Au terme de quatre années de négociations, largement perturbées par la pandémie de Covid-19, et de deux semaines d’une 15e Conférence des Parties à la Convention sur la diversité biologique qui en a scellé le contenu final, le nouveau cadre mondial de la biodiversité pour l’après-2020 (Global Biodiversity Framework, GBF en anglais) a été adopté à Montréal le 19 décembre 2022. L’objectif est d’enrayer et d'inverser la perte de biodiversité que les objectifs d’Aichi fixés pour la période décennale précédente (2011-2020) avaient échoué à contenir. Malgré des faiblesses et des manques, l’accord franchit un grand pas par rapport à ce qui préexistait à l’échelle des Nations unies sur la protection de la biodiversité. L’Iddri, présent pendant toute la période de négociation, décrypte dans ce billet de blog les principaux acquis et les défis pour mettre en œuvre les transformations nécessaires dans le cadre du nouvel accord.
Un « accord historique », c’est le terme le plus souvent entendu dans les couloirs du palais des congrès de Montréal après que l’accord a été adopté au petit matin du 19 décembre dernier. C’est le langage également utilisé par nombre de délégations, dans leur communication officielle et leurs communiqués de presse. Le mot est fort et témoigne d’une forme de soulagement des acteurs de la négociation, après quatre années de tractations douloureuses et la crainte d’un « Copenhague de la biodiversité ». Au prix d’un intense travail diplomatique entre pays du Nord, grands émergents et pays en développement, la présidence chinoise, fantômatique jusqu’alors, a facilité, avec l’appui du pays hôte (le Canada), l’adoption d’un accord aux avancées incontestablement significatives et ce, à au moins trois niveaux : (i) des objectifs et cibles chiffrés sur des engagements importants ; (ii) une mobilisation de ressources financières pour assurer leur mise en œuvre ; et (iii) un processus et des indicateurs de suivi régulier des engagements, imposant transparence et redevabilité.
Des objectifs et cibles chiffrés
C’était l’objectif de nombreux pays : aboutir à des engagements dont l’ambition est traduite par des objectifs chiffrés et mesurables. L’accord de Kunming-Montréal répond, à plusieurs titres, à cette exigence. C’est le cas notamment de l’objectif A à 2050, visant une réduction par 10 du taux et du risque d’extinction de toutes les espèces. C’est le cas également de plusieurs cibles à mettre en œuvre d’ici 2030. Ainsi de la cible 2, qui prévoit une « restauration effective » d'au moins 30 % des écosystèmes terrestres, d'eaux intérieures, côtiers et marins dégradés. Disposition phare particulièrement défendue par les organisations non gouvernementales, la cible 3 acte « l’Objectif 30x30 », c’est à dire l’établissement d’ici 2030 de réseaux d’aires protégées couvrant 30 % des terres et 30 % des mers. Certains regretteront l’absence de référence à une protection stricte et la mention d’une « utilisation durable » sujette à interprétations. Toutefois, et d’une manière plus générale, cet objectif 30x30, soutenu par la Coalition de la Haute Ambition pour la Nature et les Peuples, n’était pas acquis au départ et peut incontestablement être considéré comme un objectif de conservation ambitieux, conforme aux revendications de la plupart des organisations environnementales. L’IPBES avait par ailleurs souligné l’importance de changements structurels dans les systèmes techniques exerçant des pressions sur la biodiversité, sans lesquels la protection des espaces et des espèces serait vaine : les résultats de la négociation sur la cible 7 dédiée aux pollutions était à ce titre particulièrement attendus, en particulier sur le dossier pesticides pour lequel l’Union européenne tenait à un engagement fort. Le compromis a abouti à un objectif de réduction de moitié, non pas de la quantité de pesticides utilisés, mais du « risque global lié aux pesticides et aux produits chimiques hautement dangereux ». D’un point de vue scientifique, la référence au risque est tout à fait pertinente, certains pesticides étant plus néfastes que d’autres : à titre d’exemple, les États-Unis ont, entre 1992 et 2016, réduit la quantité de certains pesticides de 40 % tout en augmentant le risque d’un facteur 41 . Quelle que soit la définition retenue, l’objectif de réduire le risque de moitié d’ici 2030, pour aller encore plus loin après cette date, devrait avoir des effets de transformation profonde, car il paraît difficile de l’atteindre sans reconception fondamentale de la protection de la santé des cultures (par exemple par la re-complexification des rotations, la re-diversification des grandes régions spécialisées, ou l’utilisation de la chimie seulement en dernier recours).
