La Conférence sur l'Avenir de l'Europe est un dispositif délibératif inédit qui mérite que les priorités qu’il dessine soient mises à l’agenda politique. Par une coïncidence de calendrier, le 9 mai risque d’avoir caché derrière le discours du président russe, scruté pour ses conséquences en Ukraine et en Europe, un autre moment clé : la réception du rapport des citoyens mobilisés dans la Conférence sur l’Avenir de l’Europe par le conseil exécutif de cette conférence : Clément Beaune pour le Conseil et la présidence française de l’Union, Guy Verhofstadt pour le Parlement, et Dubravka Šuica, vice-présidente de la Commission européenne chargée de la démocratie et de la démographie. Il est essentiel, pour la crédibilité des dispositifs participatifs, que l’ensemble des propositions des citoyens soient traitées à leur juste valeur, c’est-à-dire pour mettre à l’agenda européen des enjeux clés en réponse à la question : qu’est-ce qui compte pour vous et qu’est-ce que l’Europe devrait faire ? Propositions d’autant plus importantes qu’elles font un lien très explicite entre l’importance économique et géopolitique du Pacte vert européen, la mise à l’agenda européen des politiques sociales et l’approfondissement de la démocratie par des dispositifs délibératifs.
Un processus délibératif
L’Union européenne avance à la faveur des crises, comme on l’a vu à la faveur de la relance post-Covid avec une forme d’endettement commun renforçant de manière inédite la solidarité entre États membres, et comme on le voit avec la guerre que la Russie mène en Ukraine et les réflexions sur la sécurité de l’Union. Mais l’Union avance aussi lorsqu’elle répond à une demande de ses citoyens : le Pacte vert, qui donne un projet écologique, mais aussi économique et géostratégique à l’Europe, peut être interprété indirectement comme une réponse à la crise écologique, mais il est avant tout une réponse à une demande forte des citoyens dans les urnes, lors des élections européennes de 2019.
C’est tout le mérite de la Conférence sur l’Avenir de l’Europe d’avoir été conçue non pas comme une consultation sur la question du plus ou du moins d’Europe, mais comme une opportunité pour un ensemble de citoyens de délibérer pour leur faire exprimer leurs besoins, et si possible leurs demandes en matière de politique publiques et d’organisation supranationale de la décision à l’échelle européenne.
Dispositif plurinational, et donc plurilingue, complexe, la Conférence sur l’Avenir de l’Europe se distingue par plusieurs caractéristiques clés.
- Une question (« qu’est ce qui compte pour vous ? »1 ) très pertinente et propice pour guider un processus délibératif, où le croisement d’avis, d’arguments et de contre arguments entre des perspectives très diverses de citoyens peut permettre de faire émerger du collectif des formulations nouvelles des problèmes politiques, différentes de ce qui aurait été exprimé dans une simple consultation ou un sondage, où chacun réagit individuellement.
- Un processus allant chercher des voix qu’on n’entend pas d’habitude grâce à la sélection aléatoire de citoyens, et les faisant travailler à diverses échelles, ainsi qu’en hybridation avec des parlementaires, des représentants de la société civile et des gouvernements. Ce croisement des perspectives permettant à la fois d’enrichir encore la délibération et d’éviter que ce processus ne soit vu comme un dessaisissement par les instances (Commission, Parlement, Conseil) légalement et légitimement en charge de faire avancer les institutions européennes.
- Une attention particulière donnée à la possibilité du dialogue entre citoyens de différents États membres, malgré la barrière des langues et la fragmentation des débats politiques nationaux, tous différents dans leurs formes de polarisations malgré quelques grands traits communs.
- Une grande clarté sur l’usage qui sera fait des résultats de ce processus délibératif : le comité exécutif, composé d’un représentant de chaque instance clé de l’Union, a reçu le 9 mars les 49 propositions et est maintenant tenu d’y réagir pour préparer les réponses à apporter.
Ce dernier point constitue le point crucial pour la crédibilité de tout l’édifice. Face à la question initiale de la formulation de priorités, la question est moins de savoir si les propositions des citoyens vont être mises en œuvre directement que d’entendre les grands registres de demande de politiques publiques qui en émergent, et dont la mise à l’agenda apparaît comme un impératif : si c’est la demande que les citoyens expriment après cet immense travail délibératif sur plusieurs mois, cette demande oblige les institutions. Guy Verhofstadt en a par exemple conclu que le Parlement saisirait les moyens qui sont à sa disposition pour déclencher un processus de révision des traités permettant de prendre en compte ces demandes.
