Publiées en amont de la réunion ministérielle pré-COP 28 qui se tiendra à Abu Dhabi les 30 et 31 octobre prochains, les conclusions du Conseil de l’Union européenne relatives à la position de l’UE pour la COP 28 ont parfois été jugées insuffisantes concernant l’élimination progressive des énergies fossiles. Or un examen attentif révèle que celles-ci vont au-delà d’annonces précédemment formulées et posent une base robuste fondée sur trois éléments détaillés dans ce billet de blog pour que l’UE joue un rôle de leadership dans l’atteinte d’un accord attendu lors de la COP 28 sur un paquet « transition énergétique » mondial et juste qui garde la limite des 1.5ºC d’augmentation des températures à portée de main dans le contexte d’une fenêtre d’action qui se referme rapidement.

Un paquet, non un menu : l’élimination progressive des énergies fossiles au niveau mondial comme composante essentielle d’une transition énergétique juste et véritablement alignée sur l’objectif de 1.5ºC

Le Giec a averti de façon claire du fait que la fenêtre d’action pour parvenir à respecter le seuil de température de 1.5ºC se referme rapidement, et que l’atteinte de cet objectif repose principalement sur une accélération des fortes réductions d’émissions au cours de cette décennie, suivie par une baisse brutale des émissions d’ici 2050 (-48 % des émissions de CO2 d’ici 2030 et -99 % d’ici 2050, par rapport à l’année 2019). L’obtention d’un tel résultat nécessite une diminution massive de l’usage des énergies fossiles. L’Agence internationale de l’énergie (IEA) s’est fait l’écho de cet appel à une réduction massive, en affirmant que l’expansion du charbon, du pétrole et du gaz est incompatible avec une trajectoire énergétique visant le respect de la limite des 1.5ºC. Lors de la COP 27, 80 pays, dont l'UE, avaient soutenu un appel à « l'abandon progressif de tous les combustibles fossiles », mais celui-ci avait été bloqué par d’autres pays, et n’avait pu figurer dans les résultats de la COP.

Les conclusions formulées par le Conseil de l’UE soulignent de manière explicite que le besoin d’une élimination progressive des énergies fossiles à l’échelle mondiale fait partie intégrante du paquet à atteindre à l’occasion de la COP 28. Le triplement des énergies renouvelables et la multiplication par deux de l’efficacité énergétique « doivent aller de pair avec des économies d'énergie et la suppression progressive de la production et de la consommation d'énergie à partir de combustibles fossiles, laquelle doit être adoptée par la COP 28 ». L’UE reconnait également qu’une sortie progressive des énergies fossiles juste et réalisée à l’échelle mondiale nécessitera de travailler « avec les pays en développement, notamment par le renforcement des capacités et l'assistance technique et financière provenant de toutes les sources, pour relever les défis découlant de la transition, y compris en termes d'accès à l'énergie et de sécurité énergétique, et tirer parti des avantages qu'elle offre » ; ce qui devrait constituer un signal crucial pour nombre de pays du Sud concernant tous les objectifs de la COP 28 en matière d’énergie.

Insister sur le fait que l’élimination progressive des énergies fossiles représente un élément constitutif d’un paquet énergie plus vaste, et non une option qui peut être choisie ou écartée, est essentiel, étant donné que le risque est grand que certains États, à l’occasion de la COP 28, réclament uniquement l’instauration de l’objectif mondial d’un triplement des énergies renouvelables d’ici 2030 – ce qui semble désormais être une possibilité en raison en particulier du soutien exprimé dans la déclaration des dirigeants du G20 (bien qu’elle fasse état d’importantes réserves1 ) – et potentiellement du doublement de l’objectif en matière d’efficacité énergétique (ce qui ne semble pas susciter de grandes controverses). Une discorde plus importante continue d’exister concernant une élimination progressive des énergies fossiles, étant donné notamment l’incapacité dont ont fait preuve les pays du G20 plus tôt cette année pour parvenir à un tel engagement. Parallèlement, le document d’orientation de la Présidence des Émirats Arabes Unis pour la COP 28, également publié le 17 octobre, mentionne une « réduction progressive des combustibles fossiles non adossés à des dispositifs de réduction des émissions », tout en s'appuyant notamment sur un « déploiement accéléré de toutes les solutions et technologies disponibles », ce qui peut être interprété comme un appel au déploiement à grande échelle du captage et du stockage du carbone (CSC) dans le secteur de l'électricité, et de l'élimination du dioxyde de carbone (CDR).

