À la suite des élections européennes de juin, un équilibre politique a été trouvé très rapidement autour de la présidente conservatrice Ursula von der Leyen, reconduite à la tête de la Commission. Son discours devant le Parlement le 18 juillet, qui a permis de la réélire plus confortablement qu’en 2019, est très convergent avec l’agenda stratégique décidé lors du Conseil européen de juin, centré sur les questions de compétitivité et de sécurité, tout en affirmant plus explicitement la continuité avec le Pacte vert (Iddri, 2024). Cela suffira-t-il pour donner un cap stable au moment où les risques d’instabilité et de conflits s’accumulent à l’international et aux échelles nationales ? Et comment les préoccupations sociales qui traversent les sociétés européennes peuvent-elles se retrouver en bonne place dans cet agenda ?
Trois clarifications politiques nécessaires
Dans un contexte d’incertitudes politiques, plus particulièrement en France et en Allemagne, et afin de continuer à donner des gages de clarté, de simplification et d’action rapide, la présidente de la Commission a annoncé qu’une vision et un programme de politiques publiques seraient déployés dans les 100 jours suivant sa réélection, c’est-à-dire possiblement avant même que l’ensemble des commissaires ait été confirmés par le Parlement. Il s’agit, d’après ce discours, d’une vision pour l’agriculture et d’un pacte pour l’industrie propre (Clean Industrial Deal), successeur du Pacte vert. Si les acteurs économiques ont besoin d’une confirmation que les investissements déjà faits pour la transition vont se poursuivre, nul n’est toutefois besoin de précipiter le déploiement de ces stratégies quand plusieurs pans du nouveau deal industriel nécessiteraient un véritable débat entre États membres, et avec la société civile, en transparence avec les citoyens ; Il faut prendre le temps de l’instruction politique de ces questions fondamentales.
Concrètement, les auditions des candidats Commissaires par le Parlement européen dans les prochains mois devraient être utilisées précisément à cet effet : elles ont un certain retentissement médiatique, mais seuls les quelques rejets exceptionnels de candidatures jugées inacceptables retiennent généralement l’attention. Il faudrait au contraire en faire un moment de discussion sur des choix politiques forts, et donc de mise en avant des propositions que ces Commissaires portent sur des sujets clés, dans le cadre général défini par la présidente de la Commission et l’agenda stratégique.
Trois enjeux clés nécessiteront un tel débat, sans quoi l’apparent accord politique européen pourrait voler en éclat à l’épreuve des crises politiques et sociales dans les États membres : la définition d’une compétitivité de long terme non réduite à une compétitivité prix ; l’identification des conditions de partenariats économiques et politiques équilibrés avec les autres régions du monde ; et l’importance donnée à la solidarité sociale et aux droits humains à la fois comme un impératif moral et comme une source de compétitivité.
Sur ces trois enjeux, au-delà du cap donné aux économies du continent en matière de compétitivité industrielle et de sécurité, le processus ne pourra rester constructif que si les acteurs clés aboutissent progressivement à des accords concrets plus clairs, dans le cadre d’un débat politique ouvert permettant de construire un véritable projet pour l’Europe et pour ses citoyens et non une négociation entre les seuls groupes d’intérêt économiques et la Commission.
100 jours seront-ils suffisants pour ce double impératif de clarification et de débat ? C’est tout l’enjeu de ce début de mandat. C’est aussi l’occasion de remettre au centre de la stratégie économique européenne les enjeux sociaux et environnementaux, sans lesquels les citoyens des différents États membres se sentiraient à nouveau déconnectés des décisions prises dans les instances européennes.
La compétitivité de long terme au cœur de la définition d’un nouveau pacte industriel
Les politiques industrielles sont revenues en odeur de sainteté dans le débat français, mais aussi dans le débat européen, face aux stratégies déployées par les grandes puissances économiques comme les États-Unis avec l’Inflation Reduction Act. L’idée d’un Pacte pour l’industrie propre se justifie aussi comme étape de consolidation du Pacte vert par des moyens d’intervention pour la compétitivité des entreprises, dans un monde où malgré les conflits militaires et économiques, la décarbonation de l’économie constitue toujours un des piliers de la course à l’avantage compétitif, avec le numérique.
Mais cet apparent accord sur la compétitivité cache des perspectives extrêmement contrastées entre États membres, notamment sur le financement de telles politiques, l’Allemagne et en particulier son parti conservateur étant par exemple opposés à toute nouvelle dette mise en commun de type relance post-Covid. Et la question du financement n’est que la partie la plus visible de ce débat. La nature même de l’intervention publique que peut recouvrir le concept de politique industrielle est loin d’être consensuelle : politique d’innovation ou d’aide à l’investissement, soutien à l’investissement productif ou par la demande, relaxation des aides d’État ou programme coordonné à l’échelle européenne. Le rapport sur la compétitivité demandé par Ursula von der Leyen à Mario Draghi (ancien président de la Banque centrale européenne et ancien Premier ministre italien) tarde à être présenté officiellement, ce qui signale de probables difficultés à trouver un consensus politique sur ses recommandations.
