À l’issue de la COP 26, les politiques en matière de changement climatique vont se trouver la croisée des chemins. La plupart des grands pays émetteurs et nombre de groupes de parties prenantes importants ont pris l’engagement face à la communauté internationale d’atteindre la neutralité carbone d’ici le milieu du siècle ou peu de temps après, en cohérence avec les exigences identifiées par les scientifiques dans l’optique de conserver l’objectif d’une augmentation des températures globales contenu bien en-deçà de 2°C. Mais les cibles et actions de court terme demeurent dans la plupart des cas mal alignées avec cet objectif à long terme, traduisant ainsi les défis posés en termes de mise en œuvre. Ces défis proviennent en particulier de la nature des mesures proposées pour réduire les émissions de gaz à effet de serre provenant d’activités anthropiques et, plus important encore, de leurs impacts hétérogènes, selon les circonstances nationales et les effets différentiels sur diverses activités et catégories de ménages. L’atténuation du changement climatique, comme de nombreux autres enjeux environnementaux, est par conséquent non pas une question d’économie pure mais d’économie politique, impliquant la résolution de conflits d’intérêts. Prenant acte de cette caractéristique, un ouvrage publié récemment présente l’état actuel des connaissances relatives à la discipline qui envisage les questions et crises écologiques sous l’angle de l’économie politique. Plus particulièrement, son chapitre 20 porte sur la manière d’analyser l’économie politique des transitions énergétiques et climatiques et les défis méthodologiques associés, qui sont en lien avec les outils de modélisation et les cadres de conception des trajectoires qui ont à guider la transition du monde réel vers la neutralité carbone.
Des scénarios basés sur des modèles permettent d’explorer différentes trajectoires de transition, d’analyser les interactions entre transformations systémiques et de quantifier les répercussions afin de fournir des ordres de grandeur. À ce titre, ils jouent un rôle important pour orienter les stratégies de développement à faibles émissions réalisables et pour guider le choix d’instruments et de mesures politiques concrets. Le paradigme ascendant (bottom-up) de l’Accord de Paris sur le climat, ultérieurement structuré par l’objectif global de neutralité carbone, s’éloigne des purs schémas de théorie économique et réintroduit la dimension propre à l’économie politique des scénarios de transformation. Il demande ainsi à revisiter l’approche en matière de conception de scénario, en allant au-delà de l’utilisation traditionnelle de modèles d’évaluation intégrée, qui ont été les outils de structuration pour l’élaboration d’un régime climatique international depuis Kyoto (1997). La conception de scénario doit permettre notamment de prendre en considération les particularités des situations de chaque pays, tout en analysant des ensembles de mesures complexes allant au-delà de la tarification du carbone, en se penchant sur la possibilité de profondes transformations structurelles et en saisissant la complexité des conséquences sociales et économiques, y compris les effets redistributifs. Ces conditions conduisent à reconsidérer le statut des modèles, qui échouent à saisir toutes ces composantes et doivent par conséquent être incorporés dans un cadre plus large pour soutenir une conception efficace de stratégies et d’actions visant la neutralité carbone globale.
Cette nouvelle perspective définit un changement dans le rôle des modèles, qui ne sont plus désormais des instruments pour fournir un point de vue normatif d’expert sur les solutions politiques, mais plutôt un outil pour guider les discussions politiques entre parties prenantes. En assurant la réintroduction des dimensions relatives à l’économie politique des transitions énergétiques et climatiques, elle peut servir à caractériser les effets des transformations menées pour atteindre la neutralité carbone, les domaines de choix et leurs conséquences. Ceci permet d’organiser la discussion politique, elle-même structurée par différents intérêts. Dans cette nouvelle approche, la modélisation ne représente qu’une composante d’un cadre de conception de trajectoires plus large, qui sert à traduire les narratifs qualitatifs, détaillés, exprimés dans la langue des parties prenantes en un ensemble d’indicateurs quantitatifs nécessaires pour caractériser les transformations selon des paramètres cohérents.