Fournir de puissants garde-fous sur le rôle de l’adossement à des dispositifs de réduction des émissions dans l’élimination progressive des énergies fossiles à l’échelle mondiale

Un élan politique récent et grandissant concernant une élimination progressive des énergies fossiles a provoqué un nouveau débat quant au rôle que les technologies « de réduction » – c’est-à-dire qui réduisent les émissions dues aux combustibles fossiles, principalement la coûteuse technologie de capture et de stockage du carbone (CCS), dont la création remonte à cinquante ans – ont à jouer dans la transition, sans la retarder davantage.

L’appel à supprimer progressivement tous les combustibles fossiles sans que soit mentionné l’adossement à des dispositifs de réduction des émissions – considéré comme une option plus ambitieuse, et soutenue dans l’UE par une douzaine de pays dont la France, l’Allemagne et les Pays-Bas, et au niveau mondial par les États insulaires du Pacifique2 et d'autres signataires de l'initiative du traité de non-prolifération des combustibles fossiles – n’est pas parvenu à figurer dans la version finale des conclusions du Conseil. Toutefois, en associant l’appel à une « élimination progressive à l'échelle mondiale des combustibles fossiles sans dispositif de réduction » de sorte à atteindre de façon collective zéro émission nette aux environs du milieu du siècle, à de puissantes garanties clés en matière de « dispositifs de réduction », les conclusions du Conseil positionnent l’UE de manière à ce qu’elle soit en capacité de mener une impulsion en faveur d’un objectif tout aussi puissant, et dans l’idéal, de garde-fous en matière de « dispositifs de réduction » encore plus détaillés. 
 
En écho aux récentes mises en garde de l'AIE sur le rôle du CSC et à une déclaration de la High Ambition Coalition à l'Assemblée générale des Nations unies, les conclusions du Conseil de l’UE fournissent trois puissants garde-fous concernant les technologies de réduction des émissions, tout en mentionnant également les technologies d’élimination du dioxyde de carbone (CDR en anglais) (certaines méthodes de CDR incluent la capture et le stockage du carbone dans leur process, comme dans le cas de la capture directe du CO2 dans l’air avant stockage (DACCS) – ce qui fait écho aux récentes mises en garde de l’AIE quant au rôle du CCS et à une déclaration émanant de la Coalition de la haute ambition à l’Assemblée générale des Nations unies :

  • commencer, fait important, par reconnaitre que « les technologies de réduction des émissions qui ne causent pas de préjudice important à l'environnement existent à une échelle limitée » – ceci est particulièrement vrai pour ce qui est des deux ou trois décennies à venir, et est également le cas de nombre de méthodes d’élimination du dioxyde de carbone ;
  • prioriser un déploiement limité aux utilisations à plus haute valeur ajoutée : pour « réduire les émissions provenant principalement des secteurs où il est difficile de le faire » tandis que l’élimination du dioxyde de carbone doit « contribuer à des émissions négatives à l'échelle mondiale » ;
  • parer au risque de voir les efforts de réduction des émissions ralentis ou stoppés en mettant l’accent sur le fait que ces technologies « ne devraient pas être utilisées pour retarder l'action climatique dans des secteurs où des solutions d'atténuation réalisables, efficaces et rentables sont disponibles, en particulier au cours de cette décennie critique ».

