Alors que la pré-COP 27 à Kinshasa met actuellement l’accent sur les questions de financement de l’action climatique dans les pays du Sud, notamment pour faire face aux catastrophes climatiques, les deux prochaines semaines seront critiques pour identifier des solutions à la crise profonde (pandémie, guerre en Ukraine, et leurs conséquences économiques, impacts du changement climatique, etc.) à laquelle sont confrontés notamment les pays les plus pauvres de la planète et ceux qui étaient sur le point d’émerger. Les réunions annuelles de la Banque mondiale et du FMI à Washington, puis la 3e édition du Sommet Finance en Commun à Abidjan, donneront l’occasion de préparer des évolutions possibles du rôle joué par ces différentes institutions, seule réponse qui semble à l’échelle face à l’ampleur des défis. Alors que le G20, institution créée également pour assurer une réponse coordonnée aux crises économiques et financières, est empêché de faire des avancées notables par le conflit entre Russes et Occidentaux, les progrès qui pourraient être engrangés à Washington et Abidjan permettraient de détendre les perspectives des pays les plus vulnérables, mais aussi de donner un contexte beaucoup plus favorable à la COP 27 sur le climat puis à la COP15 sur la biodiversité, ainsi qu’au bilan à mi-parcours des Objectifs de développement durable (ODD) en 2023.
Une longue « tempête parfaite » pour les pays en développement et des risques politiques importants pour les pays de l’OCDE
L’accumulation des crises semble avoir brisé l’élan de pays à revenus intermédiaires de la tranche inférieure (lower middle income countries) qui étaient sur le point d’émerger économiquement, et l’écart entre ces pays et les pays les moins avancés et les plus vulnérables, d’un côté, et de l’autre les pays qui ont les ressources pour financer leur relance, ne cesse de se creuser. De plus, ces pays sont à la fois les plus exposés aux impacts déjà réels du changement climatique et les plus faiblement dotés en termes de capacité financière d’adaptation à ces impacts. L’accent mis par la présidence égyptienne de la COP 27 et par les pays du G77 dans la négociation climatique sur les pertes et dommages et le besoin de financement pour y faire face est l’expression de cet enjeu. Et ces mêmes pays soulignent en outre leurs besoins de financement international s’ils veulent tenir l’ambition du nouveau cadre mondial pour la biodiversité.
Sur le climat, l’OCDE indique que les transferts financiers du Nord vers le Sud en matière de climat plafonnent depuis plusieurs années autour de 80 milliards de dollars par an, alors que la promesse de 2009 était que ces financements atteignent au moins 100 milliards de dollars par an dès 2020, avec un nouveau plancher à discuter à la hausse pour 2025. Sur la biodiversité, l’UE vient de doubler la mise sur ses engagements de flux financiers publics vers le Sud, et l’Allemagne a augmenté les montants promis. Mais les promesses des pays de l’OCDE , même si la priorité est évidemment qu’elles soient tenues, sont constamment remises en perspective par les pays du Sud comme étant en dessous de l’enjeu. Dès la COP 26 à Glasgow, le Premier ministre indien indiquait que les 100 milliards, promesse apparemment si difficile à tenir, n’étaient rien face aux 1 000 milliards annuels que la seule Inde doit investir pour l’action climatique, notamment en matière d’adaptation. Et face aux engagements de l’ordre des dizaines de milliards de dollars pour la biodiversité, les pays du Sud évoquent plutôt des besoins de plusieurs centaines de milliards. Sans parler des montants énormes qui pourraient être en jeu si les pertes et dommages devaient donner lieu à des réparations de la part des pays ayant le plus émis de gaz à effet de serre, ce que l’Accord de Paris rend explicitement impossible, mais qui est néanmoins évoqué par certains pays les plus vulnérables.
S’ils n’y prennent pas garde, entre les COP climat et biodiversité et l’évaluation à mi-parcours de l’Agenda 2030 en 2023, les pays de l’OCDE seront pris dans un piège parfait quant à l’écart à l’objectif fixé en 2015 en matière de financement du développement durable. D’autant que cet écart s’est accru avec la crise de la Covid, et cette tendance risque de se poursuivre (cf. Global Outlook on Financing for sustainable development 2021). Les pays de l’OCDE ont pourtant comme impératif stratégique ardent de maintenir la discussion multilatérale avec ces pays du Sud, et de ne pas les perdre comme alliés au profit de la Chine ou de la Russie.
Les évaluations et les seuils des montants nécessaires en matière de transferts du Nord vers le Sud auront évidemment toujours un caractère arbitraire, mais il est certain que la situation demande une réponse d’un autre ordre de grandeur que celui que les pays de l’OCDE, individuellement, pourraient apporter grâce à leur aide publique, même en comptant sa capacité à faire un effet de levier sur les financements privés. Que faudrait-il faire ? N’est-on pas en train de vivre le type de moment historique qui a poussé à mettre en place les institutions de Bretton Woods ?
