Le 19 novembre dernier, le Conseil d’État a rendu un arrêt intermédiaire largement favorable aux requérants dans l’affaire dont il avait été saisi par la commune de Grande-Synthe (département du Nord, en périphérie de Dunkerque) à la suite du refus implicite du gouvernement de prendre des mesures supplémentaires pour respecter les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat et, dans ce cas précis, limiter les impacts du changement climatique, notamment les risques de submersion de cette commune littorale1 2 . Dans ce billet de blog (à lire en parallèle du billet de Lucien Chabason sur la question), Marta Torre Schaub analyse la portée juridique de cette décision relative aux engagements climatiques de la France, au devoir d’information climatique et, in fine, au renforcement de la justice climatique.
- 1https://www.conseil-etat.fr/actualites/actualites/emissions-de-gaz-a-effet-de-serre-le-gouvernement-doit-justifier-sous-3-mois-que-la-trajectoire-de-reduction-a-horizon-2030-pourra-etre-respectee
- 2Affaires Urgenda aux Pays-Bas ; actions de maires aux États-Unis, à New York et en Californie.6
Fer de lance dans la lutte contre le changement climatique2 et sans doute emblématique pour de futurs développements des contentieux climatiques en France3 , la décision du Conseil d’État innove sur 3 points : elle ouvre une double voie de dialogue sur l’urgence climatique, d’abord entre la société civile et l’administration – par le biais de la justice et des tribunaux -, puis entre les juges et l’administration ; elle permet également de clarifier un certain nombre de points tenant aux engagements climatiques de la France et à leurs conséquences pour l’administration de l’État ; enfin, elle confirme l’importance du respect de l’obligation d’information à la charge de l’administration4 .
L’ouverture d’un dialogue multiscalaire
L’itinéraire judiciaire de la requête de la commune de Grande-Synthe devant le Conseil d’État est le fruit d’une dynamique enclenchée en France depuis novembre 2018, initiée à la fois par le mouvement de jeunes pour le climat porté par Greta Thunberg, la pétition de l’Affaire du siècle regroupant plus d’un million de signatures et la réponse généralisée de la société civile à la suite de la publication du rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) sur le réchauffement planétaire de 1,5°C5 . À ces différentes manifestations de la société civile s’ajoute un « dialogue de juges » alimentant autant au niveau international que national la justice climatique en France7 .
La décision de Grande-Synthe permet ainsi d’initier un dialogue entre la société civile, les juges et l’administration. Face au silence de cette dernière, ce sont les juges qui sont désormais sollicités pour exercer leur pouvoir de contrôle sur l’action de l’État. Reste à analyser l’objet et l’étendue de ce contrôle.
Le Conseil d’État développe un raisonnement en deux temps lui permettant de livrer les premiers fondements d’une justice climatique en France.
Vers une consolidation des engagements climatiques de la France
D’abord, il rappelle dans sa décision que l’Accord de Paris sur le climat est un traité dont les objectifs ne peuvent plus être ignorés par le droit français et que l’administration doit en tenir compte en développant ses politiques publiques et afin de mieux orienter et guider le droit national. Il reconnaît ainsi implicitement la nécessité d’avoir un cadre national de référence cohérent avec ses objectifs ainsi que ceux fixés dans les engagements européens. En outre, si le Conseil d’État considère que l’Accord de Paris ne pose qu’une obligation proche d’une obligation de vigilance à l’État français, et que celui-ci reste « maître du niveau précis des effets de l’accord sur le droit national »8 , il confirme qu’une obligation pèse néanmoins sur le gouvernement de suivre dans ses actes législatifs, réglementaires et administratifs les objectifs fixés par l’Accord et auxquels la France s’est engagée9 .
S’agissant de textes de droit interne qui doivent reprendre ces engagements, le Conseil d’État rappelle le rôle primordial de la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC)10 , qui permet de fixer et décliner ces objectifs, et le fait que « l'État, les collectivités territoriales et leurs établissements publics respectifs [doivent prendre] en compte […] dans leurs documents de planification et de programmation qui ont des incidences significatives sur les émissions de gaz à effet de serre... »11 .
Vers la consécration d’un « devoir » d’information climatique
Se fondant sur une démonstration étayée du « décalage » entre les politiques climatiques de la France et ses objectifs en la matière pris dans le cadre de l’Accord de Paris et du droit de l’Union européenne, le Conseil d’État demande à l’Ètat de lui fournir davantage d’informations (instruction complémentaire) dans les trois mois12 , lui indiquant ainsi implicitement qu’il doit désormais s’expliquer sur ces objectifs. Le juge est bien là dans son rôle de contrôle de l’action publique, et on peut y voir l’ébauche d’une obligation naissante de « justification » climatique des actes administratifs et des mesures législatives et réglementaires.
