Sur la route menant à la COP 15 de la Convention sur la diversité biologique (CDB), les coalitions et les prises d’engagements d’entreprises et du monde financier se multiplient. On peut y voir le signe d’un mouvement de fond des acteurs économiques, parallèle aux négociations internationales, visant à renouveler le cadre pour l’action contre l’effondrement de la biodiversité, et comparable à celui qui avait appuyé la dynamique de l’Accord de Paris sur le climat. Il reste cependant un chemin critique important à parcourir pour que cette mobilisation puisse soutenir une forte ambition des décisions qui seront adoptées à la COP 15 par les États et, peut-être plus important encore, pour qu’elle puisse contribuer à leur mise en œuvre. La dynamique actuelle est encourageante, mais la mobilisation du secteur privé doit se renforcer sur au moins trois points : le nombre d’entreprises engagées, la qualité et précision des engagements pris, et leur redevabilité.
De l’impératif du risque réputationnel…
Longtemps, les déclarations d’actions en faveur de la biodiversité que les entreprises enregistraient sur les plateformes des organisations internationales, et singulièrement sur celle de la Convention sur la diversité biologique (CDB)1 , sont restées relativement confidentielles et quelque peu marginales, en termes de secteurs concernés et en nombre de grandes entreprises manifestant concrètement leur intérêt pour la question. Depuis 2015, cela commençait à « contraster » avec l’ambitieux « Agenda de l’action » qui accompagne, avec des engagements d’entreprises et de villes, l’Accord de Paris sur le climat2 , et auprès duquel « l’Agenda pour l’action de Sharm-el-Sheikh à Kunming », de la CDB paraissait plutôt modeste.
Les choses se jouaient, alors, loin des conventions internationales : à partir du début des années 2000, et sous la pression d’ONG comme Greenpeace et Friends of the Earth, les entreprises de l’agroalimentaire, du bois et de la pêche, responsables de la déforestation tropicale et de la surpêche, donc de la perte des plus grands réservoirs de diversité biologique, ont été poussées à prendre des engagements pour répondre aux critiques et éviter d’écorner leur réputation. Les entreprises exposées au « risque réputationnel », donc les grandes marques, ont ainsi pris des engagements promettant de mettre un terme à leurs approvisionnements dommageables pour les forêts et les océans, dont une grande partie avaient 2020 pour échéance.
Cependant, ces promesses, souvent relativement vagues quoique ambitieuses, n’ont pas donné lieu à une forte dynamique de fédération internationale des initiatives, n’ont notamment pas alimenté les dispositifs d’engagement autour de la CDB, et ne semblent pas avoir produit de résultats en termes de déforestation3 ni de surpêche, même s’il n’est pas possible de leur attribuer la responsabilité de l’ensemble du phénomène.
À l’approche de la fin de la décennie 2010-2020, comme toujours propice aux constats d’insuffisance du passé et aux promesses d’avenir, la dynamique des engagements d’entreprises a pu donner l’impression de frémir. Différentes grandes évaluations scientifiques montrant l’effondrement, non plus seulement du nombre d’espèces survivantes, mais de la quantité même d’oiseaux, d’insectes, d’animaux marins, suivies du rapport alarmant de l’IPBES de mai 2019, ont contribué à faire exister la question sur l’agenda politique au plus haut niveau. Depuis quelques mois ou trimestres, on a ainsi vu se multiplier les prises de position de grandes entreprises en faveur de plus d’engagements pour la biodiversité, notamment en provenance du secteur agroalimentaire, resté jusque-là relativement à l’écart des dynamiques politiques d’engagement. En témoignent un renforcement du dispositif proposé par la CDB, la floraison de plateformes recueillant et vantant les engagements d’entreprises, les appels du Forum économique mondial, ou les tribunes de chefs d’entreprise « appelant » à l’action.
…à l’impératif de crédibilité
Mais une partie du chemin reste à parcourir, quantitativement et qualitativement.
Quantitativement : si l’émergence récente d’engagements en provenance d’entreprises importantes, et de tous les secteurs qui comptent, montre qu’une étape a été franchie, il reste que le nombre de grandes entreprises des secteurs les plus concernés par la biodiversité et qui ont pris des engagements significatifs pour la biodiversité est encore modeste. L’exemple des plateformes françaises4
en témoigne : malgré les efforts de leurs équipes d’animation, et les discours de mobilisation de leurs présidences, aujourd’hui à peine une vingtaine de groupes, connus du grand public, ont bien voulu jouer le jeu d’un processus par lequel leurs engagements sont évalués par l’administration et/ou la société civile. Certains groupes, qui s’étaient engagés dans la démarche, n’en sont pas signataires parce que les comités d’évaluation ont jugé leurs démarches insuffisamment concrètes et opérationnelles, et qu’ils n’étaient pas prêts (pour l’instant) à proposer des actions véritablement significatives. Il sera essentiel de réussir à les réembarquer en suscitant de leur part ces actions concrètes et opérationnelles.
Qualitativement : trop de tribunes, de déclarations et de webinaires aux panels prestigieux laissent penser que nous en sommes encore à la prise de conscience que la biodiversité a un problème, ou que les solutions sont à trouver grâce à une décision politique exogène, de tous ensemble, et sans désigner d’acteurs ni de processus précis. La pratique encore trop répandue consiste à rappeler les grands chiffres de la catastrophe, à témoigner de son alarme et à appeler à un changement transformatif. Et cela, sans spécifier comment, exactement, les entreprises dont les leaders signent ces textes ou ces déclarations comptent modifier leurs chaînes d’approvisionnement, diriger leurs achats vers des producteurs durables, réduire leur participation à l’industrialisation de l’alimentation et à la paupérisation des producteurs. Certains présentent des engagements qui correspondent presque entièrement à ce qui avait été promis il y a dix ou quinze ans, sans expliquer comment et pourquoi les choses seraient différentes à l’avenir.
