La décarbonation profonde pour parvenir à zéro émission nette de CO2 est techniquement réalisable en Amérique latine et dans les Caraïbes et pourrait offrir des avantages considérables en termes de bien-être social, d’économie, de qualité de l’air et de biodiversité. Toutefois, il existe des défis importants qui doivent être planifiés et relevés. Les stratégies de long terme (SLT) préconisées dans l’Accord de Paris sur le climat peuvent contribuer à orienter les trains de mesures nécessaires pour relever ces défis et, simultanément, à atteindre les objectifs climatiques et les priorités de développement. Le projet Deep Decarbonization Pathways in Latin America and the Caribbean (DDPLAC), soutenu par la Banque inter-américaine de développement (IDB), l’Agence française de développement (AFD) et la 2050 Pathways Plateform, et dirigé par l’Iddri, a été conçu pour aider à bâtir les capacités locales de recherche sur la conception de stratégies de long terme fondées sur une solide base de données scientifiques et pour alimenter les dialogues politiques nationaux. Il a rassemblé des équipes nationales d’Argentine, de Colombie, du Costa Rica, de l’Équateur, du Mexique et du Pérou pour : développer les capacités de modélisation de l’énergie et de l’utilisation des terres ; créer une communauté de modélisation ; étoffer les scénarios de contributions déterminées au niveau national (CDN) existants ; et développer des trajectoires de décarbonation profonde scientifiquement solides et pilotées par les pays, en accord avec l’objectif de l’Accord de Paris et les priorités socio-économiques nationales. Le projet a joué un rôle majeur dans le processus d’engagement des décideurs politiques et des autres parties prenantes dans l’élaboration des SLT et dans les politiques d’accompagnement conformes à l’Accord de Paris. Un nouveau rapport du DDPLAC publié aujourd’hui présente les principaux enseignements politiques de ce projet.
Il est essentiel de parvenir à zéro émission nette de CO2 et de réduire fortement les autres gaz à effet de serre (GES) vers le milieu du siècle pour atteindre l’objectif central de l’Accord de Paris, à savoir limiter l’augmentation de la température mondiale à +1,5-2 °C par rapport aux niveaux préindustriels.
Les principales transformations physiques nécessaires pour atteindre ces objectifs sont les suivantes :
- l’électrification de tous les secteurs possibles au moyen d’électricité à faibles émissions de GES, notamment l’ensemble des bâtiments, l’industrie légère et les transports personnels urbains et interurbains ;
- le passage à des modes de transport non motorisés et à des véhicules électriques très utilisés, soutenu par la planification urbaine ; la réduction de la plupart des extractions de combustibles fossiles nouvelles et existantes ;
- l’intensification de l’agriculture à faible intensité de carbone associée à la réduction de la déforestation et au reboisement, rendue possible par une réduction des régimes alimentaires à base de viande.
La plupart des technologies requises, notamment dans les transports, les bâtiments et la production d’électricité, existent déjà, ont fait leurs preuves et deviennent rapidement moins chères grâce aux économies d’échelle et à l’innovation au niveau mondial. Des carburants alternatifs sans carbone, tels que l’hydrogène et les biocarburants durables, seront nécessaires pour le fret, l’aviation et certaines parties de l’industrie lourde. Cela exigera la mise en œuvre de politiques économiques et sectorielles, notamment : des réductions des subventions aux combustibles fossiles et une tarification de l’énergie qui reflète l’intensité carbone ; des mesures visant à orienter la production d’électricité vers des solutions sans GES ; des normes pour encourager l’électrification des usages finaux et les investissements dans les infrastructures de recharge ; et des normes de performance en matière de GES pour les usages finaux, accompagnées de mesures complémentaires appropriées.
Tout cela est techniquement réalisable en Amérique latine et présenterait des avantages considérables, notamment la création nette de 15 millions d’emplois nouveaux d’ici 2030. Le cas du Costa Rica, où le fait de parvenir à zéro émission nette ajouterait 41 milliards de dollars à la richesse d’ici 2050, montre que la décarbonation peut également s’accompagner d’avantages économiques nets.
Cependant, les défis sont bien réels. La pandémie de Covid-19 a été très dure pour la région ; les besoins en transport et en énergie augmentent rapidement ; les conditions de gouvernance de l’utilisation des terres sont difficiles ; de nombreux gouvernements sont fiscalement dépendants des revenus du pétrole et du gaz ; et les financements peuvent être difficiles à mobiliser. L’Accord de Paris, de par sa conception, rend les pays responsables de la définition et de la réalisation de leur contribution à l’effort mondial de réduction des émissions, et c’est à eux que revient l’essentiel du pouvoir de concrétiser cette ambition.
