Du 31 juin au 3 juillet prochains, Séville accueillera la Quatrième Conférence des Nations unies sur le financement du développement (FfD4), moment charnière pour la communauté mondiale, qui doit repenser son approche du financement du développement durable et de l'action climatique. Dans le cadre de la préparation de cette conférence1, le réseau ETTG a organisé un dialogue informel à huis clos à Paris pour les décideurs politiques européens et de l'UE au sein des ministères des Affaires étrangères et des Finances ; étaient également présents des experts et des représentants de la société civile. Les échanges sur des questions clés telles que la dette, la mobilisation des ressources nationales ou le rôle des banques publiques de développement ont révélé plusieurs défis majeurs qui doivent être relevés si l'UE veut saisir l'occasion de la conférence FfD4 pour présenter un front uni et renforcer ses partenariats avec les pays du Sud. Pour ce faire, l'UE doit formuler une vision stratégique claire, aller au-delà des changements incrémentaux en traitant des problèmes systémiques tels que les déséquilibres de pouvoir dans l'architecture financière internationale, et impliquer les acteurs clés tels que les ministères des Finances pour garantir une mise en œuvre efficace. En l'absence d'un leadership audacieux, d'une définition pragmatique des objectifs et d'un renforcement de la confiance, l'UE risque de manquer une occasion cruciale de façonner le financement mondial du développement et de renforcer son influence géopolitique.
Quels objectifs stratégiques pour l'UE ?
Au-delà des sujets clés, des questions techniques et des solutions potentielles, le plus souvent replacées dans le contexte des positions et perspectives existantes, les objectifs stratégiques que l'UE et ses États membres poursuivent collectivement dans le cadre de la conférence FfD4 doivent être clarifiés. Et l'UE doit faire preuve de leadership dans les négociations en proposant des solutions ambitieuses qui répondent aux attentes et aux frustrations des pays du Sud. Ces objectifs, communiqués par le biais d'une position commune forte, doivent pouvoir guider son engagement et pointer les domaines dans lesquels elle souhaite être particulièrement ambitieuse.
Comment l'UE peut-elle utiliser la conférence FfD4 de manière proactive en tant que plateforme pour renforcer ses alliances avec le Sud et soutenir à la fois ce processus et d’autres négociations internationales à venir ? Comment cette conférence peut-elle contribuer à mieux positionner l'UE dans les forums multilatéraux, en particulier dans le contexte de la réélection de Trump aux États-Unis et des fractures géopolitiques croissantes ? Est-ce le moment de mettre en avant des initiatives telles que la stratégie “Global Gateway” ? Comment les discussions de Séville peuvent-elles nourrir la réflexion de l'UE sur son prochain cadre financier pluriannuel (CFP) ? Et comment l'UE peut-elle se distinguer des autres donateurs, de manière à atténuer le clivage le Nord et le Sud ?
Traiter et répondre à certaines de ces questions est encore plus important pour les Européens compte tenu du paysage politique actuel et de la pression populiste et fiscale qui pèse sur les politiques de développement des États membres de l'UE. Sans une articulation claire de leurs objectifs stratégiques, l'UE et ses États membres manqueront une occasion de mieux se positionner, en se distinguant d'autres États et blocs influents et en offrant un poids et un soutien qui s'alignent sur leurs propres objectifs, et d'une manière qui réponde aux priorités du Sud. Cette vision stratégique de l’UE dans le cadre de la conférence FfD4 est donc essentielle, non seulement pour maximiser son impact, mais également pour faire de cet événement un pilier cohérent des efforts de développement international dans un paysage géopolitique de plus en plus fragmenté. C’est l'occasion pour l'UE d'aligner ses aspirations multilatérales sur un leadership pragmatique, en proposant non seulement des idées mais aussi des engagements opérationnels qui répondent aux besoins urgents des pays en développement.
Changements incrémentaux plutôt que changements systémiques ; et coût de l'inaction
L'UE ne peut se présenter à la conférence FfD4 avec des propositions peu ambitieuses, tant en raison de sa position et de sa représentation en tant que plus grand donateur d'APD au monde que du fait que la conférence se déroule au sein de l'UE. Pourtant, jusqu'à présent, c'est un discours plus complaisant, fondé sur la poursuite du business as usual, qui a été mis en avant dans les discussions, selon lequel des progrès auraient été réalisés, avec le soutien de l'UE, et que des efforts supplémentaires devraient être déployés pour continuer à améliorer les instruments et les approches existants. Or ce que les pays du Sud recherchent, ce ne sont pas des améliorations isolées mais des changements plus fondamentaux et systémiques qui s'attaquent également à des déséquilibres de pouvoir historiques. Il y a donc un décalage entre les attentes, déjà connu et apparu lors d'autres négociations récentes comme la COP 29 ; s’il n'est pas résolu, ce décalage risque d'attiser les tensions entre l'Europe et le Sud.