Des résultats très politiques
Le premier résultat est qu’il y a bien une demande de politiques européennes. Et cela ne peut être considéré comme seulement un artefact de la question posée, mais bien le résultat d’une délibération où des citoyens eurosceptiques ont pu exprimer leur point de vue autant que d’autres, plus favorables au projet européen. Ce qui s’est construit, à la croisée des besoins locaux et des dynamiques géopolitiques, économiques et écologiques globales, c’est une confirmation du besoin de politiques à l’échelle du continent, et qu’il est plus stratégique, dans le monde d’aujourd’hui, de s’appuyer sur les institutions supranationales déjà construites que de chercher à les remettre en cause. Les citoyens indiquent d’ailleurs l’importance de renforcer la stratégie de l’Union européenne dans le monde.
Le second résultat est que les propositions de citoyens sont souvent extrêmement concrètes sur des thèmes centraux pour la transition écologique, notamment pour tout ce qui concerne les évolutions de l’alimentation ou de l’énergie en cohérence avec les enjeux climatiques et le Pacte vert européen sur l’environnement : ces deux thèmes, extrêmement proches du quotidien des citoyens et de leurs préoccupations actuelles en contexte de crise des prix sur ces deux sujets, sont aussi des domaines de politiques publiques européennes. Les citoyens confirment ici l’importance d’une intervention européenne sur ces enjeux, et soulignent l’importance de poser le problème d’action publique européenne non seulement depuis la production agricole ou énergétique, mais aussi depuis les usages et les conséquences sociales pour les citoyens. Cela constitue notamment un signal important pour conforter la stratégie De la fourche à la fourchette, conçue comme une politique à l’échelle du système alimentaire dans son ensemble, au-delà du mandat de la Politique agricole commune, centré sur la seule production.
Le troisième résultat est l’importance des propositions des citoyens sur les enjeux sociaux. Le cadrage des propositions est lui-même fondamental : les citoyens s’interrogent sur la possibilité de poursuivre avec les formes de contrat social préexistantes dans un monde aux ressources limitées, et où leur renchérissement aura des conséquences inégalitaires. C’est là la mise à l’agenda la plus fondamentale des propositions des citoyens : ils proposent aussi concrètement des évolutions des politiques fiscales et redistributives et des politiques sociales à l’échelle européenne, que les États membres souhaitent pourtant largement conserver dans leur domaine de souveraineté. C’est probablement un point clé des débats que cette conférence doit ouvrir : puisque l’ambition du Pacte vert pour l’Europe constitue à la fois le bon pari pour le continent d’un point de vue écologique, économique et géopolitique, on ne pourra faire l’économie d’un débat sur les conditions sociales de la transition et les politiques d’échelle européenne en la matière.
Enfin, les citoyens affichent leur attachement aux dispositifs de démocratie environnementale, depuis l’accès à l’information, à la justice, jusqu’aux dispositifs de participation eux-mêmes, qui viennent compléter les institutions de la démocratie représentative. Les innovations et les expériences de la démocratie environnementale apparaissent centrales pour alimenter la réflexion sur la manière plus générale dont des dispositifs centrés sur la puissance de la délibération collective, que la conférence sur l’Avenir de l’Europe illustre, doivent continuer de prendre place dans la vie démocratique des États membres et de l’Union elle-même.
Quelles suites ?
Rapprocher les institutions de l’Union européenne des citoyens paraît toujours extrêmement difficile, et ce d’autant plus que la fragmentation des espaces politiques nationaux reste extrêmement forte : la Conférence sur l’Avenir de l’Europe n’échappe pas à cela, la résonance dans notre espace politique national risquant d’être très faible, éclipsée par les débats électoraux et une actualité internationale très dense.
Il en va pourtant de la crédibilité des dispositifs participatifs, mais aussi de la faisabilité du Pacte vert, de bien mettre à l’agenda politique de chacun des États membres et des institutions européennes les grands problèmes politiques posés par les citoyens. Renforcer le Pacte vert et préparer les transformations qu’il imprime non seulement sur les chaînes de production européenne mais aussi les évolutions des usages et du quotidien des citoyens : cela suppose de mettre à l’agenda européen des formes de coopération ou de coordination bien plus fortes qu’aujourd’hui, de se doter d’une stratégie européenne internationale claire, et d’approfondir l’exercice de la démocratie délibérative dans les institutions nationales et européennes. Tout un programme ! C’est l’expression d’une demande des citoyens, dont les institutions européennes et les acteurs nationaux devraient se saisir, et que la communauté des think tanks européens dont l’Iddri fait partie vont porter dans les débats politiques à toutes ces échelles.
- 1« Nous, présidents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission européenne, aspirons à donner aux citoyens voix au chapitre sur ce qui compte pour eux », extrait de la Déclaration commune sur la Conférence sur l’Avenir de l’Europe.