L’essentiel du chocolat que nous mangeons provient de cacao cultivé au Ghana et en Côte d’Ivoire par près de 4 millions de producteurs dont les revenus dépassent rarement le seuil de pauvreté (fixé par la Banque mondiale à 1,90 dollar par jour). Depuis le 11 juin dernier, ces deux pays, premier et deuxième producteurs de cacao au monde, avaient engagé un bras de fer avec les multinationales du chocolat pour obtenir un prix minimum d’achat à 2 600 dollars la tonne (contre environ 2 500 dollars, au cours actuel). Les négociations autour de ce prix plancher ont échoué le 3 juillet, une occasion manquée pour l’amélioration des conditions de vie des producteurs, et qui pourrait également avoir des conséquences de long terme sur l’environnement, notamment sur la déforestation. D’autant que le cacao est entré dans un nouveau cycle, et que personne ne s’y est véritablement préparé.
Un baroud d’honneur
La menace agitée pendant trois semaines par la Côte d’Ivoire et le Ghana d’un blocage des ventes de cacao pour la saison 2020-2021 (la production est généralement vendue plusieurs mois à l’avance sur des marchés à terme) a marqué un tournant dans une filière historiquement caractérisée par un rapport de forces défavorable aux producteurs. Alors que le cours, fixé sur les marchés internationaux, oscille depuis 10 ans entre 2 000 et 3 500 dollars la tonne, avec un minimum historique autour de 1 700 dollars en 2017, les producteurs ont formulé plusieurs revendications : un prix plancher de 2 600 dollars ; le droit de « donner leur prix » en tant que producteurs ; et ne plus « prendre » le prix imposé par les fluctuations du marché mondial.
Au premier abord, on aurait pu penser que cet épisode acterait le renforcement du pouvoir des producteurs dans le rapport de forces qui les oppose au reste de la filière chocolat. Mais on peut aussi y voir un baroud d'honneur. En réalité, le Ghana et la côte d’Ivoire peinent à maintenir la rentabilité de la filière, confrontée au développement de nouvelles maladies, au vieillissement des plantations et aux impacts du changement climatique. Dans ces conditions, un prix trop bas du cacao risque de conduire les producteurs d’Afrique de l'Ouest à se détourner du cacao au profit d'autres cultures plus rentables, comme la noix de cajou, l’hévéa ou encore l’huile de palme. Une éventualité régulièrement rappelée par les responsables nationaux de la filière. D'autres pays pourraient alors chercher à occuper le marché, en tirant profit d’avantages productifs qui leur permettraient de produire du cacao à moindre coût. Par exemple en défrichant de vastes étendues de forêts encore préservées, dont les sols fertiles permettent de décupler la productivité du cacao pendant les premières années de récolte. Dans les pays d’Afrique centrale par exemple, le cacao pourrait représenter une menace sérieuse pour les forêts du bassin du Congo.
Les cycles du cacao
Il y a 25 ans déjà, François Ruf, spécialiste du cacao, décrivait les cycles du cacao dans Booms et crises du cacao (Karthala, 1995). Il y expliquait que tous les 30 ans environ, le cycle des prix et de la production entraîne une nouvelle vague de déforestation, parce que les cacaoyères vieillissantes sont abandonnées et que les zones de production se déplacent, soit à l’intérieur d’un pays, soit vers de nouveaux pays, là où les producteurs peuvent bénéficier de la « rente forêt » en défrichant de nouvelles parcelles. Or tout indique qu’un nouveau cycle du cacao est en effet en train de s’ouvrir, 30 ans après celui entamé à la fin des années 1980, et personne ne s'y est préparé.
Pour éviter que ce nouveau cycle provoque une déforestation massive, il serait nécessaire que les acheteurs de cacao acceptent de reconsidérer les mécanismes de fixation du prix du cacao, mais aussi de repenser leur modèle d’approvisionnement, pour valoriser une production moins intensive, plus rémunératrice pour les producteurs, et capable de garantir à ces derniers les capitaux suffisants pour couvrir les frais de renouvellement de leurs plantations dans des conditions de respect des paysages et des ressources naturelles.
Ainsi, la crise actuelle du cacao questionne la capacité du marché à fixer, sans contrainte extérieure, des prix qui couvrent l’ensemble des coûts de production durable. Depuis les années 1960, la part des revenus des producteurs dans le prix d’une tablette de chocolat est passée de 12 % à seulement 5 %. Entretemps, comme l’explique le Bureau d’analyse sociétale pour une information citoyenne (BASIC) dans son étude publiée en 2016, la part de ce prix consacrée aux frais de marketing, de développement et de publicité a explosé. Les consommateurs payent donc, et cher, le prix d’un modèle économique basé sur une augmentation continue de l’offre et de la consommation, qui conduit à une multiplication des produits, des marques et des incitations. Pourquoi ne pas imaginer, pour ce nouveau cycle du cacao, une offre moins abondante, mais plus juste, et plus économe des ressources naturelles ?
Il faudrait pour cela que les différents acteurs de la filière cessent de se renvoyer la charge de la responsabilité et acceptent d’engager, ensemble, la transition vers un modèle plus durable : aux transformateurs d'adapter leurs protocoles industriels pour passer de la transformation de masse à des filières de qualité, permettant la traçabilité du cacao jusqu’à la zone de production ; aux distributeurs de transformer leur offre pour s'adapter aux contraintes d'une production durable ; enfin, à nous, amateurs et amatrices de chocolat, de le considérer pour ce qu'il est : un produit tropical dont la culture exige un équilibre délicat avec les ressources naturelles, à consommer, par conséquent, de manière responsable.