L'une des questions les plus controversées attendues lors de la conférence FfD4 est la gouvernance des institutions multilatérales, en particulier le système de Bretton Woods, au sein duquel le Sud exige d'être mieux représenté. C'est le cas du FMI, où des progrès ont été réalisés (un 25e siège est prévu pour l'Afrique subsaharienne et les Européens promeuvent également de meilleurs instruments et approches), mais sont insuffisants pour traiter les difficultés structurelles. En outre, dans le contexte actuel de fragmentation géopolitique, les pays donateurs pourraient être encore moins enclins à céder de l'influence dans les institutions multilatérales, et encore moins depuis la réélection de Trump.
Ce ne devrait toutefois pas constituer une excuse, tant le coût de l'inaction est élevé pour l'UE et d'autres acteurs. Si l'on ne s'attaque pas maintenant à ces questions de gouvernance, on assistera probablement à l'émergence de processus parallèles, menés par d'autres blocs, en l'absence de l'UE et d’autres défenseurs de la coopération internationale. Cela pourrait aggraver la fragmentation institutionnelle mondiale et saper la légitimité et l'efficacité des institutions de Bretton Woods. Aujourd'hui, l'UE a encore la possibilité de prendre les devants et d’agir en faveur de la réforme de ces institutions, ce qui lui permettrait d'obtenir un avantage politique en s'attaquant aux problèmes systémiques ; mais une fois que des systèmes parallèles auront été mis en place, ce ne sera plus possible. En outre, le leadership des États-Unis dans plusieurs de ces défis mondiaux étant probablement appelé à s’affaiblir, il est nécessaire de réévaluer l'engagement de l'UE dans les forums multilatéraux. Dans la pratique, de nombreux États – européens notamment – mettent l'accent sur le minilatéralisme plutôt que sur le multilatéralisme, passant ainsi de la recherche d'un consensus mondial au soutien à des coalitions de bonnes volontés. Ce que ces nouveaux processus peuvent offrir en termes d'efficacité (potentiellement) accrue ne peuvent le garantir en termes de légitimité ; ils devraient donc être utilisés de manière à renforcer le système multilatéral plutôt qu'à le contourner.
Les enjeux sont importants : sans réformes significatives, les institutions multilatérales risquent de perdre leur pertinence dans un monde où les crises de la dette, le changement climatique et d'autres défis transnationaux nécessitent une action coordonnée. La conférence FfD4 doit donc trouver un équilibre délicat entre des progrès incrémentaux et la prise en compte des préoccupations systémiques du Sud pour répondre aux urgences actuelles et futures, tout en encourageant la création d'alliances.
Au-delà de la rhétorique, la nécessité d’actions concrètes
La tension entre engagements ambitieux, réalités politiques et risque d’immobilisme est un thème récurrent du processus FfD4, dont le « draft zéro » appelle les pays développés à honorer leurs engagements en matière d'APD, à savoir 0,7 % du revenu national brut (c'est également l'un des rares cas où un engagement quantitatif est mentionné dans le texte). Pourtant, plusieurs États membres européens ont récemment réduit leurs budgets d'APD, et d'autres réductions sont probables – et en fait déjà planifiées par certains – compte tenu du climat économique et politique actuel et des besoins budgétaires concurrents. Des tensions existent également au sein même des budgets d'APD, avec des demandes plus fortes en termes notamment de soutien aux biens publics mondiaux et de politiques d’immigration et d’investissements, autant de mesures détournant les fonds des objectifs initiaux de réduction de la pauvreté et de promotion de la croissance dans les pays les moins avancés – ce qui les laisse ainsi littéralement de côté.
Réaffirmer les engagements pris en matière d'APD est une bonne chose. Cependant, si ce décalage entre objectifs ambitieux et faisabilité pratique devient la norme dans le processus FfD4, il risque d'alimenter davantage les tensions entre l'Europe, les autres donateurs et les pays du Sud et, ce faisant, de saper l'utilité/la pertinence du processus FfD4 lui-même. Des engagements irréalistes pourraient éroder la confiance et rendre plus difficile la construction du consensus nécessaire pour relever les défis communs. Une approche pragmatique équilibrant l'ambition et la faisabilité est essentielle pour éviter de polariser davantage le paysage du développement international. La clarté des choix d'allocation, la transparence et le fait de s'abstenir de faire des promesses que l'UE ne peut tenir font partie des éléments nécessaires à sa réponse.