Entre les États soucieux de ne pas accroître les dépenses publiques en temps de dette élevée et ceux qui proposent un investissement commun massif face aux politiques chinoises et américaines, un point d’accord possible sera notamment la notion de compétitivité de long terme ; il s’agit d’investir dès aujourd’hui dans cette orientation, plutôt que de courir après une compétitivité prix à court terme par des aides d’État aux industries en place, avec un risque fort de ne pas avoir les moyens concrets d’exiger d’elles un tournant majeur. Le pilotage des politiques industrielles par des objectifs de long terme devient alors le point d’équilibre d’un tel accord, et les objectifs fixés par le Pacte vert et par les engagements de l’Union européenne (UE) dans les COP climat sont naturellement candidats pour constituer un bloc important de ces objectifs de transformation structurelle à long terme, en particulier parce qu’ils sont convergents avec la réduction de la dépendance énergétique du continent. Les signaux envoyés par l’UE au plus tôt sur son nouvel objectif de décarbonation à 2040 seront très importants, et la Commission précédente avait déjà commencé à préparer le terrain pour un objectif ambitieux (90 % de réduction en 2040) poursuivant l’effort entamé avec la réduction de 55 % à 2030 (Iddri, 2024).
La séquence internationale qui passe cette année par la COP 16 de la biodiversité (Colombie) et la COP 29 sur le climat (Azerbaïdjan), et qui culminera avec la COP 30 climat (Brésil) fin 2025 pourrait être marquée par des retours en arrière en matière de coopération entre pays, liés à des alternances électorales (si elle devait avoir lieu aux Etats unis par exemple) ou à des conflits politiques, commerciaux ou armés. Mais la Colombie et le Brésil comptent bien démontrer leur capacité diplomatique en engrangeant des signaux clairs des pays clés en matière de politiques nationales et d’investissements technologiques ou industriels compatibles avec la protection du climat et de la biodiversité. Et surtout, la course économique entre grandes puissances inclut désormais nécessairement les technologies vertes, et l’UE ne peut tirer son épingle de ce jeu, qui oscille entre saine émulation et concurrence brutale, qu’en démontrant sa capacité à innover et à être pionnière en matière de climat, mais aussi de biodiversité et de pollution, ce que les autres puissances disent beaucoup moins clairement. Mais il faut s’en donner les moyens.
Or une série de renoncements sur la biodiversité ou les pollutions lors de la fin du mandat précédent risque d’amoindrir la capacité de différenciation à long terme du type de compétitivité recherchée par l’Europe. Prendre ensemble les trois crises environnementales majeures est ce qui implique un véritable tournant en matière d’économie circulaire. C’est particulièrement vrai pour le secteur agricole et agroalimentaire, pour lequel le risque majeur est que l’échéance des 100 premiers jours du mandat de Mme von der Leyen n’aboutisse à figer une vision sectorielle centrée uniquement sur une compétitivité prix à court terme.
Les dissensus entre Etats membres sur la doctrine économique en matière de politique industrielle sont donc moins un problème qu’une opportunité pour ouvrir un débat nécessaire sur les objectifs de long terme définissant la compétitivité recherchée.
Comment créer de véritables écosystèmes industriels partagés avec d’autres régions ?
Les États membres divergent également, comme on le voit entre France et Allemagne, sur la stratégie à court et moyen terme en matière commerciale, notamment vis-à-vis de la Chine, partenaire d’exportation traditionnel, concurrent massif des industries classiques comme des industries vertes européennes, mais aussi fournisseur potentiel de technologies clés comme le raffinage des matériaux critiques nécessaires aux batteries et à la future économie circulaire de ces matériaux sur le continent. Les pays européens voient par ailleurs les autres pays principalement comme des fournisseurs de matières premières clés (le lithium du Chili, le cobalt de République démocratique du Congo, etc.) auprès desquels il faut désormais s’assurer d’une sécurité d’approvisionnement. Mais ces pays revendiquent à juste titre de pouvoir capter une part notable de la création de valeur ajoutée, des emplois industriels, et de la capacité d’innovation. La redéfinition des partenariats de l’Union avec ces pays a commencé avec le mandat précédent, puisque la politique d’aide au développement avait été renommée en politique de partenariats internationaux entre égaux.
