À la suite du billet « Poser les bases d’une sobriété collective » publié le 16 juin 2022, l’Iddri poursuit sa réflexion sur les moyens d’organiser les changements sociaux dans la transition écologique, en invitant le philosophe Fabrice Flipo à partager son analyse à travers l'exemple du numérique qu'il a étudié dans plusieurs ouvrages, dont L’Impératif de la sobriété numérique. L’enjeu des modes de vie (Matériologique, 2020), qui constitue la base de ce billet et du billet associé « Changer les modes de vie : un peu de théorie avant la pratique ».
Comment expliquer que les modes de vie puissent changer si vite ? Quels processus structurels liés à l’innovation ont permis le développement du smartphone, devenu incontournable, alors qu’il était inconnu en 2007, année de l’invention de l’iPhone ?
Les modes de vie peuvent évoluer rapidement ou au contraire paraître bloqués, dans une situation que l’on nomme un « lock-in » sociotechnique1 . De nombreux facteurs expliquent cela : intérêts à l’œuvre (les modes de vie déterminent métiers, revenus, parts de marché), ampleur des changements matériels (reconvertir les autoroutes en pistes cyclables, les zones pavillonnaires en villages), idéologies politiques et culturelles ou encore ethnocentrisme (« foi » dans le nucléaire ou les renouvelables, « effondrisme », nationalisme, etc.).
Ce qui explique un changement rapide est donc multifactoriel. Dans le cas du smartphone et d’Internet, des « routes » déjà disponibles : le réseau cuivré, des investissements abondants (via la Bourse et les bulles spéculatives), des mini-publics avides de nouveautés et déjà prêts à essayer les objets et à s’en faire les défenseurs (« geeks », presse spécialisée, avalanche de rapports gouvernementaux pointant le risque de perte de compétitivité et de « rater le train » de l’innovation, etc.), une multitude de gros acteurs ayant les moyens de tester de multiples produits et « cas d’usage » de manière simultanée, jusqu’à trouver la combinaison à succès, etc.
Dans tous les cas, quatre facteurs jouent de manière structurelle.
Tout d’abord, les innovations sont toujours pratiques, issues de l’expérience, d’essais et d’erreurs et jamais décrétées « par le haut ». Elles sont le produit d’un apprentissage collectif et non d’une délibération abstraite, ce qui relativise la portée de solutions telles que la démocratie participative ou la planification qui, sans être inutiles, ne sont pas non plus une réponse suffisante au regard de l’enjeu. Les voies représentatives au sens large (presse, élection, mais aussi rumeurs et conversations diverses) demeurent pertinentes. Et elles doivent notamment parler des genres de vie, de choix expérimentés, testés, vécus, et pas seulement de propos abstraits et prospectifs. D’où l’importance des relations interpersonnelles, ainsi le rôle des jeux dans l’informatisation des ménages au travers des enfants ou du Minitel rose à partir duquel Xavier Niel amassera de quoi lancer Free.
Cet apprentissage fait une part importante aux émotions et par conséquent aussi à la « hype », à l’engouement dont il s’avère parfois qu’il peut être très exagéré2 . C’est vrai de la Bourse mais aussi de l’écologie ou du vélo. C’est le second point. Ces émotions sont contagieuses et cherchent à l’être. Steve Jobs a rationalisé à l’extrême ce qu’il a appelé la « keynote », conférence dont le but est avant tout de provoquer des émotions ; il a comparé la tablette iPad à un événement aussi important que les Tables de la Loi de Moïse. La publicité est la forme de communication cherchant à provoquer l’émotion, par excellence. Mais les discours politiques ou militants le sont également. Comme leur nom l’indique, les émotions mettent en mouvement, font changer la hiérarchie de nos intérêts, individuels ou collectifs. Elles peuvent se traduire par des mouvements de foule, par exemple. Le rôle des émotions n’implique pas d’abandonner la raison, raison et émotion sont aussi complémentaires qu’antagoniques, tout dépend des moments. Un enjeu majeur demeure toutefois que l’engouement soit éclairé et informé.
Le troisième enjeu est celui de la dynamique sociale. Alors que le concept de « bien de réseau » possède d’ordinaire une définition étroite et ne désigne que des objets tels que les infrastructures de réseau3 , on observe en fait que la plupart des biens sont des biens « de réseau », à savoir que leur utilité augmente avec leur diffusion, à la manière du téléphone. Ainsi l’automobile est-elle d’autant plus utile que de nombreux individus en possèdent, parce qu’il existe alors des routes, des stations essence, des réparateurs, des usagers expérimentés se trouvant toujours à proximité pour aider les nouveaux entrants, etc. qui facilitent l’emploi. Il en va de même pour le smartphone, qui est pourtant considéré par ses utilisateurs comme relevant de l’ordre de l’intime, tant il renferme d’informations spécifiques : le système d’exploitation et les applications qui sont en large partie standardisées ne seraient pas maintenues par les développeurs si les usagers demeuraient peu nombreux. Les modes de vie sont associés à ces objets produits à grande échelle et de manière répétitive, dont il devient très difficile de se passer. Les minorités actives jouent d’ailleurs sur le sentiment d’exclusion qu’elles peuvent créer, pour faire basculer les publics hésitants ou critiques.
D’où un quatrième enjeu, dit « de la poule et l’œuf ». Jean Tirole a eu le prix Nobel sur cette question4 . En effet, si l’objet est d’autant plus utile qu’il est diffusé, alors qui va l’acheter au début ? D’où la question de savoir ce qui vient en premier : le vélo ou la piste cyclable ? La minorité active qui porte un certain genre de vie va rencontrer la critique de la majorité et des minorités adverses, qu’il s’agisse d’un cycliste héroïque seul sous la pluie sur une route faite pour les voitures, que d’autres publics considéreront comme un original ou militant, ou du maire héroïque ayant mis en œuvre des pistes cyclables alors que les cyclistes sont rares voire inexistants. Le dépassement de cette situation tient au talent des « visionnaires », qui vont savoir esquisser non pas un scénario, mais un récit enthousiasmant, s’appuyant sur un réseau croissant d’acteurs divers, et recourant aux recettes usuelles du storytelling, en particulier celle qui suppose de faire de son public le héros de l’histoire (cf. ressorts du processus de déploiement de l’iPhone mis en place par Steve Jobs). Si le récit est convaincant, alors les individus « veulent en être », sans pour autant sacrifier leur style de vie.
L’humanité est probablement prise de manière structurelle dans la quadripartition modes/styles/genres de vie et système. La modernité lui a donné un tour particulier : augmenter et diversifier la production. Rompre avec cette forme d’innovation tournée vers la croissance n’impliquerait nullement d’abandonner la nouveauté. Ni avec les risques qui vont avec. Cela supposerait de soutenir, individuellement et collectivement, et peut-être d’améliorer la capacité d’entraînement, les genres de vie susceptibles d’instaurer des modes de vie plus égalitaires et plus écologiques.
- 1Paul Bouvier-Patron, « L’application des concepts de «lock-in » et de « barrières à la mobilité » à une théorie des réseaux d’entreprises », Revue française d’économie, 1994, 205-32.
- 2Le consultant Gartner a théorisé ce rôle de la hype : https://www.gartner.com/smarterwithgartner/whats-new-in-gartners-hype-cycle-for-emerging-technologies-2015
- 3Nicolas Curien, Economie des réseaux (Paris: La Découverte, 2000)
- 4J.C. Rochet et J. Tirole, « Platform competition in two-sided markets », Journal of the european economic association, 2003, 990-1029.