Plutôt qu’un Bretton Woods 2.0, des évolutions pragmatiques
La réforme des institutions issues de Bretton Woods (Banque mondiale, FMI) est un serpent de mer, malgré l’importance des enjeux qu’elle pourrait recouvrir, et notamment une représentation beaucoup plus équilibrée du rapport de puissance dans le monde tel qu’il est aujourd’hui. Mais les pays les plus vulnérables, et la première ministre de la Barbade, Mia Mottely, en tête, ont choisi une bataille beaucoup plus pragmatique, concrète, et cherchent des résultats à court terme, plutôt qu’un nouveau Bretton Woods. Elle annonce néanmoins rien moins qu’une refonte des institutions financières internationales, seules à même de déployer des montants et des types d’intervention à la hauteur des enjeux. Alors que cela aurait pu sembler impensable il y a encore quelques mois, c’est aujourd’hui également Janet Yellen, la secrétaire du Trésor américain, acteur le plus puissant de ce système, qui demande la même chose. Concrètement, de quoi s’agit-il ?
Un premier enjeu, qui fait l’objet de discussions déjà longues au sein du G20, concerne l’utilisation des droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI, et la re-répartition des droits acquis par les pays du Nord au profit de la relance économique dans les pays du Sud et le financement des biens publics mondiaux. Cette discussion semblait surtout achopper sur la question des instruments et des canaux pour l’utilisation de ces DTS, et notamment pour discuter le rôle que pourraient ou devraient jouer le FMI et les banques multilatérales de développement dans cette perspective. Elle devrait maintenant trouver un cadre nouveau dans un débat plus large sur l’évolution du mandat des banques publiques (nationales et multilatérales) de développement : ce qui est proposé n’est rien de moins que de les engager à prendre plus de risques, à élargir la diversité des acteurs économiques auprès desquelles elles peuvent intervenir (au-delà des États souverains, les collectivités territoriales ou les entreprises publiques, par exemple), et enfin à investir beaucoup plus fortement sur les biens publics mondiaux (santé, climat, biodiversité, sécurité alimentaire, etc.).
Ce dernier point, essentiel pour les pays du Nord qui poussent cette réforme, pourrait aussi apparaître comme une conditionnalité au déclenchement d’interventions massives de la Banque mondiale et des autres banques multilatérales dans les pays du Sud. C’est là que l’expérience des banques publiques de développement, dans toute leur diversité (banques bilatérales, nationales, régionales), réunies avec les banques multilatérales au sommet Finance en commun, prend tout son sens : elle permet en effet de mettre en évidence comment l’alignement climat ou l’alignement sur les ODD ne constituent pas une conditionnalité empêchant l’accès aux fonds, mais un facteur de consolidation d’une trajectoire, spécifique au contexte de chaque pays, de transformation à long terme vers l’atteinte de la prospérité économique, de la résilience et de la viabilité écologique du développement envisagé. C’est ce que démontrent les études des pratiques des banques à ce sujet réalisées par l’Iddri (Iddri, 2020 ; ETTG, 2021 ; Iddri-BID, 2022). Des exemples comme celui de la Banque asiatique de développement sont aussi extrêmement intéressants : les mécanismes mis en place visent à maximiser les synergies entre les investissements à court terme indispensables pour sortir de la longue crise actuelle et les investissements transformationnels à long terme pour atteindre les ODD, qui constituent un agenda que les pays se sont approprié.
Pour de nombreuses questions posées dans les négociations climat, biodiversité ou océan, les banques multilatérales de développement apparaissent comme une solution, mais semblent aussi, pour l’instant et en moyenne, les moins agiles pour s’en saisir. Que font par exemple les banques multilatérales de développement en matière de biodiversité ? Peuvent-elles dire ce qu’elles financent qui dégrade la biodiversité, et savent elles comptabiliser ce qu’elles font aussi en positif pour la biodiversité ? Pour l’instant, ces chiffres ne sont que partiellement accessibles, alors même que leur poids sur différents modèles sectoriels de développement, notamment en matière agricole et alimentaire, est massif, et donc déterminant pour l’état de la biodiversité. Autre exemple, en matière de pertes et dommages, outre les événements catastrophiques, l’une des questions mal traitées concerne les évolutions progressives du climat qui en quelques années ou décennies nécessitent des transformations massives des modèles de développement territorial pour s’adapter (abandon de certaines filières au profit de nouvelles filières, abandon de certains territoires, etc.) : on ne peut traiter cette question sans prendre en compte les actions et les capacités d’intervenir des banques multilatérales sur les choix d’infrastructures ou sur les types de développement économique dans le secteur des terres. Leur responsabilité est donc majeure, de facto ou intentionnellement.
L’automne 2023 sera marqué par le bilan mi-parcours de l’Agenda 2030 lors du Sommet des ODD et par le Bilan mondial de l’Accord de Paris lors de la COP 28. Les avancées sur le front des banques multilatérales et du FMI sont donc extrêmement attendues, seules ces institutions étant en mesure de changer la donne pour les pays qui en ont le plus besoin, et d’ouvrir la voie à des déplacements des lignes politiques extrêmement tendues qui mettent en cause les accords passés en 2015.