Les dernières élections européennes et législatives en France semblent indiquer qu’un malaise profond traverse la société. Ce contexte, marqué par la fréquence des crises politiques et des tensions sociales, signifierait-il l'épuisement de notre contrat social actuel ? La mise en œuvre de la transition écologique ne peut éviter cette question ; et c’est à cette problématique que se consacre le projet de recherche mené par l’Iddri. Ce billet de blog synthétise les principaux résultats d'une enquête menée pendant deux mois auprès de citoyens français, et qui constitue le deuxième volet de ce projet – après la publication du rapport Vers un contrat social pour le XXIe siècle : comment en sommes-nous arrivés là ?

L’offre politique semble aujourd’hui se structurer autour de trois visions qui s’opposent, et définissent chacune à leur manière un futur contrat social désirable : celle qui s’attache à maintenir un statu quo, et donc à conserver notre contrat social actuel ; celle qui affirme la nécessité d’une transformation en faveur d’une société plus soutenable et plus égalitaire ; enfin, une vision autoritaire et identitaire, basée sur la promesse de l'ordre et de la préférence nationale.

Aujourd’hui, plus que jamais, si l’on souhaite la voir incarner un véritable projet de société et lui offrir un débouché politique à la hauteur des défis actuels, il est nécessaire d’envisager la transition écologique dans ce contexte de lutte entre visions et à travers les lunettes du contrat social. Dans le rapport publié en juin 2024, l’Iddri avait ainsi élaboré une revue historique de nos pactes communs et un cadre de réflexion propice à la refonte collective de notre contrat social.


Rappel : cette infographie représente notre compréhension du contrat social actuel. L'espace qui se déploie autour des quatre pactes est celui où les citoyens sont censés accéder à l'autonomie et cultivent la « vie bonne ». Les pactes (Travail, Démocratie, Sécurité, Consommation) expriment tous la même logique : « Nous acceptons le système actuel de démocratie, de sécurité, de consommation et de travail en dépit de ses inconvénients, à condition d'en obtenir suffisamment d'avantages. » 

Mais qu’en pensent les citoyens français ? 

C’est ce que nous avons voulu savoir, à l’Iddri, en menant des entretiens, de février à mars 2024, afin d’accéder aux expériences vécues, aux aspirations et aux désillusions des citoyens autour du contrat social actuel. Au cours de cette enquête, nous nous sommes posé trois questions : les participants à ces entretiens vont-ils s’appuyer sur une logique contractuelle (coût/compensation ; gains/bénéfices ; droits/devoirs ; etc.) pour se figurer leur vie sociale et collective ? Comment les quatre principaux pactes que nous avions identifiés (Consommation, Démocratie, Travail, Sécurité) sont-ils perçus et évalués ? Enfin, à travers quels récits et contre-récits les participants se rapportent-ils à ces pactes ?

20 Français et Françaises ont pu répondre à nos questions, choisis afin d’obtenir un échantillon paritaire, caractérisé par une diversité géographique (urbain, rural, périurbain, etc.), politique, professionnelle (différentes positions dans la division du travail ; diversité dans le degré d’autonomie au travail), culturelle, socio-économique (avec une plus grande représentation des classes moyennes). Pendant 1h30, les participants ont évoqué leur parcours de vie, leur scolarité, leur premier emploi, leurs pratiques professionnelles quotidiennes, leurs habitudes de consommation et leur rapport au vote ou à la vie politique actuelle. Nous avons choisi de ne pas aborder les thématiques écologiques au cours de la discussion, puisque cette première phase de recherche était consacrée à l’exploration des pactes sociaux et à la qualification du contrat social actuel, tels qu’ils sont hérités du passé et modèlent nos attentes1 . Ce n’est que dans la phase suivante que l’Iddri intégrera ces enjeux de transition à son exploration. 

Relier individu et collectif

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, conduire des individus à parler de leur quotidien et de leur vécu intime aura été un moyen fructueux d’aborder des sujets collectifs de premier plan, tant les participants aux entretiens se sont révélés conscients des intrications entre l’individuel et le politique. À l’instar de Sarah, professeure des écoles issue d’un milieu modeste, qui explique sa réussite au concours par les dispositifs de solidarité dont elle a bénéficié en tant que jeune étudiante. L’inverse de Fred, brancardier, qui dit avoir fait l’expérience de la solitude et de l’insécurité sociale au moment d’être au chômage, tant l’accompagnement proposé par Pôle emploi s’est révélé inadéquat. Ces déclarations intimes illustrent ainsi la capacité des individus à assigner une cause sociale à leur vécu, parfois à mesurer un décalage entre les promesses et récits collectifs en lesquels ils ont cru, et leur trajectoire réelle — pour certains décevante. Tout cela constitue une matière empirique particulièrement dense et riche, décisive pour l’élaboration d’un nouveau contrat social. 

Explorer le contrat social par les parcours de vie

Le premier enseignement de cette enquête, c’est que l’exploration des parcours de vie est une façon propice de discuter d’enjeux sociaux — ce qui constitue par ailleurs un enseignement pour des exercices futurs de délibération : l’exploration du vécu individuel a de fait conduit les participants à exprimer une logique contractuelle (alors même que ce lexique était délibérément absent de nos questions), en se rapportant régulièrement aux réalités socio-économiques de leur existence à travers un prisme droits/devoirs, gains/compensations. C’est le cas par exemple de Stan, responsable logistique, qui affirme se méfier des aides sociales tant les solidarités sont devenues contractuelles, en France : recevoir une prestation, nous dit-il, c’est s’engager à rendre des comptes à l’État un jour ou l’autre. Les participants ont également évoqué un ensemble de promesses collectives en lesquelles ils ont cru, ou qui leur servent de références dans leur perception de la justice sociale. C’est le cas de Florian, qui décrit un sentiment de déclassement, décevant par rapport à la promesse d’une vie de plus en plus prospère au fur et à mesure des générations ; ou de Thomas, ouvrier agricole, qui constate que la promesse de l’ascenseur social est en réalité une fiction.

Un contrat social non « rempli »

Le deuxième enseignement de cette phase d’entretiens, c’est qu’il existe un sentiment, généralisé chez les participants, que le contrat social n'est pas « rempli », que la situation s’est dégradée – dégradation que les participants expliquent diversement, selon leur sensibilité politique et leur situation sociale. Ce constat n’est pas seulement partagé par celles et ceux qui pâtissent du contrat social actuel : un fonctionnaire de police par exemple, confiant quant à la stabilité de son statut, s’est révélé préoccupé par le déclassement et la précarité des travailleurs essentiels (notamment dans le domaine du soin), et d’une certaine frange de la population qui n’accède plus à la propriété contrairement à l’ancienne génération. 

Une chose est certaine : les institutions, les décisionnaires, et tous les acteurs et actrices de la délibération doivent créer les conditions d’une discussion collective qui, explorant les parcours de vie, conduise les citoyens à relier leur trajectoire individuelle aux arrangements collectifs qui leur font défaut, ainsi qu’aux pactes communs que nous pouvons désirer. Cette enquête au plus près des citoyens constitue à nos yeux une première étape vers un tel dialogue démocratique et social. 

  • 1 Voir notre rapport paru en juin 2024, dans lequel nous expliquons que l’impératif de transition écologique vient percuter des arrangements sociaux de long terme (ce qui suscite l’apparition d’un certain nombre de tensions et révoltes sociales, comme le mouvement des Gilets jaunes), qu’il nous faut donc explorer et qualifier avant d’envisager la question de la transition en tant que telle.