Deux exemples dans lesquels ce cadre a permis l’intégration de diverses considérations de l’ordre de l’économie politique dans la définition de stratégies climatiques et énergétiques : l’expérience française du Débat national sur la transition énergétique (DNTE) en 2013 et l’initiative internationale de trajectoires de décarbonation profonde (Deep Decarbonization Pathways-DDP) . Le DNTE n’a pas produit de nouveaux scénarios, mais a évalué des scénarios préexistants, provenant de visions contrastées de l’avenir, et finalement regroupés en quatre trajectoires représentant des points de vue différents sur la transition bas-carbone. Les modèles n’ont pas été utilisés de façon systématique pour produire les scénarios individuels, mais les quatre trajectoires ont été décrites de manière cohérente dans des tableaux regroupant les résultats standardisés, faisant apparaitre les principaux points de convergence et de divergence vis-à-vis du contenu des transformations envisagées, ce qui a constitué une contribution essentielle pour les consultations de parties prenantes et ultérieurement les décisions politiques. L’initiative DDP a adopté une approche semblable, transposée à l’échelle internationale dans un certain nombre d’exercices impulsés par les pays et examinant les trajectoires visant de profondes réductions des émissions de gaz à effet de serre. Des analyses transversales des scénarios nationaux DDP indiquent que des efforts ambitieux en matière d’atténuation nécessitent que soient menée une action forte simultanément sur quatre piliers de la transformation des systèmes : efficacité énergétique et économies d’énergie ; décarbonation des vecteurs énergétiques tels que l’électricité, les biocarburants et l’hydrogène ; changement de combustible des usages finales en faveur de ces vecteurs énergétiques décarbonés ; maximisation des puits de carbone naturels et technologiques durables. Elles montrent également que ces caractéristiques communes seront atteintes de manière très différente selon la situation des pays. Mais si les conditions propices sont réunies et que des ensembles de mesures appropriées sont introduits, la décarbonation profonde peut être réalisée en produisant de multiples bénéfices et opportunités sur les plans économique, social et environnemental pour améliorer partout les conditions de vie. Parmi ceux-ci figurent une meilleure qualité de l’air, une sécurité énergétique renforcée, une précarité énergétique réduite, de meilleures opportunités d’emploi, répartition des revenus et performances macroéconomiques.
Examiner les transitions accélérées et profondes que nécessite la neutralité carbone soulève des questions spécifiques en matière d’économie politique qui mettent au défi les paradigmes analytiques traditionnels. Pour être pertinents en matière de questions liées à la neutralité carbone, les scénario devraient être en mesure d’analyser la transformation radicale des systèmes sociotechniques et les interconnections au cœur des changements de ces systèmes, ce qui requiert d’adopter une représentation détaillée des principaux moteurs du changement. Ils devraient également représenter les changements de modes de vie pour permettre la prise en compte d’une combinaison de changements technologiques et sociétaux. Traiter la question de la justice sociale dans un contexte de transition écologique nécessite l’adoption d’une approche holistique quant aux mesures politiques, au-delà de la tarification du carbone, ce qui en conséquence impose d’aller au-delà des exercices de modélisation économique conventionnels.
Enfin, l’objectif de neutralité carbone requiert d’abandonner l’idée d’une répartition de la charge des efforts entre les pays et d’envisager plutôt l’idée que, à long terme, chaque pays devra être confronté au défi d’atteindre de très faibles niveaux d’émissions au sein de ses propres frontières. Il reste évident, toutefois, que la nature de la transformation domestique – y compris les aspects liés à l’économie politique de la transition – dépendra dans tous les cas de la nature de la transition globale. Un défi d’ampleur réside par conséquent dans la possibilité de saisir les narratifs de décarbonation profonde dans les analyses des pays à un niveau de détail suffisant pour orienter les priorités en matière de coopération internationale en fonction des perspectives de chaque pays.