Mais la transition d’une politique de pure solidarité à une politique de partenariats stratégiques n’a pas encore atterri sur une compréhension commune des relations commerciales et d’investissement avec ces différentes régions. L’UE doit clarifier, avec ses partenaires et avec ses citoyens, les conditions de partenariats où le caractère plus ouvertement transactionnel et stratégique de la relation ne signifie pas nécessairement de se centrer uniquement sur ses propres intérêts commerciaux à court terme. Les pays africains et latinoaméricains ne pourront être des partenaires stratégiques de l’UE d’un point de vue politique, commercial et économique qu’à la condition qu’ils soient considérés comme faisant partie de la création en commun d’écosystèmes industriels dépassant les frontières de chaque bloc.
Les signaux envoyés par l’UE à ses partenaires doivent être clarifiés, alors que le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ou la régulation sur la déforestation importée sont souvent présentés comme des exemples négatifs de nouvelles mesures commerciales unilatérales. Vis-à-vis de la Chine comme vis-à-vis des autres continents, il faut trouver le bon équilibre entre une inévitable ouverture, vu les dépendances du continent, et la souveraineté permettant de faire son propre chemin industriel. Le pouvoir normatif du continent, compte tenu de la taille de son marché, reste très important et les formes de sa concrétisation feront probablement partie des points clés à discuter pour trouver le bon équilibre.
Par ailleurs, les pays des différentes régions de ce qu’on appelle le « Sud global » sont actuellement très mobilisés autour de l’agenda de réforme des institutions financières internationales issues de Bretton Woods (Banque mondiale et autres banques multilatérales de développement, Fonds monétaire international), parce qu’ils sont écrasés sous le poids de la dette et des taux d’intérêt très élevés auxquels ils doivent emprunter. Outre les asymétries d’accès aux capitaux, l’Europe pourrait retrouver une meilleure capacité de dialogue avec ces pays en mettant délibérément en avant l’inégale répartition du pouvoir dans les chaînes de valeur mondialisées, et les possibilités d’un rééquilibrage dans les écosystèmes industriels de l’économie verte de demain (Ukȧmȧ, 2024).
Enjeux sociaux et de droits humains : entrave à la compétitivité ou source de différenciation ?
Si l’idée d’un nouveau pacte industriel s’est imposée à Bruxelles, c’est qu’elle répond à la fois aux demandes des milieux économiques face aux politiques américaines et chinoises, et aux préoccupations des citoyens de retrouver une souveraineté dans les moyens de production et les choix de consommation, à la suite des crises récentes. Mais c’est aussi une réponse aux préoccupations en matière de disparition des emplois industriels. Dans une économie mondiale en pleine transformation sous le coup des progrès du numérique et de la robotisation, il serait très hasardeux de croire que les nouvelles politiques industrielles européennes pourraient garantir un fort contenu en emploi en Europe, même si la décarbonation et l’économie circulaire en sont porteuses. Le soutien à l’industrie peut être bon pour la compétitivité et la croissance, mais passer par de tels gains de productivité peut rendre les promesses en matière de création nette d’emplois difficiles à tenir.
La question sociale et celle des systèmes de solidarité doivent donc être abordées de manière transparente à l’échelle européenne, comme un enjeu lié au nouveau pacte industriel, mais sans s’y résumer. Au-delà du socle européen des droits sociaux, les États membres sont soucieux de ne pas conférer à l’Union de plus grandes prérogatives en matière sociale, mais c’est pourtant à Bruxelles que vont se prendre des décisions ayant un fort impact social et avec un horizon de stabilité à 5 ans que les politiques nationales peinent à tenir actuellement.
À la croisée entre le nouveau pacte pour une industrie propre et les promesses de simplification pour une meilleure régulation européenne, les sauvegardes sociales, environnementales et de gouvernance sont essentielles : le respect des droits des populations locales, le partage juste des bénéfices avec elles, l’attention donnée aux impacts environnementaux, la consultation des citoyens et des populations concernées, toutes ces approches par les droits forment un capital de régulations qui améliore la qualité des projets ; c’est d’ailleurs ce que revendiquent les banques de développement européennes lorsqu’elles interviennent dans les pays du Sud, comme ce qui les différencie des autres acteurs du développement. On retrouve aussi ces régulations dans l’importance accordée par les acteurs financiers européens en matière de rapportage ESG (environnement, social et gouvernance).
Mais, à la faveur de la course à la compétitivité à court terme et des promesses de simplification, de la quête accélérée d’un renouveau ou d’une transition industrielle, il pourrait être tentant de revenir sur cet acquis comme s’il s’agissait uniquement d’un obstacle. Il sera essentiel d’avoir un débat ouvert pour analyser dans quelle mesure l’acquis en matière d’approche par les droits sociaux et les droits humains pourrait très bien constituer un atout et une différenciation indispensable pour les acteurs industriels et financiers européens dans la compétition mondiale.