Le secteur de l’élevage, en France, est soumis à des injonctions contradictoires : produire des protéines de qualité peu onéreuses, contribuer à la gastronomie, gérer les paysages, améliorer le bien-être animal, tout en réduisant les impacts sur l’eau et le climat, en créant des emplois dans les territoires, ou encore en contribuant à la balance commerciale. Identifier des options pour résoudre ces tensions suppose une compréhension partagée des dynamiques passées et futures des filières. Nourrie de nombreux échanges avec les professionnels français entre 2022 et 2024, l’Étude résumée dans ce billet de blog propose simultanément une rétrospective et un scénario tendanciel pour trois filières de la viande en France à l’horizon 2035 : volaille, porc, viande bovine. 

Une méthodologie innovante au service de la compréhension du fonctionnement des trois filières

L’analyse repose sur quatre choix méthodologiques clés. Le premier concerne la prise en compte d’une diversité d’enjeux allant au-delà de la compétitivité prix et des intensités d’émissions de gaz à effet (en CO2eql/kg produit) : emploi, structure du secteur, dynamiques territoriales, biodiversité. Le deuxième a été de considérer les filières volailles, porcs et ruminants comme constitutives d’un secteur des viandes dont les dynamiques d’ensemble résultent de l’interaction entre ces trois filières. Troisièmement, l’analyse de l’offre comme de la demande sur les trois filières s’est faite à différents niveaux géographiques emboîtés : la France, l’Union européenne et le reste du monde. Enfin, cette analyse combine une approche qualitative historique et un dispositif de modélisation original. La rétrospective permet une appréhension des déterminants à l’œuvre dans la transformation des filières ; la modélisation, une quantification des impacts socio-économiques et environnementaux à l’échelle des fermes, des outils industriels et du territoire métropolitain. 

L’analyse développée considère donc simultanément (i) les relations au sein et entre ces trois chaînes de valeur ; (ii) les niveaux domestique, européen et mondial ; et (iii) les opportunités et verrouillages résultant des transformations historiques des trois filières.

Une rétrospective des années 1960 à nos jours pour comprendre la situation actuelle des filières françaises

De l’après-guerre à aujourd’hui, le marché des viandes a connu un double mouvement de commodification1 puis de libéralisation : la viande est devenue un produit de plus en plus standardisé, échangé sur des marchés de plus en plus ouverts, faisant de la compétitivité prix un déterminant majeur des équilibres offre-demande.

Les trois filières étudiées ont connu une croissance ininterrompue jusqu’aux années 1990, fournissant une demande domestique et mondiale en hausse. Cette dynamique a reposé d’abord sur le soutien de la politique agricole commune et la protection des marchés qu’elle a permis, ainsi que sur des choix forts à l’échelle française : maintien d’une agriculture familiale et diversifiée ; faible intégration vers l’aval et importance donnée aux coopératives. Elle s’est aussi accompagnée d’une concentration territoriale importante, efficace économiquement mais aux impacts environnementaux forts. En parallèle, la place du poulet dans la consommation s’est renforcée, au détriment de la viande bovine, et les filières se sont industrialisées.

Depuis 2000, les opérateurs français sont en difficulté sur les marchés à l’export et le marché intérieur (avec des différences entre filières). Cela s’explique, d’un côté, par une standardisation de la consommation nationale, ce qui a mis en difficulté les filières plus qualitatives. D’un autre côté, les évolutions du cadre politique européen et du commerce international, couplées à la montée en puissance de concurrents européens, placent d’autres pays que la France dans la cour de l’Europe des viandes. Cette compétition entre bassins européens est, pour les opérateurs français, aujourd’hui la plus structurante au regard des volumes échangés, davantage que celle avec le Brésil ou la Thaïlande.

Un scénario tendanciel illustrant le décrochage entre l’offre et la demande et une importante restructuration des filières

L’idée de « scénario tendanciel » pourrait laisser à penser que ce scénario s’imposerait de manière univoque par l’objectivation de tous les paramètres. Cependant, deux scénarios tendanciels au moins peuvent se justifier : un qui considère que les crises à répétition depuis les années 2020 – sanitaire, épizooties, géopolitique, énergétique – sont un tournant dans ce qu’on doit considérer comme « normalement » tendanciel. Un autre mettra l’accent sur les forces de rappel socio-économiques et la capacité du système à absorber les crises pour revenir à la norme des dernières décennies, approche que nous avons retenue. Cependant, ce choix ne doit pas minimiser l’importance de la question de la résilience aux chocs et de la durabilité de long terme quel que soit le scénario envisagé.

Le scénario tendanciel à 2035 proposé conduirait aux résultats suivants : 

  • un accroissement du déséquilibre offre-demande sur toutes les filières, avec un taux de couverture passant de 98 % en 2020 à 87 % en 2035 ;
  • une dualisation accrue de la géographie productive, au profit du Grand Ouest ;
  • une érosion des structures moyennes et de petites tailles, aux maillons des fermes comme des industries : 34 % des fermes et 31 % des emplois agricoles disparaissent, ainsi que 20 % des outils d’abattage-découpe et 14 % des emplois agro-industriels ;
  • des pertes environnementales d’ensemble : si les émissions nationales de GES baissent, elles sont quasiment stables en comptant les émissions importées ; les importations de soja et les surplus azotés restent importants dans l’Ouest malgré les gains d’efficience ; la perte de prairies associée au recul des ruminants se traduit par des impacts biodiversité et paysagers négatifs, un déstockage de CO2 et une pollution accrue de l’eau.

Ouvrir la discussion sur d’autres futurs possibles pour les filières viandes françaises

Le scénario tendanciel proposé s’inscrit dans les dynamiques engagées depuis des décennies, et offre ainsi des perspectives peu favorables au secteur des viandes français, que ce soit sur le plan économique, social ou environnemental. Dans cet exercice de projection « au fil de l’eau », les dynamiques du passé sont amplifiées par des effets de seuil, démographiques et économiques, accélérant les transformations du secteur dans un sens majoritairement négatif.

L’image à 2035 invite ainsi à poursuivre la discussion quant à la définition d’un horizon plus désirable, mais surtout sur les moyens à mettre en œuvre pour accompagner la transition vers un tel futur plus désirable. Dans cette optique, l’ensemble des enjeux associés à la production et à la consommation des viandes doit être considéré, pour sortir de la seule recherche d’un compromis entre compétitivité et climat, fondé sur une efficience technico-économique par tonne mise sur le marché. Prendre en compte une diversité d’enjeux suppose en retour de considérer la diversité des parties prenantes. Celles de la chaîne de valeur au premier chef, mais aussi tous les « concernés » par les évolutions du secteur des viandes : acteurs de la santé humaine, des territoires, de l’environnement, du bien-être animal, et des politiques publiques. Le futur du secteur des viandes est donc une question collective et nécessairement plurielle.

  • 1 Le terme de commodifiacation est tiré de l’anglais et est difficile à traduire ; il renvoie au processus par lequel une production devient petit à petit une « commodité », c’est-à-dire une marchandise fortement standardisée et quasiment universelle, mise en marché à large échelle. Voir notamment Vivero-Pol J.L. (2017). The idea of food as commons or commodity in academia. A systematic review of English scholarly texts. Journal of Rural Studies, 53, 182-201.