La stratégie « De la fourche à la fourchette » (F2F), le volet agroalimentaire du Pacte vert de l’UE, définit une approche ambitieuse et réaliste pour une transition vers un secteur agroalimentaire plus durable. Il a notamment été proposé que sa mise en œuvre s’appuie sur l’adoption d’un cadre législatif pour des systèmes alimentaires durables (Framework for Sustainable Food Systems – FSFS), dont l’objectif est de « garantir que les aliments mis sur le marché de l’UE deviennent de plus en plus durables ». Toutefois, la Commission européenne n’a pas encore défini la forme que prendrait une telle loi-cadre et l’influence qu’elle devrait avoir sur d’autres textes législatifs. Ce billet de blog identifie la nécessité pour le FSFS d’énoncer des principes clairs définissant les contours du système alimentaire durable vers lequel l’UE devrait évoluer pour atteindre les objectifs du Pacte vert. S’accorder sur de tels principes lors de l’élaboration du FSFS requiert cependant un débat ouvert, transparent et démocratique sur l’avenir du système alimentaire de l’UE, qui tienne compte de deux aspects souvent laissés de côté dans les discussions : la nécessité de lier fortement les mesures relatives à l’offre et à la demande ; et l’importance d’accorder une attention égale au changement climatique et à la préservation de la biodiversité, y compris au sein des systèmes agricoles
Au cours des derniers mois, la Commission européenne a donné quelques indications sur ce qu’elle envisageait pour le FSFS. Trois mesures sont à l’étude, ciblant aussi bien l’offre que la demande : le développement d’un système d’affichage environnemental, de nouvelles lignes directrices pour des marchés publics « verts » ; et la création d’exigences minimales en matière de durabilité en matière agricole. Toutes les options sont sur la table concernant le niveau de rigueur qui sera appliqué, entre approches entièrement volontaires ou entièrement obligatoires.
Si les mesures elles-mêmes sont encore vagues, leur mise en œuvre nécessitera de s’accorder sur les définitions de ce que signifient « alimentation durable » et « système alimentaire durable » : dans le cas de l’étiquetage environnemental, pour déterminer comment et en fonction de quels critères et seuils les produits seront évalués ; dans le cas des marchés publics, pour déterminer quels produits les autorités publiques devront acheter ; et en termes d’exigences minimales de durabilité, quels produits seront autorisés sur le marché.
Toutefois, comme l’illustrent les débats en cours en France en matière d’affichage environnemental, la définition de critères concernant ce qui est ou n’est pas un « aliment durable » n’est pas seulement une discussion technique et scientifique. Les choix sur les indicateurs, la manière de les pondérer et l’unité fonctionnelle adoptée (par hectare ou par kilogramme) ne peuvent être dissociées de la vision que l’on a de ce qu’est un système alimentaire durable.
La stratégie « De la fourche à la fourchette » apporte précisément des éléments concernant la vision portée par la Commission européenne sur ce qu’elle considère comme un système alimentaire durable pour l’UE. Elle définit en effet des objectifs en matière de réduction de l’utilisation d’intrants de synthèse (engrais, pesticides et antimicrobiens), de restauration de l’hétérogénéité des paysages pour la préservation de la biodiversité (par le biais de l’objectif relatif aux caractéristiques des paysages) et de réduction des déchets et pertes alimentaires ; elle souligne également la nécessité de réduire la consommation de viande rouge et transformée pour des raisons sanitaires et environnementales. Cette orientation générale vers des régimes alimentaires plus sains et plus durables et vers une production moins intensive est non seulement conforme à la plupart des scénarios de systèmes alimentaires durables publiés ces dernières années (notamment le rapport EAT-Lancet et le rapport TYFA), mais elle reflète aussi, au moins en partie, les recommandations formulées par le Mécanisme de conseil scientifique de la Commission européenne dans son rapport de 2020).
Pourtant, dire que la F2F a été fortement critiquée depuis sa publication serait un euphémisme. Ceux qui l’attaquent ont notamment utilisé la guerre en Ukraine pour demander que le système alimentaire européen stabilise ou augmente ses niveaux de production actuels, au nom de la sécurité, voire de la souveraineté alimentaire. À cette fin, ils affirment que toute nouvelle règle environnementale devrait être jugée à l’aune de cet objectif. Ces arguments sur la sécurité alimentaire sont sous-tendus, implicitement ou explicitement, par deux idées.
Premièrement, la demande ne peut pas être modifiée, ou du moins ce n’est pas un domaine sur lequel les politiques publiques devraient intervenir. Parmi les options politiques, les propositions de politiques de réduction de la consommation de protéines animales sont considérées comme particulièrement intouchables par les opposants à la F2F. Deuxièmement, l’effondrement de la biodiversité dans les paysages agricoles de l’UE n’est pas considéré comme un problème en soi. Cette idée est souvent associée à une vision centrée sur le changement climatique, qui donne la priorité à l’atténuation du changement climatique par rapport aux autres défis environnementaux.
Nos travaux de recherche soutiennent la prise de position de la stratégie « De la fourche à la fourchette » sur l’intervention en matière de demande et la nécessité de préserver la biodiversité. La modification de la demande est un levier essentiel des transitions des systèmes alimentaires, comme le souligne également le Giec dans son rapport spécial sur les terres émergées (figure RID.3A). Il s’agit donc d’une priorité absolue dans un contexte où la consommation de protéines animales de l’UE est en moyenne bien supérieure à ce qui est nécessaire pour couvrir les besoins nutritionnels ; et où la production animale contribue largement au fait que l’UE est aujourd’hui importatrice nette de calories (via les importations massives de protéines de soja). D’autre part, les paysages agricoles diversifiés, qui abritent la biodiversité, rendent des services écosystémiques considérables jouant un rôle important dans le maintien de la capacité de production des terres agricoles de l’UE ; cet aspect ne doit pas être négligé car la stagnation des rendements de nombreux systèmes de culture en Europe occidentale est due, au moins partiellement, au déclin de la biodiversité et à un manque de capacité d’adaptation.
Plutôt que de proposer une vision consensuelle de l’avenir des systèmes alimentaires de l’UE, la stratégie « De la fourche à la fourchette » a ouvert la boîte de Pandore des désaccords persistants entre acteurs, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’UE. Dans ce contexte, se mettre d’accord sur des principes clairs pour définir les contours d’un système alimentaire européen souhaitable – une condition préalable essentielle pour aboutir à un FSFS robuste et transformatrice – nécessitera bien plus que des débats techniques. Différentes visions du système alimentaire doivent être discutées, et leurs hypothèses doivent être formulées de manière explicite pour pouvoir être débattues afin qu’un consensus politique puisse être construit puis concrétisé en critères et indicateurs directeurs plus techniques. Si la vision définitive de l’UE est plus solide, il sera plus facile pour l’UE de la promouvoir dans les forums internationaux, où des discussions sont en cours avec des implications importantes en termes de normes commerciales notamment.
Dans la perspective de tels débats, le rôle de la science et des scientifiques est de nourrir la discussion avec les meilleures preuves disponibles, tout en expliquant les hypothèses sur lesquelles reposent les travaux de recherche utilisée dans le débat. À ce titre, l’Iddri et ses partenaires continueront à mettre en avant la nécessité de considérer ensemble la consommation et la production, et à souligner que la conservation de la biodiversité au sein des agroécosystèmes est au moins aussi importante que le besoin de réduire l’empreinte climatique du système agroalimentaire pour maintenir la capacité de production à long terme.