À l’approche de la COP 28, l’UE devrait s’appuyer sur ces garde-fous et les détailler davantage pour ce qui à la fois du CCS et du CDR, en établissant une distinction claire entre leurs rôles respectifs (qui sont souvent confondus3 ). Elle devrait adopter une définition pour les énergies fossiles adossées à des dispositifs de réduction des émissions qui soit compatible avec l’Accord de Paris (laquelle, ainsi que le réclament Chris Bataille, chercheur associé à l’Iddri, et d’autres experts, ne devrait faire référence qu’aux émissions capturées (par exemple, au moyen du CCS) à hauteur de 90-95 %). Il est également essentiel que l’UE s’assure que toute inclusion de CDR suive les cinq principes pour une approche scientifique, durable et réalisable que nous avons récemment définis, la dépendance à l'égard du CDR à grande échelle risquant d’aboutir à une dépassement des limites planétaires, ce qui compromettrait les objectifs du Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal. Le CCS tout comme le CDR sont susceptibles de devenir d’importantes « monnaies d’échange » dans la négociation, avec certaines Parties qui demanderont probablement une expansion à grande échelle – ainsi que le laisse entendre la Déclaration des dirigeants du G20 et la vision de la Présidence des EAU de la COP 284 –, présentant le risque majeur de retarder l’atténuation que l’UE dénonce, et de compromettre l’objectif de ne pas dépasser 1,5°C. L’UE devrait également s’assurer que tous les objectifs et initiatives de « gestion du carbone » adoptés rendent compte du respect des standards élevés formulés dans les positions du Conseil.

Prendre la mesure de l'importance des conséquences d’une élimination progressive, au milieu du siècle et à l’échelle mondiale, des combustibles fossiles non adossés à des mesures de réduction des émissions qui serait assortie de puissants garde-fous concernant les dispositifs de réduction

Bien que l’UE ne fournisse pas de date stricte pour ce qui est d’une élimination progressive des énergies fossiles en tant que telle – un autre élément à propos duquel elle a essuyé certaines critiques –, elle souligne clairement l’importance « pour le secteur de l’énergie d’être majoritairement libéré des combustibles fossiles bien avant 2050 ». Lorsqu’on la prend en compte en y adjoignant les puissants garde-fous relatifs aux dispositifs de réduction, la déclaration de l’UE va au-delà de l’accord des ministres du G7 en matière de climat établi en avril pour ce qui est « d’accélérer l’élimination progressive des combustibles fossiles non adossés à des dispositifs de réduction de sorte à atteindre zéro émission nette dans les systèmes énergétiques d’ici 2050 au plus tard », et s’inscrit dans le droit fil du message du Giec qui stipule qu’en 2050, si l’on veut suivre la trajectoire d’une augmentation des températures contenue dans la limite de +1.5ºC, l’offre en électricité dans sa quasi-totalité devra provenir en 2050 de « sources zéro-carbone ou bas-carbone5 ». Si l’on en tire les conséquences complètes, ces déclarations ont des implications importantes, notamment concernant les changements exigeants requis dans les deux prochaines décennies : 

  • Un rôle limité pour les combustibles fossiles adossés à des dispositifs de réduction des émissions dans le secteur de l’énergie, ce qui implique par conséquent un rôle très limité des combustibles fossiles dans le secteur de l’énergie d’ici 2050 – qu’ils soient adossés ou non à des dispositifs de réduction. Si elle s’appuie sur ses propres garde-fous en matière d’adossement à des dispositifs de réduction décrits plus haut, les dernières données scientifiques produites par le Giec et les projections de l’AIE, l’UE possède une raison solide de projeter un rôle limité pour le CCS dans le secteur de l’énergie, étant donné que des mesures bien plus rentables existent – le sixième et dernier Rapport d’évaluation du Giec indique que le CCS a un coût de 50 à 200 USD/tonne dans le secteur de l’électricité et possède le potentiel de réduire 1 Gt/CO2 d’ici 2030, comparativement à des coûts négatifs pour ce qui est de l’énergie solaire et de l’énergie éolienne quand on les compare à des scénarios « business as usual » et un potentiel en matière d’atténuation presque dix fois plus élevé. L’attractivité du coût du CCS dans le secteur de l’électricité – et même dans celui de l’industrie lourde – est susceptible de continue à décroître dans la compétition avec les énergies renouvelables et d’autres autres solutions offertes ne devraient pas, selon les projections, cesser de chuter.
  • Des jalons concrets et exigeants pour parvenir à une suppression progressive au milieu du siècle : l’UE considère qu’aboutir à un secteur de l’énergie majoritairement libéré des combustibles fossiles en 2050 a de fortes implications concernant ce qu’il nous faut faire au cours des deux prochaines décennies. Elle souligne « l'importance qu'il y a à s'efforcer de parvenir à un système électrique mondial entièrement ou principalement décarboné dans les années 2030 », ce qui, par conséquent, nécessite de réduire fortement la production d’énergie à partir de combustibles fossiles d’ici 2030 et dès lors de s’approcher d’une suppression progressive de la production de combustibles fossiles (en vue de générer de l’électricité) d’ici 2050. L’UE appelle également à la mise en place de deux priorités clés à courte échéance : mettre un terme à toute nouvelle production d’électricité obtenue à partir du charbon et supprimer progressivement et « dès que possible, (les) subventions en faveur des combustibles fossiles qui ne règlent pas les questions de la précarité énergétique ou de la transition juste ». En 2022, les pays du G20 ont dépensé 1,4 millier de milliards USD en subventions aux combustibles fossiles

