Au cœur de la crise agricole de ce début d’année 2024, marquée par une extrême polarisation du débat, nous avons proposé une approche pour renouer le fil du dialogue entre le monde agricole, la puissance publique et les autres parties prenantes du système alimentaire. Cette approche, nourrie de nos expériences passées, a été expérimentée « en direct » dans le cadre d’un projet co-porté avec Terrasolis et les acteurs de la filière des grandes cultures en région Champagne-Ardenne. Quelles leçons tirer de cette expérience pour construire des scénarios crédibles de transition agroécologique ?

Partir de l’expérience des parties prenantes pour engager la discussion

Mené entre avril 2023 et février 2024, le projet « CarbonThink 2 », porté par le pôle d’innovation bas-carbone Terrasolis, vise à mettre la filière champenoise des grandes cultures sur la voie d’une réduction de ses émissions de gaz à effet de serre (GES) compatible avec les objectifs nationaux de neutralité carbone. Il a réuni une large palette d’acteurs : agriculteurs, élus et techniciens de coopératives, salariés d’associations spécialisées, de centre de gestion, de chambre d’agriculture, d’interprofessions, d’instituts techniques, représentants des pouvoirs publics, banque, etc., dont la plupart avaient déjà participé au projet « CarbonThink 1 ». Il s’agissait ainsi de capitaliser sur les acquis de ce premier projet, en termes de compréhension des enjeux du bas-carbone, pour dépasser certaines des limites auxquelles il s’était heurté. On peut en citer deux : passer d’un bilan net (baisse d’émissions + stockage) à l’échelle de la ferme compris entre -10 et -15 % de GES, à une réduction brute de l’ordre de 20 à 30 %. Un second objectif reposait sur la prise en compte des autres maillons de la filière, au-delà de la ferme. 

Échanger sur l’ambition environnementale pour en saisir la pertinence

Avant de lancer les acteurs du projet dans la construction d’un scénario visant à atteindre un certain objectif environnemental – en l’occurrence, un niveau de baisse des émissions de GES confié au secteur agricole par la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC), une première étape a consisté à discuter de ses fondements. En effet, ces objectifs nationaux peuvent souvent sembler arbitraires, déconnectés du terrain, voire injustes. Dans ce contexte, la discussion a porté sur trois aspects : 

  • la priorité à donner au maintien du capital productif des agrosystèmes, ce qui passe par des actions d’adaptation et de restauration de la biodiversité comme clé de voûte d’une stratégie efficace de réduction des émissions ;
  • la nécessité de distinguer les efforts de réduction des émissions de GES de ceux de stockage du carbone1 ;
  • la reconnaissance de la spécificité du secteur agricole par rapport aux autres secteurs de l’économie dans la SNBC, en raison du caractère incompressible d’une partie des émissions issues des animaux d’élevage et des terres agricoles. Cette reconnaissance conduit à fixer des objectifs significativement inférieurs pour le secteur agricole, de l’ordre de -50 % d’ici à 2050, quand la plupart des secteurs doivent arriver à supprimer la quasi-totalité de leurs émissions. 

À travers ces échanges, l’objectif a notamment été d’appréhender collectivement le cap et la philosophie générale que dessine la SNBC. Une étape primordiale pour s’autoriser, dans un deuxième temps, à décliner cette dernière avec une certaine souplesse compte tenu du contexte spécifique au territoire. En symétrique, les acteurs du territoire ont mis en avant les contraintes et enjeux économiques avec lesquels ils doivent composer, et qui doivent absolument être considérés pour penser une transition bas-carbone viable sur le plan économique.

Définir d’où la filière part pour déterminer où elle peut aller

Si les leviers de décarbonation des fermes en grandes cultures sont relativement bien connus, leur adoption se heurte à des problèmes de viabilité économique, tant sur la ferme qu’en amont et en aval. Dans cette perspective, « CarbonThink 2 » souhaitait s’appuyer sur une compréhension fine non seulement de la diversité des fermes du territoire, mais aussi du tissu agro-industriel dans lequel elles sont insérées. Ce dernier, orienté vers une bioéconomie dynamique et intensive en capital, détermine fortement les orientations productives des exploitations agricoles : il exige des volumes constants, voire croissants, sur les productions clés de l’écosystème industriel champenois (betterave, blé, colza, luzerne, ou encore orge). Dans la perspective de construire un scénario capitalisant sur les atouts du territoire, le choix a ainsi été fait d’assurer des opportunités économiques aux industries de Champagne-Ardenne, en acceptant en contrepartie des baisses de volume sur les produits les moins centraux pour leur pérennisation.

Un scénario qui permet d’identifier la première marche… et demande à être approfondi pour atteindre tous les objectifs

La méthode ici expérimentée est parvenue à embarquer les acteurs du territoire dans une réflexion sur l’atteinte d’un objectif de décarbonation plus important que ce qui serait rendu possible par la seule optimisation des pratiques actuelles. C’est en soi un résultat, dans un contexte où la co-construction du scénario avec les acteurs du projet s’est majoritairement effectuée en pleine crise agricole, pour partie motivée par un rejet des ambitions environnementales.

Cependant, en raisonnant à conditions de marché constantes et en partant des besoins de rentabilité des industries agricoles et alimentaires (IAA) actuelles, les transformations envisagées dans le scénario ne permettent pas d’atteindre tous les objectifs fixés. Concrètement, la volonté de maintenir les volumes de production sur les principales cultures destinées aux industries champenoises a des implications fortes pour les systèmes de culture. Elle suppose d’abord des apports suffisants en engrais azotés de synthèse, qui représentent la majeure partie des émissions de GES du secteur. Même en faisant des hypothèses ambitieuses sur les gains d’efficience via l’innovation, cela ne permet pas d’aller au-delà d’une réduction de -20 % des émissions de GES à 2035, là où la SNBC invite plutôt à atteindre -25 % à cette échéance. Elle réduit d’autre part la possibilité de diversifier les assolements ou de développer les infrastructures agroécologiques, dont le rôle en matière de restauration de la biodiversité – donc de maintien du capital productif des agrosystèmes – est pourtant essentiel. 

Vers une transition en deux temps ?

Pourtant, la mise en œuvre du scénario co-construit dans le cadre du projet est vue par les participants comme une marche déjà très haute. Dès lors, il semble nécessaire d’anticiper une transition en plusieurs temps. Dans le cas de la filière champenoise des grandes cultures, le premier temps se joue sur les dix prochaines années. Il s’agit là de prendre en compte le nécessaire amortissement et la valorisation des investissements déjà réalisés, tout en veillant à ne pas créer de nouveaux verrous socio-techniques à une transition plus systémique. 

La seconde étape, devant être préparée en parallèle de la mise en œuvre de la première, doit amener à un changement plus structurel de l’ensemble du système productif local. C’est à la condition de l’anticipation de ces deux phases de transition consécutives que pourra être déployé un changement d’une ampleur suffisante pour à la fois maintenir le potentiel productif à long terme et permettre au secteur agricole de contribuer à l’atteinte des objectifs climatiques de la France.

Lire l'Étude de l'Iddri et Terrasolis : Quelle stratégie d’adaptation et de transition bas-carbone pour le secteur des grandes cultures en Champagne-Ardenne ?