ESM Mats FR

La question de la compétitivité des secteurs économiques est de plus en plus au cœur des discussions sur les politiques européennes, tant dans les médias que dans les négociations entre gouvernements et représentants sectoriels. C'est l'épreuve du feu pour le pari économique que constitue le Pacte vert : retrouver une compétitivité à long terme grâce à la transition vers la durabilité. Mats Engström, fin connaisseur des politiques européennes, dont il analyse non seulement la négociation à Bruxelles, mais aussi la mise en œuvre en particulier dans les contextes nordiques, propose de travailler la notion de « durabilité compétitive », en ne se focalisant pas sur la compétitivité prix à court terme, utilisée comme argument pour arrêter ou contrer une régulation, mais sur la dynamique d'innovation et ses liens avec la fixation d'horizons clairs et stables de régulation. Une perspective soutenue par les économistes, mais aussi par de nombreuses entreprises et des syndicats, dans un contexte de course internationale où les normes et régulations européennes peuvent être un atout déterminant.

Les rapports à venir de Mario Draghi, d’Enrico Letta et de la Commission européenne serviront de base aux discussions des dirigeants quant aux relations entre politiques environnementales et compétitivité à long terme. Des appels émis par les organisations professionnelles dans le sens d’une pause réglementaire et de contrôles de compétitivité étendus pour les nouvelles politiques de l’UE remettent en question le Pacte vert. Les dirigeants de l’UE devraient prêter une oreille plus attentive aux entreprises ambitieuses et aux économistes de premier plan qui plaident en faveur de combinaisons de mesures réglementaires et de politiques industrielles vertes.  Les données scientifiques sont claires : une législation bien conçue peut contribuer à la fois à la protection de l’environnement et à l’innovation nécessaire au succès en termes de développement économique.

Pas de législation de l’UE visant la réduction des émissions de dioxyde de carbone produites par les voitures : telle était l’exigence formulée par l’Association des constructeurs européens d’automobiles (ACEA) en 1997, et les ministres optèrent alors pour une « entente volontaire » avec l’industrie automobile. Cette solution se solda par un échec et, après quelques années, il fut décidé d’inscrire dans la loi des réductions obligatoires, encourageant par exemple des solutions innovantes de construction légère dans la conception des automobiles. 

Plus tard, l’ACEA lutta contre les quotas imposés concernant les véhicules électriques. Au même moment, la Chine avançait à grands pas en matière de réglementation, de subventions et de commandes publiques. À présent, l’industrie automobile européenne craint la concurrence de BYD et d’autres entreprises chinoises. Lorsque les décideurs de haut niveau des États membres de l’UE se sont réunis le 7 septembre 2023, l’ACEA avait été invitée à faire part de ses préoccupations. L’organisation a réclamé des subventions tout en critiquant la législation de l’UE.

La situation des constructeurs automobiles européens doit être prise au sérieux. De nombreux emplois sont en jeu.

Mais quels sont les enseignements à tirer quant au rôle de la législation ? 

La Chine a démarré tôt. L’Europe a pris du retard en grande partie en raison de la résistance des organisations professionnelles. Ce n’est pas là l’unique raison pour laquelle la Chine pourrait à présent supplanter certaines entreprises automobiles européennes dans la course aux véhicules électriques, mais cela a constitué un facteur important.

Dans une perspective plus large, la réglementation a contribué à l’innovation et à la compétitivité, à la fois en Europe et dans d’autres parties du monde. Daron Acemoglu et Simon Johnson, économistes de renommée mondiale, indiquent dans Power and Progress : « Les trois leviers politiques (taxes carbone, subventions de recherche et réglementations), associés à la pression exercée par les consommateurs et la société civile, ont dynamisé les innovations dans le secteur des énergies renouvelables et donné un coup de pouce à la production de panneaux solaires et d’énergie éolienne qui a alors connu des niveaux bien plus élevés ».