À l’approche de la COP 28, l’UE devrait détailler plus avant sa vision et les étapes intermédiaires pour éliminer progressivement d’ici 2050 les combustibles fossiles non adossés à des dispositifs de réduction dans d’autres secteurs que les conclusions du Conseil n’ont pas traités. Un secteur clé de ce type est celui du transport, qui représente à l’heure actuelle plus d’un tiers des émissions mondiales de CO2 des secteurs d’utilisation finale, principalement par le biais de la consommation d’énergie fossile, et placé au cœur du récent deuxième dialogue mondial du Programme de travail sur l'atténuation de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques.

Les conclusions du Conseil de l’UE sur l’élimination progressive des énergies fossiles – insister sur le fait qu’il s’agit d’une composante non pas optionnelle, mais faisant partie intégrante du paquet énergie plus vaste ; présenter des garde-fous clés quant aux dispositifs de réduction des émissions ; souligner les jalons principaux au cours des décennies à venir – posent des bases solides pour que le bloc des 27 joue un rôle de leadership essentiel aux côtés d’autres États champions de la Coalition de la haute ambition et au-delà6 , et se positionne à Dubaï en faveur d’un paquet « transition énergétique » juste, ambitieux et véritablement aligné sur l’objectif de 1.5ºC.

  • 1 Le G20 appelle à ce qu’un triplement des énergies renouvelables soit conduit « au moyen des cibles et politiques existantes » et parallèlement à une ambition similaire concernant « d’autres technologies à émissions nulles et faibles, notamment les technologies de réduction et d’élimination des émissions ».
  • 2 Y compris les États insulaires du Pacifique qui, cet été, ont invité les pays à s'engager avec eux à « gérer une élimination progressive, mondiale, équitable et sans réserve du charbon, du pétrole et du gaz ».
  • 3 Les technologies « de réduction » telles que le CCS réduisent les nouvelles émissions ponctuelles de CO2 des combustibles fossiles, tandis que le CDR élimine le CO2 de l’atmosphère et le stocke dans des réservoirs géologiques, terrestres ou océaniques, ce qui se traduit par une réduction nette de la concentration atmosphérique de CO2 (si certaines conditions sont réunies, notamment celle de la « permanence » du stockage).
  • 4 La Déclaration des dirigeants du G20 appelle à ce que soit mené un triplement des énergies renouvelables parallèlement à une ambition similaire concernant « d’autres technologies à émissions nulles et faibles, notamment les technologies de réduction et d’élimination des émissions ». Par ailleurs, la Présidence des EAU appelle à ce qu’une « réduction progressive et responsable des combustibles fossiles non adossés à des dispositifs de réduction » soit soutenue par, notamment, un « déploiement accéléré de toutes les solutions et technologies disponibles », ce qui peut être compris en l’occurrence comme un appel à un déploiement à grande échelle de la capture et du stockage du carbone (CCS) dans le secteur de l’électricité.
  • 5 6e Rapport d’évaluation du Giec – Groupe de travail III, Résumé à l’attention des décideurs, C.3.2.
  • 6 Notamment les États insulaires du Pacifique qui ont cet été invité des pays à s’engager avec eux pour « parvenir à une élimination progressive du charbon, du pétrole et du gaz qui soit mondiale, équitable et sans réserve ». https://fossilfueltreaty.org/fossil-free-pacific