Les élections européennes ont livré leur verdict. Sur la base de résultats nationaux contrastés, mais dessinant des tendances fortes à l’échelle continentale, l’Union européenne entre désormais dans une phase politique intense, qui permettra de définir les priorités, et notamment ce qu’il adviendra de la poursuite de la mise en œuvre du Pacte vert initié en 2019. Entre inévitables compromis et visions pour l’avenir, quelles doivent être ces priorités ? Si le soutien à la compétitivité des entreprises face aux autres puissances économiques va jouer un rôle déterminant, cela ne résoudra pas l’ensemble des problèmes dont témoignent les votes de nombreux citoyens européens qui souhaitent reprendre la main sur leur avenir. Les débats et négociations politiques sur ces sujets clés ne pourront s’affranchir des inévitables questions de résilience, de dépendance aux ressources et de durabilité. À ce titre, les objectifs de la transition écologique restent un guide de long terme indispensable.
Une certaine stabilité
Coup de tonnerre en France, le résultat des élections européennes ne bouleverse pourtant pas fondamentalement les grands équilibres au Parlement européen. La coalition qui émergera sera toujours centrée sur les conservateurs, qui sortent renforcés de ces élections – les députés allemands étant déterminants dans ce bloc et les Français très peu représentés –, et inclura vraisemblablement les sociaux-démocrates, stables, et les libéraux, qui restent la 3e force politique. Soucieuse d’entendre le vote, en hausse, pour l’extrême droite, cette coalition pourrait être plus encline à limiter l’ambition des politiques environnementales, notamment sur la biodiversité, la transition agricole ou les pollutions, au-delà de ce qui a déjà été décidé en matière de décarbonation dans le cadre du Pacte vert et qui contribue à accroitre la sécurité énergétique de l’Europe (via les énergies renouvelables) et sa compétitivité (via les technologies vertes). Cependant, si les partis écologistes ont perdu du terrain en France et en Allemagne, ce n’est pas le cas dans d’autres pays clés, et leur soutien pourrait s’avérer important pour des accords qui se construiraient au cas par cas.
Et plusieurs choses semblent acquises : de nombreuses entreprises ont investi dans une transformation de leur modèle d’affaires et ont besoin avant tout d’un environnement réglementaire prévisible plutôt que des revirements au milieu du gué. Une part importante des citoyens, dans de nombreux États membres, restent attachés aux objectifs de la transition1 , mais questionnent l’équité du partage des efforts à faire, et indiquent que leur situation économique dégradée et/ou que leur environnement de vie, de travail et de consommation ne leur permettent pas de choisir la voie de la transition.
Compétitivité de long terme : quelles politiques ?
La définition de nouvelles politiques industrielles européennes sera un enjeu fort de la prochaine législature (Iddri, 2024), afin de faire face aux politiques interventionnistes américaines et chinoises notamment en matière d’industrialisation verte, et pour assurer l’autonomie stratégique du continent. Et d’importantes négociations politiques y seront associées, les partis autant que les États membres devant trouver un accord sur des points de divergence : comment financer ces politiques à l’échelle européenne pour assurer la cohésion de l’Union ? Quels instruments utiliser pour favoriser la compétitivité à long terme entre règlementation, subvention à l’investissement et soutien à l’innovation ? Quels partenariats bâtir avec les autres régions du monde avec lesquelles l’interdépendance est inévitable et qui ne pourra se traiter par du pur protectionnisme unilatéral ? Les puissances économiques émergentes et les autres pays du Sud scrutent d’ailleurs avec attention le possible renfermement de l’Europe sur elle-même, d’un point de vue politique autant qu’économique.
Sur chacune de ces questions, les enjeux de course mondiale à la décarbonation, de pilotage par des objectifs de long terme de transition écologique et de priorité à l’économie circulaire joueront inévitablement un rôle central, même si le barycentre politique du Parlement rendra encore plus forte la demande de moindres contraintes, et d’un soutien accru pour les entreprises dans la mondialisation. La France, qui semblait la championne de ces nouvelles politiques industrielles (changement de doctrine dans les politiques commerciales, budgétaires ou de soutien par les aides d’État) sort affaiblie du contexte politique actuel. Les rapports d’Enrico Letta et de Mario Draghi (à paraître) sur ces sujets (renforcement du marché intérieur, financement de la transition, compétitivité) n’en prennent que plus d’importance.
En matière de transition agricole, de biodiversité et de lutte contre les pollutions, les propositions du Pacte vert avaient déjà été largement stoppées à la fin de la mandature précédente. Mais le statu quo ne sera pas tenable, compte tenu des problèmes de viabilité économique intrinsèque au secteur agricole et des conséquences économiques et sanitaires des pollutions. La nouvelle Commission et la profession agricole ne pourront faire autrement que de relancer une approche négociée de définition d’un nouveau projet pour le secteur agricole et agroalimentaire européen (Iddri, 2024), incluant inévitablement les questions de résilience et de viabilité écologique autant qu’économique. On attend à ce sujet les résultats du dialogue stratégique initié début 2024 par la Commission sortante.
Redéfinir le contrat social avec les citoyens : un enjeu partout, mais quel rôle pour l’Europe ?
Enfin, le changement potentiel de doctrine sur des politiques macroéconomiques clés (dette des États membres et endettement commun, concurrence et aides d’État, politiques commerciales) ne sera pas suffisant pour répondre aux attentes des citoyens, qui sont d’ailleurs peu consultés en matière de politique économique. Il porte même le risque, si ses effets sociaux et économiques sont mal anticipés, de renforcer le ressentiment d’une partie des Européens, qui constitue l’un des moteurs de la progression de l’extrême droite. Il est donc essentiel de chercher à répondre à ces questions : que signifie la « compétitivité durable » de l’Union européenne pour ses citoyens ? À quels objectifs celle-ci cherche-t-elle à répondre à l’échelle des citoyens ? Va-t-elle leur offrir un plus grand nombre d’emplois, dans quels secteurs et avec quelle répartition entre États-membres et régions ? Une plus grande qualité d’emplois (niveau de salaire, autonomie, etc.), plus de capacités de redistribution pour une meilleure protection sociale ou de meilleurs services publics ? etc. En d’autres termes, quel contrat social/pacte proposer à celles et ceux qui seront les acteurs de cette compétitivité européenne et qui n’ira pas sans leur demander des efforts (productivité, flexibilité, pression sur les salaires, etc.) ? (Iddri, 2023).
Si ces questions ne sont pas prises à bras-le-corps dans les débats politiques nationaux et européens, la prochaine mandature européenne risque de rencontrer d’autres blocages politiques massifs, malgré l’apparence de continuité au Parlement lui-même. Les principes directeurs existent, comme le Socle européen des droits sociaux ; il s’agit d’accélérer leur mise en œuvre afin de construire un véritable pilier social pour l’Europe, sans quoi elle ne pourra répondre aux nombreux défis (Friends of Europe, 2024) auxquels elle est confrontée, la compétitivité étant l’un d’entre eux.