Le Programme de développement durable à l’horizon 2030, adopté par la communauté internationale à l’occasion d’un sommet onusien en septembre 2015, a été défini par le Secrétaire général des Nations unies comme un « Programme des Peuples ». Son élément clé, les Objectifs de développement durable (ODD), sont issus d’un processus intergouvernemental considéré par certains comme le plus démocratique et le plus inclusif de l’histoire de Nations unies. Mais dans quelle mesure les dix millions de voix de la société civile [1], collectées via différents canaux de participation, ont-elles influencé la définition des ODD ? Est-on plus influent lorsque les processus politiques au niveau global sont plus démocratiques ?
La société civile peut influer via des tactiques diverses (persuasion, blâme et dénonciation, boycott), à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des arènes de négociations. Nous nous concentrons ici sur les canaux de participation à l’intérieur des arènes de négociation, en particulier au sein du Groupe intergouvernemental de travail ouvert sur les ODD, qui s’est attelé à leur définition entre mars 2013 et juillet 2014. Lors de ce processus intergouvernemental, les acteurs de la société civile ont livré des interventions écrites et orales pour persuader les gouvernements de reprendre tout ou partie de leur position et exercer ainsi leur influence, au sein de canaux de participation divers (consultations formelles en face à face ou sur Internet, évènements parallèles, réunions bilatérales avec des représentants de gouvernements). Nous nous focalisons sur une cible spécifique relative à l’ODD 10 sur les inégalités de revenus (cible 10.1 : « faire en sorte d’ici à 2030, au moyen d’améliorations progressives, que les revenus des 40 % les plus pauvres de la population augmentent plus rapidement que le revenu moyen national, et ce de manière durable »), et nous évaluons l’influence de la société civile sur la conceptualisation de l’enjeu des inégalités de revenus dans les négociations et sur la formulation de cet objectif. Nous observons que malgré des interventions répétées au sein de l’ensemble des canaux de participation prodigués, l’influence de la société civile sur la définition de l’objectif 10 reste, somme toute, modérée. Tout d’abord, la société civile a échoué à influer sur la conceptualisation de l’enjeu des inégalités de revenus comme à la fois une question de réduction de la pauvreté et de l’extrême richesse. À de nombreuses reprises, des coalitions d’organisations de la société civile ont appelé à réduire les inégalités à la fois depuis les plus bas et les plus hauts quintiles de revenus, via la mise en place d’un système fiscal progressif comprenant des taxes sur la concentration des richesses. Ces interventions répétées n’ont pas permis de modifier la manière dont les gouvernements concevaient l’enjeu des inégalités de revenus. Pour la majorité d’entre eux, à l’exception de certaines délégations telles que le Brésil, le Nicaragua ou l’Espagne, la réduction des inégalités de revenus est d’abord et avant tout un enjeu de réduction de la pauvreté, et la taxation de la richesse n’est pas considérée comme un moyen de réduire l’écart de revenus entre riches et pauvres.
Ensuite, la société civile a contribué à garantir l’existence de certains objectifs autonomes dans l’accord final sur les ODD. À la suite de deux sessions de négociations du Groupe de travail ouvert sur les ODD (mai et juin 2014), l’objectif 10 a été fusionné avec l’objectif 1 sur la réduction de la pauvreté dans le projet d’accord international. Les acteurs de la société civile se sont alors organisés en une coalition qui a coordonné la rédaction d’une déclaration listant les arguments en faveur d’un objectif autonome sur les inégalités. En 48 heures, 175 organisations de la société civile avaient signé cette déclaration, qui a ensuite été transmise aux co-facilitateurs des négociations ainsi qu’aux gouvernements. Cette intervention de la société civile a contribué à la réinstauration de l’objectif 10 dans les projets d’accord ultérieurs et dans l’accord final. Cependant, les interventions de la société civile n’ont pas garanti l’adoption de cibles ambitieuses au sein de nombreux objectifs. Là encore, l’ODD 10 nous en fournit l’illustration. Premièrement, le texte de la cible sur les inégalités de revenus est faible. Améliorer progressivement la croissance des revenus des 40 % les plus pauvres avant de la maintenir à un niveau plus rapide que le revenu moyen national laisse les inégalités continuer à croître jusqu’en 2029, avant que ne soit entamée leur réduction. Deuxièmement, la cible n’est pas quantifiée, alors que de nombreuses interventions de la société civile appelaient à définir une cible concrète pour réduire les inégalités de revenus d’un montant donné par an. Et troisièmement, alors que la société civile a appelé à de nombreuses reprises à modifier la cible pour garantir que l’écart entre les 10 % les plus riches et les 40 % les plus pauvres soit réduit de manière significative, la cible finale ignore les quintiles de revenus les plus élevés pour seulement se concentrer sur les plus faibles. Ainsi, la cible sur les inégalités de revenus pourrait aboutir à une plus grande concentration des richesses, qui constitue pourtant un moteur des inégalités.
Les négociations sur l’ODD 10 montrent que l’inclusion d’un échantillon large et représentatif d’acteurs de la société civile ne préjuge en rien de l’influence de ces acteurs sur les résultats des négociations. Il appartient notamment aux chercheurs d’expliciter plus avant les conditions d’influence des contributions de la société civile et de tenter ainsi de résoudre cet apparent paradoxe entre démocratie et influence. Pour aller plus loin sur l’ODD 10 : Chancel & Voituriez, « Prendre au sérieux la réduction des inégalités de revenus : un test décisif pour les ODD »[ISSUE BRIEFS N°06/2015. IDDRI, 2015]
[1] La société civile regroupe l’ensemble des organisations non gouvernementales et à but non lucratif (société civile institutionnalisée), des mouvements sociaux et des citoyens (société civile non institutionnalisée).
