La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne en 2016, le mouvement des Gilets jaunes en France en 2018-2019 ou encore les protestations des agriculteurs début 2024 ont mis au jour d’importantes tensions au sein des sociétés en Europe. Celles-ci ont refait surface lors des élections européennes, et composent, de manière décisive, l’arrière-plan de la campagne actuellement menée pour les législatives en France. Notre hypothèse est que ces contestations émanent de promesses sociales implicites non tenues, et qu’elles attestent d’un contrat social détérioré. Le rapport que publient aujourd’hui l’Iddri et l’institut Hot or Cool, fruit d’un an de travail, examine et analyse en profondeur les phases et les ressorts historiques de nos contrats sociaux, en France et au Royaume-Uni. Quelles évolutions ont-ils connu ? Comment cela pèse-t-il sur nos attentes et normes sociales ? Comment penser de nouveaux arrangements pour l'avenir, de surcroît compatibles avec la nécessaire transition écologique ? Ce sont ces attentes et arrangements – passés et à venir – de notre contrat qu’il s’agirait de remettre au centre du débat démocratique ; ils sont au cœur des choix de société qu’effectueront les différents pays européens.

Le contrat social, un concept dynamique

L’hypothèse à l’origine de ce travail est que nous héritons d’arrangements sociaux et de promesses, qui, lorsqu’ils ne sont pas mis en œuvre, nourrissent les tensions et génèrent parfois des crises. Pour la plupart, ces compromis sociaux sont implicites et nous viennent du passé, mais ils ont des effets puissants sur la vie politique et sociale actuelle de notre pays, sur nos attentes collectives et nos normes de justice, raison pour laquelle il est essentiel de les révéler – et, à terme, de les renégocier. C’est une nécessité également pour la transition écologique, tant celle-ci bouscule les schémas établis (modes de vie, secteurs économiques et emplois, etc.) et tant il est difficile de la promouvoir et de la mettre en œuvre dans une société sous tension.

Comme d’autres organisations (notamment Green Economy Coalition, UN, Friends of Europe), nous utilisons le concept de « contrat social », dans une approche transdisciplinaire, pour désigner ces pactes et ces arrangements sociaux qui font tenir notre vie collective, ces compromis qui structurent la société et qui peuvent toujours être renégociés, car aucun contrat social n’est définitif, aucun contrat social n’est inéluctable. 

Le schéma ci-dessous figure les pactes qui nous semblent les plus centraux dans notre vie sociale (Démocratie, Travail, Consommation, Sécurité), et qui ont fait l’objet de redéfinitions au cours de l’histoire.

 


Légende : ce schéma représente 4 pactes constitutifs de notre vie sociale. Au croisement de ces quatre dimensions se situe l’espace dans lequel l’individu cultive son autonomie, et la « la vie bonne », qu’il aspire à mener. Si les pactes Sécurité et Démocratie sont traditionnels dans les représentations philosophiques du contrat social, la société moderne et productiviste a vu l’émergence du pacte Consommation, qui renvoie à une promesse de prospérité, et du pacte Travail, qui renvoie à une promesse de solidarité. 

Des liens très forts relient ces quatre pactes. Par exemple, historiquement, les loisirs et la consommation ont été vus comme la compensation d'un travail aliénant et comme vecteur possible d'émancipation. Autre exemple d’interaction : il est probable que les mutations du travail (ex : « uberisation » du travail, réduction du rôle des syndicats, etc.) influencent le rapport à la vie démocratique. De même, la place du travail et celle de la consommation dans la vie des citoyens ne peuvent se penser indépendamment, chacun demeurant tour à tour producteur et acheteur de biens et services. L’approche par le contrat social montre donc que la renégociation des compromis passe par la prise en compte simultanée de toutes les dimensions qui structurent notre vie en société.

Notre travail a consisté à analyser l’histoire de notre société, de ses compromis et de nos promesses collectives à travers ces quatre dimensions, depuis deux siècles. À travers ces pactes, il s’est agi de développer une approche empirique de nos tensions sociales, de saisir les enjeux sociaux et politiques de la transition, la façon dont ils s’incarnent, et de compléter les lectures strictement économiques de cette dernière, auxquelles nous sommes habitués. Ce travail a également été réalisé au Royaume-Uni. 

Mais qu’entend-on exactement par contrat social ?

Il s’agit d’un système d’attentes et de compromis collectifs, propres à une société donnée, qui englobe les droits dont nous jouissons, les devoirs que nous acceptons, les responsabilités qui incombent aux institutions et les récits auxquels nous croyons. Que le terme de contrat ne donne pas l’illusion néanmoins d’un consentement univoque des parties prenantes : même si le contrat global reste sensiblement le même à l’échelle d’une société, le contenu des pactes peut varier d'un groupe social à un autre (inégalités dans les avantages et contreparties, droits et devoirs propres à chaque classe sociale). Par ailleurs, le contrat social de chaque pays a fait – et fait toujours, par définition – l'objet de luttes sociales, de rapports de force parfois inégaux, de choix politiques non démocratiquement débattus. Des alternatives ont été proposées à travers l’histoire, formulées par différents groupes politiques ou sociaux. 

Le contrat social de chaque pays est enfin constitué de plusieurs couches historiques. En ce sens, il désigne bien plus que la doctrine d'un camp politique ou les idéologies d’une société, bien qu’il demeure influencé et modifié par elles. Ce que nous appelons le contrat social est finalement le modèle hétérogène d'organisation collective qui prévaut depuis quelques décennies, inscrit dans une histoire plus longue et actualisé à chaque siècle par les idéologies dominantes et les luttes sociales de l’époque. 

