un engagement à 10 ans défendu par certains membres de l’EU et les (non) dispositions d’un accord commercial qui pour certaines courent pourtant jusqu’au même horizon. La cohérence exige de veiller à ce que les dispositions ultimes de l’accord n’entrent pas en contradiction avec la possibilité de tendre vers zéro déforestation importée à l’échelle de l’UE – plutôt que l’inverse.
L’accès au marché européen comme levier de durabilité
L’Union européenne possède deux armes de négociation : l’accès à son marché intérieur, et une ambition environnementale et climatique parmi les plus élevées au monde. Que ne met-elle plus offensivement l’un au service de l’autre ? Il n’est que temps pour elle de renverser la logique de négociations commerciales conçues dans un siècle révolu, et de se servir de son marché intérieur comme levier pour obtenir de ses partenaires l’accroissement des efforts réclamé par l’urgence climatique et environnementale – et un non un statu quo fragile et formel comme cela semble être le cas actuellement. Alors l’accord sera effectivement « historique », car à la hauteur des ambitions de l’UE ; toutes les ambitions, incluse celle d’un être modèle dans la lutte contre le réchauffement climatique et l’érosion de la biodiversité.
La publication et la mise en débat des résultats de l’étude d’impact sur la durabilité (Sustainability Impact Assessment, SIA), en cours, prennent dans ce contexte un relief particulier, en ce qu’elles pourraient contribuer à démêler les contributions possibles du commerce à la protection de l’environnement de celles qui ne pourront que le dégrader ; un débat structuré autour de la SIA en cours, impliquant la société civile au-delà du cercle restreint des habitués des évaluations d’impact, est un possible recours contre la polarisation excessive des débats.