À quelques mois de la COP 15 sur la biodiversité et de la COP 26 sur le climat, l’écart entre les ambitions environnementales à moyen et long termes (2030 et 2050) et les décisions économiques clés à court terme reste important, alors que les orientations économiques données aujourd’hui avec les montants massifs déployés pour sortir de la crise seront déterminantes pour les décennies à venir. Affirmer une ambition commune de transformation pour le climat et la biodiversité est indispensable pour préserver l’intégrité de l’écosystème planétaire, mais c’est aussi ouvrir un espace stratégique pour gagner des arbitrages politiques et économiques en mesure de déclencher concrètement la transformation dans les pays et les secteurs clés.
Consolider la confiance envers la neutralité carbone : crédibilité et intégrité environnementale
Depuis que plusieurs grandes économies asiatiques (Chine, Japon, Corée du Sud) ont annoncé à l’automne 2020 qu’elles entraient dans la course à la neutralité carbone lancée un an plus tôt par les Européens, les décisions économiques des grands acteurs sont scrutées en détail, avec deux niveaux d’exigence.
D’abord, la cohérence avec les ambitions à long terme : les aides publiques et les investissements déployés à court terme sont-ils alignés avec la trajectoire de transformation vers la neutralité carbone ? Au risque sinon d’inscrire pour des décennies un développement intensif en carbone et dommageable à la biodiversité. Sur ce point, le 14e Plan quinquennal chinois envoie des signaux pour le moins ambigus, qui devront être clarifiés rapidement et concrétiser le concept de « civilisation écologique » tant en matière de décarbonation que de réduction des pressions sur les écosystèmes. En Inde, dont les autres pays attendent à la fois une annonce en matière de neutralité carbone et une révision des objectifs à 2030 dans sa contribution déterminée à l’échelle nationale (CDN), le débat politique semble préférer des décisions courageuses à court terme à l’annonce d’un horizon de transformation à long terme, alors que ces deux choix se renforceraient mutuellement.
Deuxième exigence pour instaurer la confiance envers l’ambition de neutralité carbone : l’intégrité environnementale complète des engagements. La neutralité devrait avant tout viser à être au plus près de zéro émission de gaz à effet de serre pour tous les secteurs et pour tous les territoires, car les puits de carbones permettant des émissions négatives sont fragiles, incertains, ou non permanents, et doivent donc être réservés pour les émissions les plus résiduelles possibles. De plus, les impacts sur la biodiversité et la sécurité alimentaire de stratégies de compensation à grande échelle – par exemple par l’afforestation par des plantations monospécifiques ou la bioénergie avec capture et stockage de carbone (BECCS) – pourraient être extrêmement graves, et miner ainsi les bases même du développement durable. Enfin, la dynamique d’émulation, de coopération et de compétition pour la neutralité carbone serait très vite grippée par tout manque de confiance dans l’intégrité des engagements : c’est l’enjeu des discussions sur l’article 6 de l’Accord de Paris sur le climat, mais c’est aussi plus largement le cas pour tous les engagements de gouvernements ou d’entreprises, mais aussi des formes de rémunération pour des émissions évitées, toujours sujettes à interprétation stratégique, enjeu qui plombe depuis le début les négociations sur la prise en compte de la déforestation (dans le mécanisme REDD+), et qui resurgit par exemple au moment où Etats-Unis et Royaume-Uni cherchent les moyens d’embarquer le Brésil1 . Tant pour le climat que pour la biodiversité, il sera également essentiel, pour maintenir la confiance, de faire fonctionner les mécanismes de transparence respectifs, et même de les faire fonctionner ensemble, du moins en partie, au cours de la prochaine décennie.
Un leadership partagé mais à la crédibilité fragile, entre coopération et compétition
Dans ces circonstances, qui nécessitent des règles mondiales claires et ambitieuses, un leadership international est indispensable, mais il ne peut être que partagé selon des rôles et fonctions distinctes. Tous les grands pays sont actuellement critiquables sur l’insuffisance de leur action à court terme pour déclencher la transformation : les États-Unis mettent toute leur énergie diplomatique avec le Sommet des leaders pour le climat pour obtenir des engagements crédibles et ambitieux des grandes économies de la planète, et insistent sur l’innovation technologique comme moteur central de la décarbonation ; le Royaume-Uni, dont deux des priorités pour la COP 26, « course à zéro émission nette » et « nature », indiquent l’accent qui doit être mis sur la réduction absolue des émissions et sur les liens entre biodiversité et climat, sans nécessairement lier intégrité des mécanismes de compensation carbone et protection de la biodiversité ; la Chine, qui a choisi de s’engager sur la tenue de la COP 15 en 2021 et envoie ainsi un premier signal qu’elle tient à installer un leadership politique sur la biodiversité ; l’Union européenne, enfin, dont le Pacte vert affirme très clairement une ambition aussi haute en matière de protection de la biodiversité que du climat, et dont les décisions politiques devraient progressivement mettre en place des incitations aux transformations de l’économie réelle dans l’ensemble des secteurs et des territoires, tant dans les modes de production que dans les usages et les modes de vie. En plus d’une saine émulation pour un tel leadership partagé, on peut espérer que la course à « l’avantage du précurseur » (first mover’s advantage) soit un facteur mobilisateur, notamment en Europe, pour réellement traduire la vision du Pacte vert en déclenchement concret des décisions structurantes pour la transformation : pour l’instant, des négociations comme celle sur la Politique agricole commune laissent encore planer trop de doute sur un véritable changement d’embrayage. De plus, certains points d’achoppement importants existent déjà, notamment au sujet de l’utilisation étendue en Union européenne et au Royaume Uni de la bioénergie par combustion de bois, provenant notamment de forêts du sud-ouest des États Unis ; plus de 500 scientifiques ont mis récemment en garde la Présidente de la Commission européenne von der Leyen et le Président Biden sur les risques majeurs qu’ils prennent de miner l’atteinte de la neutralité carbone à 2050 et d’autres objectifs climat et biodiversité s’ils remplacent la combustion d’énergies fossiles par la combustion d'arbres pour produire de l'énergie.