La Direction générale de la recherche et de l’innovation de la Commission européenne conclut, sur la base de plusieurs études scientifiques, que la réglementation est un facteur essentiel dans la promotion des nouvelles technologies environnementales. Des entreprises plus ambitieuses sont souvent en désaccord avec les plus petits dénominateurs communs des organisations professionnelles. Par exemple, Volvo Cars a quitté l’ACEA en raison de la résistance opposée par l’organisation à des normes strictes concernant les émissions automobiles.

L’offensive actuelle contre la législation est dangereuse non seulement pour l’environnement, mais aussi pour la compétitivité européenne. Tandis que la Chine et d’autres continuent d’aller de l’avant, les demandes de l’organisation Business Europe dans le sens d’un « moment de répit réglementaire » ont influencé la décision du Parti populaire européen d’adopter une position similaire, et le Président Macron a déclaré en mai 2023 qu’une « pause réglementaire » était nécessaire concernant les nouvelles politiques vertes de l’UE.

Durant la Présidence suédoise de l’UE, au premier semestre 2023, des conclusions ont été adoptées appelant à une réduction de la « charge administrative ». Mais que cela signifie-t-il au juste ? Réduire les exigences en matière de déclaration, ainsi que l’a promis la Commission, est une chose. Mettre un frein à une nouvelle législation en est une toute différente. Sans parler de la suppression des lois existantes, ainsi que cela est déjà débattu dans certaines parties de la Commission. Un exemple typique est l’appel du Premier ministre suédois Ulf Kristersson à avoir « moins de règles ».

Quelle direction lors des prochains Conseils européens ? 

Quelque peu caché aux yeux du public, ce débat se poursuit au sein du Conseil « Compétitivité » de l’UE. En particulier, plusieurs délégations font pression en faveur de « contrôles de compétitivité » étendus pour ce qui est des nouvelles propositions, notamment les textes législatifs, mais aussi les dossiers techniques et autres initiatives stratégiques. Des propositions émanant des discussions du Conseil visent par ailleurs à inclure le nombre de textes législatifs comme indicateur négatif pour la compétitivité.

Or aucune analyse ne montre comment l’absence de réglementation dans certains domaines influe négativement sur la commercialisation de nouvelles technologies et sur la compétitivité, bien qu’il soit clairement établi par l’OCDE et la Commission européenne qu’un renforcement de la réglementation s’avère parfois nécessaire.

Plusieurs entreprises européennes réclament en réalité des mesures législatives strictes afin de créer une demande pour des produits plus respectueux de l’environnement. Par ailleurs, il est notoire, grâce à des études portant sur le développement économique, qu’une combinaison de politiques bien conçue peut soutenir l’innovation et les start-ups ; et les décideurs politiques devraient dans ce cadre également prendre en compte la création de nouvelles entreprises. 

Il est dans l’intérêt de l’Europe que d’autres parties du monde respectent des normes définies ici. « L’effet Bruxelles » n’est pas un mythe. Au contraire, une nouvelle étude de la Commission montre clairement comment en particulier les réglementations environnementales établies par l’UE inspirent des règles similaires dans les pays tiers. L’Europe, avec sa population vieillissante et la part décroissante qu’elle représente au sein de l’économie mondiale, devrait agir tant que ce pouvoir se trouve encore entre ses mains.

Cela ne veut pas dire que la mise en œuvre du Pacte vert ne s’accompagne d’aucune difficulté. Il s’agit d’un immense défi pour les États membres dotés de ressources administratives limitées. Les financements à long terme doivent être garantis. En certaines occasions, les exigences en matière de déclaration peuvent être insurmontables pour les PME. Mais il ne s’agit pas là d’arguments en défaveur d’une politique environnementale robuste en tant que telle, il est plutôt question de l’élaboration de la législation et de mesures suffisantes pour la cohésion régionale et les transitions justes.

Il convient de reconnaître que l’Union européenne utilise déjà diverses formes de gouvernance adaptative. Cela inclue des évaluations des réglementations existantes, l’utilisation de directives-cadres qui peuvent être plus facilement modifiées par le biais d’actes délégués, des solutions souples pour les nouvelles technologies innovantes – par exemple dans la révision proposée de la directive sur les émissions industrielles –, etc. La Commission renforce actuellement ses efforts pour simplifier, par exemple, les exigences en matière de déclaration.