La mobilisation de ressources financières
C’était naturellement l’un des dossiers épineux de la négociation, sur lequel les pays n’avaient pu s’entendre lors des discussions techniques et pour lequel un arbitrage au niveau ministériel était attendu. De manière schématique, les positions avant Montréal étaient les suivantes. D’un côté, les pays du Nord, soumettant leur contribution financière à l’adoption d’objectifs ambitieux, souhaitant une augmentation mesurée de leurs flux financiers vers le Sud (le premier projet de traité mentionnait 10 milliards de dollars par an), privilégiant l’utilisation du Fonds pour l’environnement mondial (FEM) comme mécanisme financier, et mettant l’accent sur la mobilisation de financements issus de « toutes sources ». De l’autre, les pays du Sud revendiquant un transfert financier conséquent (le chiffre de 100 milliards de dollars par an a longtemps été évoqué par plusieurs pays) et la création d’un fonds indépendant ad hoc pour la biodiversité.
Le compromis trouvé s’oriente autour d’une augmentation des ressources financières dédiées à la biodiversité, toutes sources confondues, à hauteur de 200 milliards de dollars par an d’ici 2030, dont une contribution financière des pays développés2 de 20 milliards par an d’ici 2025 et 30 milliards par an d’ici 2030. S’agissant du mécanisme financier et grâce à un compromis facilité par la Colombie, un fonds d’affectation spéciale sera créé en appui à la mise en œuvre du cadre mondial pour la biodiversité, mais sous l’égide du FEM et ce, jusqu’en 2030 à moins que la Conférence des Parties n’en décide autrement4 . En parallèle, l’accord prévoit d’explorer l’opportunité de créer un fonds spécifique hors FEM5 .
Corollaire indispensable de l’augmentation des ressources dédiées à la biodiversité, l’élimination, la suppression ou la réforme des subventions néfastes, estimées à 1,8 trillion de dollars chaque année, fait l’objet d’une cible spécifique prévoyant une réduction d’au moins 500 milliards par an d’ici à 2030.
Un processus de suivi régulier
L’échec des Objectifs d’Aichi 2011-2020 a notamment été expliqué par le manque d’un processus régulier de suivi des engagements. La communauté internationale en a tiré les leçons et l’accord de Kunming-Montréal6 prévoit plusieurs obligations en ce sens, à la fois individuelles et collectives. Chaque pays devra réviser sa Stratégie et plan d’action national pour la biodiversité (SPANB) d’ici la COP 16 (qui se tiendra en 2024 en Turquie) et soumettre des objectifs nationaux alignés avec les nouveaux objectifs mondiaux. Tous ces objectifs nationaux feront l’objet d’une « analyse mondiale » afin d’évaluer leur contribution agrégée à l’ambition collective lors de la COP 16 et à chaque COP. Une fois les objectifs planifiés, les pays devront soumettre un rapport national sur la mise en œuvre à deux reprises jusqu’à la fin du cycle (en février 2026 et en juin 2029) qui constitueront la base d’une « revue mondiale » à la COP 17 (2026) et à la COP 19 (2030). Les modalités de ce « bilan » à mi-parcours et en fin de parcours restent à déterminer, notamment les différentes sources d’informations qui seront prises en compte (et notamment le recours à des expertises indépendantes plutôt qu’à la simple auto-déclaration par les États) et les procédures associées. Ces mécanismes de suivi renforcent à la fois le suivi des objectifs, notamment en se reposant sur des indicateurs7 et des formats de reporting plus harmonisés et comparables8 , et le suivi des moyens de mise en œuvre. Les pays sont en outre encouragés à préparer des plans de financement associés à leur stratégie et objectifs nationaux9 et pourront indiquer leurs besoins pour leurs objectifs nationaux qui seront communiqués d’ici la COP 16, s’ils le jugent nécessaire.