De même, l'UE et ses États membres doivent donner la priorité à la mise en œuvre et à la redevabilité. Il faut donc fixer des objectifs clairs et réalisables et veiller à ce que des mécanismes soient mis en place, à l'ONU mais aussi dans toutes les enceintes pertinentes, pour suivre les progrès réalisés. Par exemple, le cadre commun devrait être traité au niveau du FMI, avec les ministères des Finances en tête (car ils ont les compétences et l'expertise pour gérer ces questions) ; sans leur adhésion et leur implication, il est peu probable que les engagements pris dans le cadre du processus FfD4 soient mis en œuvre – les ministères des finances doivent donc être systématiquement impliqués dans les discussions FfD4.
Saisir l’opportunité unique du processus FfD4
Malgré les défis susmentionnés, le processus FfD4 offre des opportunités à ne pas négliger. Il a en effet le potentiel de décloisonner les différents processus politiques, tels que ceux menés par les Nations unies (COP climat et biodiversité), les réunions annuelles de la Banque mondiale et du FMI, et les forums tels que l'OCDE, les BRICS+, le G20 et le G7. En fournissant une vue d'ensemble des besoins et des priorités de financement, il peut promouvoir la cohérence entre ces plateformes, en veillant à ce que les efforts déployés dans un domaine renforcent les progrès réalisés dans d'autres. Par ailleurs, le processus FfD4 est l'occasion d'encourager les partenariats et de renforcer les alliances, tout en prenant en compte la dynamique complexe entre pays émergents et pays les moins développés.
Dans un monde de plus en plus fragmenté, la capacité à instaurer la confiance et la collaboration entre les régions est inestimable. C’est ce sur quoi devrait se concentrer la conférence FfD4, ainsi que sur la recherche et l’atteinte du consensus, en plus de l'examen des solutions et instruments techniques. Pour répondre aux attentes des pays du Sud, l'UE devrait saisir l'occasion de collaborer et de s'attaquer d'urgence aux problèmes systémiques mis en évidence par d'autres régions. Avec l’Afrique, par exemple, l'UE devrait apporter des propositions sur des questions telles que la dette, la mobilisation des ressources nationales, les flux financiers illicites et le rôle du financement privé, des banques multilatérales et publiques de développement (y compris les banques nationales).
En route vers Séville
La Quatrième Conférence internationale sur le financement du développement arrive à un moment crucial pour la coopération mondiale. Si le processus préparatoire a mis en évidence des défis importants – manque de vision stratégique, attentes inadaptées, contraintes politiques –, il a également mis en lumière l'immense potentiel de cette conférence : en comblant les lacunes, en encourageant les partenariats et en s'attaquant aux problèmes systémiques, la conférence FfD4 peut servir de catalyseur pour un changement transformateur.
Pour l'UE, il ne s’agit pas d’une simple conférence sur le développement, mais d’un moment charnière pour redéfinir son influence mondiale et renforcer sa crédibilité auprès des pays du Sud. Si elle ne s'engage pas avec ambition et clarté stratégique, l'UE risque d'être mise à l'écart dans un paysage géopolitique de plus en plus fragmenté, où d'autres blocs pourraient remodeler, sans elle en chef de file, des domaines politiques clés. Pour maximiser son impact, l'UE doit aller au-delà des discussions techniques et veiller à ce que ses engagements soient à la fois ambitieux et réalisables, en équilibrant réforme systémique et action pragmatique. Ce leadership déterminera si l'UE renforce ses alliances et sa position multilatérale ou si elle cède du terrain à d'autres pour façonner l'avenir du financement du développement mondial. Les enjeux ne pourraient être plus élevés.
Karim Karaki (ECDPM), Niels Keijzer (IDOS), avec des contributions de Damien Barchiche, Ben Katoka (Iddri), Iliana Olivié (ETTG/Elcano), María Santillán O’Shea (Elcano) et Daniele Fattibene (ETTG)
(Ce billet a d’abord été publié en anglais sur le site du réseau ETTG ; l’Iddri en propose ici une traduction en français)
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Le réseau ETTG a notamment publié le Policy Brief Aligning Climate Action and Development through SDG Financing: The Role of FfD4