Quels enseignements tirons-nous de cette exploration ? 

Notre analyse montre des dynamiques différentes selon les 4 pactes, avec des pactes Consommation et Sécurité qui semblent pris dans une course sans fin, et des pactes Démocratie et Travail qui semblent au contraire manquer de renouvellement. Dans les deux cas, leur actualisation apparaît nécessaire.

Concernant le pacte Consommation, il semblerait qu’il incarne désormais l'activité sociale par excellence, au sens où l'on attend de la consommation qu'elle remplisse les promesses autrefois associées au travail et à la démocratie (acquérir un statut social désirable dans la société en accédant à certains biens ; contribuer au bien commun et exercer sa souveraineté par une consommation éthique). L’État et le monde économique organisent par ailleurs la consommation de masse selon l’idée qu’elle garantit efficacement la prospérité (les recettes publiques et les bénéfices privés collectés seront redistribués, et la consommation garantit aux individus l’accès à un certain statut social). Pour tous, il s’agit d’une course sans fin, où de nouveaux services et objets élèvent sans cesse les standards de consommation, une poursuite intenable pour beaucoup dans une société marquée par les inégalités de ressources. 

Quant à la demande sécuritaire, celle-ci semble également en hausse constante, et concerne de plus en plus de pans de la vie (sécurité civile, militaire, sanitaire, professionnelle, alimentaire), avec une aversion pour le risque de plus en plus forte – ce qui a été synonyme de progrès social (amélioration du droit du travail et des normes de sécurité, de la protection des plus vulnérables, etc.), mais peut également prendre la forme d’une frustration sécuritaire à laquelle les institutions et les politiques publiques ne peuvent apporter une réponse systématique. 

À l’inverse, les pactes Démocratie et Travail ne semblent pas vraiment avoir fait l’objet de promesses renouvelées, depuis les années 70-80. Avons-nous réellement modernisé l’ancien compromis fordiste au sujet du travail et de sa finalité (contribuer au progrès matériel de la société) et quel est aujourd'hui le projet sous-jacent à notre vision du travail (se réaliser, renforcer les liens de solidarité, garantir la prospérité individuelle et collective) ? Quant à notre rôle de citoyen, par quelles orientations et à travers quelles évolutions de la vie démocratique pourrions-nous le régénérer ? L’engouement associatif en France témoigne d’une réelle aspiration à l’engagement pour le bien commun. Comment renforcer le sentiment de participation de toutes et tous (participation de « proximité », participation au travail, etc.) ? À une échelle plus large, comment développer notre système démocratique pour mieux y intégrer une dimension participative ? 

Leçons transversales 

Actualiser notre contrat social est d’autant plus important qu’il conditionne notre sentiment d’appartenance à la société. Dit autrement, ce sentiment est celui d’avoir accès aux fruits des promesses de notre contrat social. Dans ce contexte, l'écart entre les situations sociales « promises » et les positions sociales réelles, parfois décevantes, est politiquement très sensible, ce que les indicateurs économiques ne parviennent pas toujours à identifier. Quant au sentiment de sécurité, il résulte de la mise en œuvre des quatre pactes, car il est clair que les insécurités sociales créées par les conditions d'emploi, l'état des services publics et les inégalités de consommation se cumulent et décuplent leur impact sur les individus – ce qui peut avoir des répercussions politiques notables. Et la sécurité demeure un prérequis incompressible pour accéder à l’autonomie, avoir le sentiment de contrôler sa vie et développer une capacité à se projeter dans l’avenir.

Un contrat social rompu pour une partie importante de la population signifie que le contrat social est rompu pour l'ensemble de la société. Et l'affaiblissement des règles et des grands récits que nous partageons collectivement doit nous alarmer : il signifie que nos compromis ne satisfont plus les normes de justice en lesquelles nous croyons, et ne justifient plus les contraintes que nous acceptons. Il signifie également la mise sous tension d’une société en laquelle peuvent se répandre le conflit, l’intolérance, les inégalités et une économie qui ne prospère plus. Mais la bonne nouvelle est que notre contrat social peut évoluer, comme le montrent clairement nos revues historiques : la notion de contrat social doit fonctionner comme un moteur politique, et montrer la nécessité du changement. 

Comment utiliser cette étude ? 

Notre étude est loin d’avoir une simple fonction de diagnostic : elle permet d’interpréter des questions politiques brûlantes de notre actualité ; elle fournit une base de réflexion pour de nouveaux récits politiques (intégrant mieux l’écologie), qui peuvent être utiles aux partis politiques, aux acteurs de la société civile et aux divers acteurs économiques qui souhaitent s’engager dans la transition ; elle fournit également des bases de questionnement, fondées sur la mise en relation des 4 pactes, pour les processus de démocratie participative ; plus largement, elle constitue une ressource pour organiser des débats cherchant à concilier progrès social et transition écologique, par exemple en facilitant la réflexion commune avec des experts sectoriels confrontés à des difficultés de mise en œuvre pratique, avec des promoteurs d'initiatives incarnant de nouveaux modèles de société, avec la société civile engagée en faveur d'une société plus équitable et plus durable.

Enfin, ce cadre permet de se demander si les tensions actuelles – sociales, économiques et politiques –, par leur intensité et leur récurrence, sont comparables à certains moments historiques de redéfinition des pactes : à ce titre, il permet de penser les conditions et coalitions sociales nécessaires à l’avènement d’un nouveau contrat social, pourvu que l’on examine, à travers l’histoire, les associations et les alliances qui ont porté leurs fruits, et engagé de véritables changements de société.