Cette obligation d’information climatique, nonobstant son caractère innovant sur le plan du droit climatique, s’inscrit dans le cadre du « droit à l’information » en matière environnementale,13 et de son corollaire, le « devoir » d’informer. Les juges font ici un rappel à l’administration de ses obligations d’information, d’abord vis-à-vis du Conseil d’État lui-même, puis vis-à-vis des citoyens ; ils ne font ainsi qu’exercer leur pouvoir de contrôle sur l’action de l’administration, en lui rappelant, de manière indirecte, les termes de la directive du 7 juin 1990 sur l’accès à l’information en matière environnementale. Par ailleurs, cette obligation fait écho à l’obligation de transparence présente dans l’Accord de Paris et qui contribue à lui donner une force normative auprès de la communauté internationale et dans les droits nationaux, et donc au renforcement de la justice climatique.
- 2M. Torre-Schaub, « Plainte de Grande-Synthe. Pourquoi la décision du Conseil d’État fera date », The Conversation, 23 novembre 2020 https://theconversation.com/plainte-de-grande-synthe-pour-inaction-climatique-pourquoi-la-decision-du-conseil-detat-fera-date-150654
- 3Voir notamment sur ces questions : M. Torre-Schaub, Justice climatique. Procès et actions, Paris, CNRS éditions, 2020 ; M. Torre-Schaub (dir), « Les contentieux climatiques en France », Dossier spécial, REEI, mai-juin, 2019 ; C. Huglo, Le contentieux climatique. Une révolution judiciaire mondiale. Paris, LGDJ, 2018 ; R. Radiguet, « Objectif de réduction des émissions de gaz … à effet normatif ? », JCP Administratif, décembre 2020.
- 4Ce dernier point s’inscrit à la fois dans l’esprit de l’Accord de Paris sur le climat – obligation de transparence et de mise en commun d’informations – et dans l’obligation d’information en matière environnementale imposée à la France par le Conseil de l’Europe depuis 1998 – cf. Convention d’Aarhus.
- 5https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/sites/2/2019/09/SR15_Summary_Volume_french.pdf
- 7Diverses décisions rendues sur la pollution de l’air, notamment CE 12 juillet 2017 Décision N°394254 et CE 10 juillet 2020 Décision N° 428409.
- 8Sur ce point précis voir S. Robert-Cuendet, « L’invocabilité du droit international devant le juge administratif français » in M. Torre-Schaub (dir), Les dynamiques du contentieux climatique, Paris, Mare & Martin, 2020, p.p. 147-167. Voir aussi A.-S. Tabeau, « Les circulations entre l’Accord de Paris et les contentieux climatiques nationaux : quel contrôle de l’action climatique des pouvoirs publics d’un point de vue global ? », RJE 2017, hors-série 17, p. 229
- 9A.-J. J. Saiger, « Domestic Courts and the Paris Agreement: the need for a comparative approach », Transnational Environmental Review 2019, p.p. 1-18 ; S. Robert-Cuendet cit. p. 162
- 10https://www.ecologie.gouv.fr/strategie-nationale-bas-carbone-snbc#:~:text=Adopt%C3%A9e%20pour%20la%20premi%C3%A8re%20fois,2050%20par%20rapport%20%C3%A0%201990).
- 11Point 11 ibid
- 12Point 16 ibid
- 13Ce droit trouve assise légale d’abord dans la Convention d’Aarhus, dans la directive 2003/4/CE du 28 janvier 2003, et dans l’article 7 de la Charte de l’environnement. Un droit qui s'exerce dans les conditions définies par le Code des relations entre le public et l'administration, et par le Code de l'environnement. « Le droit d'accès à l'information relative à l'environnement se caractérise par un champ d'application extensif, une limitation des motifs légaux de refus de communication, des modalités de communication ou de refus qui diffèrent sur certains points du droit d'accès aux documents administratifs plusieurs mesures destinées à faciliter l'accès aux informations, ainsi que par l'obligation d'assurer la diffusion publique de certaines catégories d’informations relatives à l'environnement. Voir par exemple https://www.actu-environnement.com/ae/news/droit-acces-public-information-environnement-circulaire-35486.php4