La majorité des engagements actuels de réduction des émissions à court terme pris par les pays dans le cadre de l’Accord de Paris manquent d’ambition, que ce soit en termes d’objectifs absolus de réduction des émissions à l’horizon 2025-2030 ou en termes d’articulation claire des transformations sectorielles, technologiques et structurelles qui les sous-tendent. Les SLT, et le processus de création de ces systèmes, peuvent contribuer à aligner les objectifs d’émission à court et à long terme et à définir les mesures immédiates que les gouvernements devraient prendre pour s’engager sur la voie du zéro émission nette. Ainsi, les mises à jour des CDN peuvent être alignées sur ces objectifs à long terme, et un ensemble de politiques nationales peut être constitué pour atteindre les objectifs climatiques de Paris tout en répondant à d’autres priorités de développement. Une fois les priorités nationales clairement définies, les pays peuvent également identifier les lacunes en matière de capacités et les autres domaines où une coopération internationale est nécessaire.
L’évaluation des objectifs d’émissions à court terme dans l’optique de l’objectif de long terme zéro émission nette peut également aider à orienter les décisions d’investissement des gouvernements et à éviter le verrouillage dans une trajectoire intensive en carbone. Pour la plupart des secteurs, l’introduction sur le marché de technologies de réduction des émissions dont le coût initial est plus élevé mais dont le coût du cycle de vie est plus faible nécessite une élaboration politique et une réglementation rigoureuses. Pour répondre aux besoins financiers en matière de nouvelles capacités de production d’infrastructures de transport et d’énergie, le principal défi consistera à réorienter les flux existants vers des investissements propres et à se détourner des infrastructures énergétiques à forte intensité de GES (gaz naturel, pétrole, ou charbon).
Étant donné le rôle de l’électrification propre pour les transports privés, l’industrie légère, les résidences et le commerce, la production d’électricité et l’intensité des GES doivent être alignées sur l’objectif zéro émission nette dès que possible au niveau national. Compte tenu de la durée de vie des centrales électriques, cela se traduit par l’obligation, par des moyens politiques adaptés à chaque pays, de faire en sorte que toute nouvelle production d’électricité soit à très faible ou à zéro émission. La planification de cette nécessaire décarbonation du secteur de l’électricité doit tenir compte des spécificités des nouvelles sources d’énergie (éoliennes et solaires variables), de la disponibilité de sources de production et de stockage sobres en carbone, et des politiques d’accompagnement qui encourageront l’abandon progressif des combustibles fossiles tout en minimisant l’immobilisation précoce des actifs et ses conséquences socio-économiques.
Un autre aspect fondamental pour parvenir à zéro émission nette est la réduction de la déforestation et l’augmentation du reboisement. Pour certains pays, il s’agit d’une question de volonté politique intérieure, qui exige l’application des règles existantes et l’établissement de nouveaux droits d’utilisation des terres, notamment pour les populations autochtones. Le soutien international dans ce domaine peut également aider.
La transformation nécessaire aura des effets positifs et négatifs importants sur les recettes publiques : les recettes volatiles provenant de la production de combustibles fossiles diminueront, mais les subventions aux combustibles fossiles devraient également diminuer. L’élaboration d’une SLT peut aider à identifier les réformes fiscales, les investissements et les priorités politiques qui peuvent faciliter un équilibre plus efficace des recettes publiques nettes et réduire les pressions sur la balance des paiements en renforçant l’indépendance énergétique dans certains cas. En outre, les hauts niveaux d’inégalités sociales dans la région Amérique latine et Caraïbes, et l’exposition des populations les plus vulnérables aux risques liés à la transition et au climat nécessitent la conception de stratégies spécifiques en vue d’une transition juste.
Afin d’amorcer ces transformations majeures d’ici 2025, il est essentiel que toutes les parties prenantes parviennent à un consensus, y compris celles qui effectueront les changements sectoriels ou qui seront fortement touchées par ceux-ci, et de revoir les cadres politiques et les réglementations existants pour assurer leur cohérence avec l’objectif de zéro émission nette. À l’horizon 2030, la politique d’investissement physique dans l’électrification générale et les transports propres doit commencer dès que possible ; si elle est bien menée, la transition pourra créer 15 millions d’emplois nets dans la région d’ici 2030 et générer des bénéfices représentant plusieurs points de pourcentage du PIB, simplement en évitant la perte de productivité actuelle liée aux embouteillages et aux effets de la pollution sur la santé, tout cela accélérant, il faut l’espérer, la reprise après la crise de la Covid-19.
Des informations complémentaires sont disponibles sur les enseignements politiques tiré du DDP-LAC et sur la synthèse des résultats et les rapports par pays.