Des améliorations supplémentaires du processus de réglementation sont certainement possibles, entre autres au moyen d’une saine utilisation des « sas réglementaires » pour les technologies innovantes. Ceci est certainement envisageable sans réduire le niveau des ambitions vertes.

Cependant, il est également important d’évaluer le coût de la non-réglementation, à la fois pour éviter des coûts importants à l’avenir (ne pas avoir interdit les PCB à temps a coûté à l’UE au moins 15 milliards d’euros) et pour aider l’industrie (par exemple des normes communes en matière de sécurité de l’hydrogène afin d’éviter qu’un accident survenant dans un pays entraîne un recul dans l’ensemble des 27 États membres). Une législation commune au sein de l’UE offre plus de simplicité pour les entreprises que 27 régimes nationaux différents. 

Nombre de dimensions autres que la réglementation sont rattachées à la question de la compétitivité à long terme : les investissements dans la recherche et le développement ; l’accès aux financements ; la qualité des infrastructures ; une main d’œuvre dotée des compétences nécessaires ; les coûts de l’énergie ; les politiques commerciales ; etc..

Dans sa Communication de mars 2023 sur la compétitivité à long terme, la Commission européenne a proposé une liste d’indicateurs reprenant nombre de ces facteurs. Cette liste « d’indicateurs de performance clés » a été examinée dans les sous-groupes du Conseil « Compétitivité » ; les choix finaux et leur utilisation dans le premier rapport annuel de la Commission sur la compétitivité seront importants. Ici, des propositions émises par le Cambridge Institute for Sustainable Leadership peuvent fournir de quoi inspirer des améliorations supplémentaires.

Parallèlement, deux anciens Premiers ministres italiens ont été chargés de fournir des rapports pour le Conseil européen à venir en mars : Mario Draghi présentera son travail sur la compétitivité à long terme ; Enrico Letta sur l’état du marché intérieur.

La façon dont Draghi et Letta décriront le lien entre transitions vertes et compétitivité européenne sera d’une importance majeure. Vont-ils souscrire à la rhétorique des organisations professionnelles, décrivant un état de « sur-réglementation » et exhortant à un ralentissement du rythme au cours du prochain cycle politique de cinq ans ? Ou reconnaîtront-ils les risques encourus par l’Europe si des concurrents tels que la Chine vont de l’avant en matière à la fois de réglementations et de subventions ?

Au vu des discussions tenues au sein du Conseil « Compétitivité » et de ses sous-groupes à l’automne 2023, les gouvernements nationaux sont divisés. Nombre d’entre eux ont écouté les inquiétudes des organisations professionnelles tandis que certains insistent sur le fait qu’il n’existe pas nécessairement de conflit entre réglementation et compétitivité. 

Des politiques industrielles vertes et une réglementation ambitieuse sont nécessaires 

La formulation de propositions politiques en faveur de la « durabilité compétitive » au cours des cinq prochaines années sera essentielle dans ce débat. Les politiques industrielles vertes ont sans nul doute un rôle à jouer, notamment certaines subventions, mais une réglementation bien conçue constitue également un point crucial.

L’Union européenne a pris des mesures importantes en matière de soutien apporté à certaines technologies bas-carbone, y compris par le biais du Plan industriel du Pacte vert et de la Plateforme de technologies stratégiques pour l’Europe (STEP). Il est nécessaire que soit opéré un renforcement de telles politiques ainsi que l’a récemment décrit une publication de l’ECFR.

Prenons pour exemple les opportunités commerciales offertes par les solutions d’économie circulaire. Pour ce qui est des entreprises mettant au point de telles technologies, l’Union européenne occupe une place de leader mondial que ce soit concernant la part d’entreprises actives sur ce terrain (32 %) ou en proportion des inventions vertes. La Commission européenne a néanmoins identifié un besoin de soutien plus constant, des premiers travaux de recherche à la commercialisation, pour ce qui est des nouvelles technologies d’économie circulaire.