La société civile peut influer via des tactiques diverses (persuasion, blâme et dénonciation, boycott), à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des arènes de négociations. Nous nous concentrons ici sur les canaux de participation à l’intérieur des arènes de négociation, en particulier au sein du Groupe intergouvernemental de travail ouvert sur les ODD, qui s’est attelé à leur définition entre mars 2013 et juillet 2014. Lors de ce processus intergouvernemental, les acteurs de la société civile ont livré des interventions écrites et orales pour persuader les gouvernements de reprendre tout ou partie de leur position et exercer ainsi leur influence, au sein de canaux de participation divers (consultations formelles en face à face ou sur Internet, évènements parallèles, réunions bilatérales avec des représentants de gouvernements). Nous nous focalisons sur une cible spécifique relative à l’ODD 10 sur les inégalités de revenus (cible 10.1 : « faire en sorte d’ici à 2030, au moyen d’améliorations progressives, que les revenus des 40 % les plus pauvres de la population augmentent plus rapidement que le revenu moyen national, et ce de manière durable »), et nous évaluons l’influence de la société civile sur la conceptualisation de l’enjeu des inégalités de revenus dans les négociations et sur la formulation de cet objectif. Nous observons que malgré des interventions répétées au sein de l’ensemble des canaux de participation prodigués, l’influence de la société civile sur la définition de l’objectif 10 reste, somme toute, modérée. Tout d’abord, la société civile a échoué à influer sur la conceptualisation de l’enjeu des inégalités de revenus comme à la fois une question de réduction de la pauvreté et de l’extrême richesse. À de nombreuses reprises, des coalitions d’organisations de la société civile ont appelé à réduire les inégalités à la fois depuis les plus bas et les plus hauts quintiles de revenus, via la mise en place d’un système fiscal progressif comprenant des taxes sur la concentration des richesses. Ces interventions répétées n’ont pas permis de modifier la manière dont les gouvernements concevaient l’enjeu des inégalités de revenus. Pour la majorité d’entre eux, à l’exception de certaines délégations telles que le Brésil, le Nicaragua ou l’Espagne, la réduction des inégalités de revenus est d’abord et avant tout un enjeu de réduction de la pauvreté, et la taxation de la richesse n’est pas considérée comme un moyen de réduire l’écart de revenus entre riches et pauvres.
Ensuite, la société civile a contribué à garantir l’existence de certains objectifs autonomes dans l’accord final sur les ODD. À la suite de deux sessions de négociations du Groupe de travail ouvert sur les ODD (mai et juin 2014), l’objectif 10 a été fusionné avec l’objectif 1 sur la réduction de la pauvreté dans le projet d’accord international. Les acteurs de la société civile se sont alors organisés en une coalition qui a coordonné la rédaction d’une déclaration listant les arguments en faveur d’un objectif autonome sur les inégalités. En 48 heures, 175 organisations de la société civile avaient signé cette déclaration, qui a ensuite été transmise aux co-facilitateurs des négociations ainsi qu’aux gouvernements. Cette intervention de la société civile a contribué à la réinstauration de l’objectif 10 dans les projets d’accord ultérieurs et dans l’accord final. Cependant, les interventions de la société civile n’ont pas garanti l’adoption de cibles ambitieuses au sein de nombreux objectifs. Là encore, l’ODD 10 nous en fournit l’illustration. Premièrement, le texte de la cible sur les inégalités de revenus est faible. Améliorer progressivement la croissance des revenus des 40 % les plus pauvres avant de la maintenir à un niveau plus rapide que le revenu moyen national laisse les inégalités continuer à croître jusqu’en 2029, avant que ne soit entamée leur réduction. Deuxièmement, la cible n’est pas quantifiée, alors que de nombreuses interventions de la société civile appelaient à définir une cible concrète pour réduire les inégalités de revenus d’un montant donné par an. Et troisièmement, alors que la société civile a appelé à de nombreuses reprises à modifier la cible pour garantir que l’écart entre les 10 % les plus riches et les 40 % les plus pauvres soit réduit de manière significative, la cible finale ignore les quintiles de revenus les plus élevés pour seulement se concentrer sur les plus faibles. Ainsi, la cible sur les inégalités de revenus pourrait aboutir à une plus grande concentration des richesses, qui constitue pourtant un moteur des inégalités.
Les négociations sur l’ODD 10 montrent que l’inclusion d’un échantillon large et représentatif d’acteurs de la société civile ne préjuge en rien de l’influence de ces acteurs sur les résultats des négociations. Il appartient notamment aux chercheurs d’expliciter plus avant les conditions d’influence des contributions de la société civile et de tenter ainsi de résoudre cet apparent paradoxe entre démocratie et influence. Pour aller plus loin sur l’ODD 10 : Chancel & Voituriez, « Prendre au sérieux la réduction des inégalités de revenus : un test décisif pour les ODD »[ISSUE BRIEFS N°06/2015. IDDRI, 2015]
[1] La société civile regroupe l’ensemble des organisations non gouvernementales et à but non lucratif (société civile institutionnalisée), des mouvements sociaux et des citoyens (société civile non institutionnalisée).