Un accord perfectible
Certes, l’accord n’est pas parfait. Les dispositions sur l’agriculture, par exemple, sont le résultat d’un compromis entre des pays aux approches et pratiques si différentes que la cible 10 mêle à la fois les notions d’intensification durable et d’agroécologie, questionnant sa portée même car ne proposant pas une nouvelle trajectoire pour le secteur : ces formulations restent à l’échelle des pratiques, et non pas de changements plus systémiques, elles ne mettent pas explicitement en lumière la nécessité de changements structurels par rapport aux tendances lourdes en place dans de nombreux territoires (simplification des rotations et standardisation des paysages agricoles, spécialisation des bassins de production, par exemple) et dont l’IPBES indique qu’elle sont l’un des principaux facteurs de dégradation de la biodiversité. De même, on peut regretter certaines précautions de langage utilisées dans la cible 15 consacrée à l’évaluation et à la divulgation par les grandes entreprises et institutions financières internationales de leurs risques, dépendances et impacts sur la biodiversité – même si son contenu reste en ligne avec les travaux de la « Taskforce on Nature-related Financial Disclosures (TNFD) ». Par ailleurs, la prise en compte des résultats des bilans mondiaux pour réhausser l’ambition est à la discrétion des Parties et l’examen des rapports demeure volontaire, réduisant ainsi de facto les possibilités de démontrer l’effectivité des efforts nationaux individuels. Certains regretteront également les précautions (classiques) dans le langage utilisé – « le cas échéant », « accroître sensiblement », « selon qu’il conviendra » - qui réduisent la portée de certaines cibles, et l’absence de référence à la notion d’empreinte écologique et donc la possibilité d’interroger directement les enjeux de sobriété.
Ce cadre mondial s’avère néanmoins un compromis ambitieux, et non « le plus petit dénominateur commun » qu’on pouvait tant craindre, et une feuille de route dont le caractère historique, un peu vite proclamé, doit se traduire au plus vite par une mise en œuvre effective.
« Le début d’un commencement »
Car, comme le notait Basile van Havre, co-président du groupe de négociation quelques heures après l’adoption de l’accord, « c’est le début d’un commencement ». Le temps est compté puisque la communauté internationale dispose de huit années pour atteindre les objectifs et cibles fixés pour 2030. Le temps de la mise en œuvre doit donc commencer dès maintenant.
Cela impose notamment aux États de préparer des Stratégies et plans d’action nationaux alignés avec l’Accord de Kunming-Montréal et d’élaborer des plans nationaux de financement, qui pourront mettre en lumière des besoins de soutien, et qui pourraient constituer un des leviers clés pour faire bouger les lignes dans des arbitrages politiques nationaux qui ont par le passé été trop souvent en défaveur de la biodiversité. En complément des financements déjà fléchés pour une mise en œuvre rapide du nouveau cadre mondial, le FEM devra approuver la création d’un fonds dédié à la biodiversité et mettre en place les arrangements institutionnels nécessaires pour permettre son abondement par des sources diverses. Plus largement, la stratégie de mobilisation des ressources telle qu’adoptée à Montréal devra être mise en œuvre, à travers notamment une mobilisation des banques multilatérales de développement et des institutions financières. Les organisations intergouvernementales auront également un rôle essentiel à jouer puisqu’elles devront décliner la mise en œuvre du cadre mondial dans les différents secteurs concernés. On attend ainsi des organisations sectorielles, globales comme régionales, la définition d’un programme de travail dédié à la mise en œuvre des différents objectifs et cibles. Enfin, la société civile devra continuer à être mobilisée pour les prochaines étapes. Si Montréal a été reconnu comme un succès, c’est aussi parce que scientifiques et ONG ont joué leur rôle en obligeant les États à rentrer à la maison avec des résultats significatifs. Et l’accord adopté doit maintenant constituer un levier à destination de la société civile pour contraindre les États à agir et mettre en œuvre leurs engagements.
Ce blog a été réalisé grâce au soutien de l'OFB.
- 1 Secretariat of the Convention on Biological Diversity. Science briefs on targets, goals and monitoring in support of the post-2020 global biodiversity framework negotiations. 2022. CBD/WG2020/4/INF/2/Rev.2.
- 2 A noter dans cette cible 19 la mention des pays qui assument volontairement les obligations des pays développés, ouvrant la voie à une contribution possible des pays émergents.
- 4 Ibid, 30.
- 5 Ibid, 42.
- 6 Et la décision CBD/COP/15/L.27, Mécanismes de planification, de suivi, d’établissement de rapports et d'examen.
- 7 Le “cadre de suivi” adopte plusieurs types d’indicateurs, dont des indicateurs phares, de composantes, ou complémentaires (CBD/COP/15/L.26)
- 8 En annexe de la décision CBD/COP/15/L.27
- 9 CBD/COP/15/L.29