La mise en application du Règlement sur l’écoconception pour des produits durables sera essentielle. La Commission établira-t-elle des normes ambitieuses sur les produits de consommation tels que les textiles et les meubles, ainsi que sur des produits intermédiaires comme l’acier et l’aluminium, qui réduisent leur empreinte environnementale ? Ceci encouragerait l’innovation, comme ce fut déjà le cas avec les exigences d’efficacité énergétique. Ou pareilles normes obligatoires seront-elles bloquées en raison des demandes en faveur d’une « pause réglementaire » et de « contrôles de compétitivité » étendus ?

L'Union européenne pourrait également élargir aux solutions d’économie circulaire son soutien au prototypage et à la commercialisation, en ne se concentrant pas seulement sur les grandes installations industrielles. À ce titre, une ligne budgétaire spécifique dans le Fonds pour l’innovation serait utile. L’Agence exécutive européenne pour le climat, les infrastructures et l’environnement (CINEA) pourrait se voir chargée d’une mission plus claire, celle de rassembler une multitude d’acteurs sociaux pour une innovation verte révolutionnaire. Introduire des « passeports pour les produits numériques » est une bonne manière de faire usage des synergies existant entre transition verte et transition numérique.

Les commandes publiques de solutions innovantes peuvent en outre jouer un rôle d’importance. Les régions et les villes ont une fonction essentielle à remplir dans ce contexte, mais nombre d’entre elles auront besoin de financements après 2026 lorsque le financement actuel provenant de Next Generation EU arrivera à son terme. Plusieurs États membres sont également dépourvus de la puissance financière nécessaire pour effectuer les investissements publics requis.

La coopération internationale constitue une autre partie déterminante du puzzle. Des normes communes sont nécessaires pour encourager des chaînes de valeur circulaires durables, et notamment les solutions de recyclage. Dans ce contexte, l’Union européenne doit mettre en place de véritables partenariats avec les pays à revenu faible et intermédiaire leur permettant ainsi de progresser dans les chaînes de valeur.

Des exemples similaires peuvent être pris dans d’autres domaines. L’Europe, déjà leader mondial pour plusieurs technologies vertes, peut retirer un grand bénéfice d’une politique industrielle écologique générale. Le prochain cadre financier pluriannuel sera crucial pour faire de la transition verte un succès. 

Un important choix politique à effectuer

Si un ralentissement drastique des initiatives devait se produire et que des « contrôles de compétitivité » contraignants et unilatéraux pour chaque élément de la nouvelle réglementation devaient intervenir, les entreprises européennes risqueraient de céder du terrain à leurs concurrents internationaux tout en perdant également la confiance de nombreux citoyens qui considèrent encore l’action climatique comme une priorité importante.

Pour ce qui est de la lutte contre le changement climatique, c’est maintenant ou jamais qu’il convient d’agir. L’Europe doit rapidement réduire sa dépendance aux combustibles fossiles. Ceci pourrait pour certains aspects faire croître les coûts durant la période de transition, mais un ralentissement mettrait en danger l’activité économique à l’avenir. 

Il est là question de savoir si nous voulons modeler les choses à notre main ou être contraints de s’adapter à des problèmes plus importants plus tard ou à des puissances concurrentes fixant les règles mondiales.

Il en va de même pour d’autres domaines d’action tels que la protection des travailleurs, la santé et la politique des consommateurs. Les organisations syndicales, les ONG environnementales et les associations de consommateurs ont des intérêts analogues à ce sujet. 

Au moment de réfléchir à un « agenda positif » pour un Pacte vert 2.0, cette bataille sur du rôle de la législation considéré sous l’angle de la compétitivité est une question capitale. 

Les défenseurs du Pacte vert pourraient, aux côtés des organisations syndicales et des associations de consommateurs, intensifier leur dialogue avec leurs autorités nationales afin d’éviter qu’un coup de frein soit donné à de nouvelles mesures urgemment nécessaires ou même qu’un recul frappe des décisions déjà prises. Et les dirigeants européens devraient décider sur la base de la science.