Quelles actions concrètes sont attendues ?
Ce que cette dynamique politique doit permettre de garantir au plus tôt, ce sont des politiques publiques alignées sur un chemin de développement positif à la fois pour le climat, la biodiversité et la résilience, et une compréhension concrète des changements dans l’économie réelle qui soit compatibles avec cette ambition commune. La ligne de crête (safe space) pour préserver à la fois la biodiversité et le climat est étroite, et il est donc d’autant plus important d’explorer les chemins de développement qui permettent de s’y tenir, tout en tenant toutes les promesses de l’Agenda 2030 pour le développement durable, notamment en matière de justice. Les gouvernements doivent donc clarifier ce(s) possible(s) chemin(s) de développement durable (ce que l’Accord de Paris invite à faire sous forme de stratégies de développement de long terme à faibles émissions, et qu’il faudrait étendre aux notions de résilience, de biodiversité, et de lutte contre les inégalités) et les conséquence à court terme qu’il faut en tirer : définir au plus tôt les investissements à court terme compatibles avec ce chemin et ceux qui en éloignent irrémédiablement ; mais aussi anticiper les changements sociétaux et de modes de vie qui ne manqueront pas de devenir nécessaires à court ou moyen terme (la sobriété dans les systèmes énergétique et alimentaire apparaissant par exemple comme une des options « sans regret » indispensables pour la biodiversité et le climat, quels que soient les scénarios) et qui nécessitent de donner les moyens aux ménages et aux acteurs économiques d’accéder à des alternatives, comme le montrent les propositions de la Convention citoyenne pour le climat en France, au cœur d’un débat politique tendu.
Ces changements nécessaires et ces investissements ne sont en général pas du ressort du ministère en charge de l’Écologie, mais de ministères sectoriels, du Plan, ou des Finances, et ce sont donc des arbitrages ambitieux qu’il faut gagner en joignant les argumentaires en matière de climat et de biodiversité, mais aussi en montrant la voie de projets crédibles de reconversion des secteurs dans l’économie réelle, qui soient positifs pour le climat, pour la biodiversité, pour l’emploi et pour l’économie.
Économie réelle, projets de territoires et débat démocratique
L’ambition commune en matière de biodiversité et de climat trouve aussi sa traduction très concrète aux échelles territoriales dans les choix d’aménagement et la planification spatiale, extrêmement structurante pour la biodiversité mais aussi pour le climat. Mais surtout, et c’est le point essentiel au moment où la reconstruction et la sortie de crise doivent être pensées comme une reconversion vers de nouveaux modèles économiques, les territoires sont le lieu où des bassins de production peuvent se donner un nouvel avenir, pour retrouver une viabilité économique et des emplois, et notamment en rediversifiant l’économie régionale, et dans le même mouvement bifurquer vers des modèles protecteurs du climat et de la biodiversité.
La rediversification des économies régionales apparaît comme une condition nécessaire pour la protection de la biodiversité, mais aussi pour aider au décollage de secteurs économiques décarbonés, et elle peut constituer un argumentaire convaincant pour la résilience des territoires et des emplois, et pourrait même commencer à apparaître attractif pour des acteurs économiques transnationaux après la crise. Mais ce n’est qu’un exemple émergent qui doit encore être consolidé pour déclencher de véritables stratégies concrètes de transformation et de résilience dans l’ensemble des systèmes économiques.
Une dernière leçon apprise en particulier en matière de biodiversité concerne l’importance des processus démocratiques pour la transformation des modèles de développement, permettant l’expression des droits politiques des plus vulnérables, notamment des communautés locales et des peuples indigènes. Pour que les choix économiques structurants des prochains mois et des prochaines années soient le plus possible alignés avec une ambition conjointe entre biodiversité et climat, cela suppose aussi que les citoyens et la société civile soient non seulement associés à la construction de ces projets d’avenir pour les territoires, mais qu’ils soient aussi en capacité de remettre en question des décisions trop proches du statu quo et donc insuffisamment ambitieuses en matière sociale ou environnementale : il faut pour cela assurer un espace politique ouvert, structuré, alimenté par la meilleure science et assurant l’accès à l’information, à la justice et la participation de tous les citoyens.
La coopération et le leadership internationaux seront essentiels pour conforter la crédibilité des narratifs économiques et l’espace politique nécessaires pour la transformation vers cette ambition conjointe. Alors que les mêmes puissances économiques sont en compétition commerciale et pour la rénovation du multilatéralisme, c’est dire toute l’importance des dialogues avec l’ensemble des pays, en Amérique latine, Asie ou Afrique, et des négociations informelles qui doivent cette année remplacer les couloirs des conférences, lors du Sommet Biden, du G20, du Sommet sur les systèmes alimentaires ou dans les pré-COP. L’Iddri s’emploie à soutenir le maintien d’espaces d’échanges informels en organisant par exemple des ateliers, notamment pour appuyer les dialogues bilatéraux entre l’Union européenne et les autres grandes régions.