Pourtant, nous n’en sommes plus à établir un diagnostic ou à mesurer la biodiversité et son effondrement. Nous savons de quoi celle-ci est malade, et les engagements devraient concerner concrètement les pressions qui s’exercent sur elle : un modèle de production et de consommation trop utilisateur d’espace et de ressources, qui « grignote » partout les habitats semi-naturels en intensifiant la production et l’exploitation, et en détruisant les modes de production des communautés humaines dites « traditionnelles » dont les pratiques assurent depuis longtemps la persistance de la biodiversité planétaire5 .
Cette situation est le reflet de ce que ces responsables anticipent de leur environnement économique (leur marché, y compris la dépense publique), et réglementaire. Les entreprises qui ne s’engagent pas sont celles qui n’ont pas le sentiment qu’une révolution de leurs modes de production est indispensable à leur avenir économique, ou qui n’anticipent pas le risque qu’une transition, impulsée par les politiques publiques, puisse mettre leurs investissements habituels en risque de devenir des actifs inutilisables (stranded assets). Il est à souhaiter que la toute récente Task Force sur la finance et la nature, qui vise à rediriger les financements en direction des activités favorables à la biodiversité, les y incite à l’avenir.
Des progrès seraient pourtant attendus sur les deux axes quantitatifs et qualitatifs. Quantitativement, il ne devrait plus être possible, pour toute entreprise utilisant les ressources du vivant, de ne pas s’engager sur une trajectoire de durabilité, et le nombre de groupes engagés devrait rapidement rejoindre celui obtenu sur le climat, ce qui signifierait un changement d’ordre de grandeur du nombre d’engagements concrets enregistrés. Mais surtout, qualitativement, la pratique qui consiste à indiquer un « programme de durabilité », sans précisions sur sa portée, devrait disparaître au profits d’engagements qui soient à la fois opérationnels (centrés sur l’activité de production de l’entreprise et non sur ses fonctions support, son siège, etc.), pertinents (traitant de la contribution de l’entreprise aux pressions sur la biodiversité), et vérifiables (indiquant les proportions d’activité concernées et les impacts quantitatifs recherchés). Nous l’avons, par exemple, vérifié pour le secteur du chocolat/cacao : tous les groupes impliqués ont un programme de durabilité auquel il n’y a rien à retrancher… sur le plan des principes. En revanche, il est presque toujours (il y a des exceptions) impossible d’établir le caractère concret de ces programmes. De même, ils ne permettent pas d’établir dans quelle mesure ils représentent une part significative des opérations de l’entreprise : quelle part de l’approvisionnement est-elle tracée ? Quelle part des fournisseurs est-elle concernée par le programme et comment cette part devrait-elle progresser ? Quelles surfaces, et surtout quelle proportion des surfaces de production sont-elles concernées ? Dans certains cas au moins, il est à craindre que cette obscurité cache tout simplement des engagements encore très marginaux au regard du volume d’activité des groupes concernés.
Enfin, il y a deux types d’acteurs qui, aujourd’hui, rendent possible cette faible implication des entreprises pour la biodiversité : nous-mêmes, en tant que consommateurs, qui n’acceptons encore que rarement de payer notre alimentation à son vrai coût, quitte à en réduire la part en produits animaux, et ne sommes pas suffisamment preneurs des produits labellisés ni attentifs aux signes de qualité et de durabilité des produits composant nos paniers. Et nos gouvernements (donc, aussi, nous-mêmes en tant qu’électeurs et contribuables), qui ne consacrent que des budgets minimes à la préservation de la biodiversité, et restent en retrait en termes de réglementation, ce qui ne suggère pas aux entreprises « qu’il y a un marché d’avenir dans la préservation de la biodiversité ». À la différence de certains groupes du secteur automobile qui ont compris que l’avenir ne restera pas au véhicule diesel et même au moteur thermique, le secteur agroalimentaire n’est pas encore massivement convaincu de la nécessité de changer de modèle, et c’est aussi aux consommateurs et aux gouvernements de les en convaincre.
Des signaux encourageants émergent, avec des lancements de nouvelles coalitions affichant une forte ambition de transformation des modèles d’affaires, notamment dans le secteur agroalimentaire. Et pour concrétiser les engagements, des outils de plus en plus nombreux se développent pour servir de standards de bonnes pratiques sur la prise d’engagements et, surtout, sur la redevabilité, qui passe notamment par des méthodes efficaces de mesure de l’empreinte biodiversité. Cette dernière est un enjeu majeur sur lequel il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour assurer que les entreprises constitueront un soutien effectif à la mise en œuvre des objectifs mondiaux sur la biodiversité pour l’après-2020.
- 1https://www.cbd.int/business/
- 2Près de 27 000 actions ou engagements en cours, 4 000 entreprises concernées, sans préjuger de l’effectivité de ces engagements.
- 3Sauf peut-être dans le cas de l’Indonésie, où des chiffres récents suggèrent un ralentissement de la déforestation, sans que l’on sache l’attribuer avec certitude à une cause spécifique (https://www.wri.org/blog/2019/07/indonesia-reducing-deforestation-problem-areas-remain ).
- 4https://engagespourlanature.biodiversitetousvivants.fr/ ; http://www.act4nature.com/
- 5Ainsi, le rapport de l’IPBES témoigne du fait que 80 % de la biodiversité résiduelle se situe dans les territoires des peuples autochtones et des communautés locales (traditionnelles) qui, ensemble, représentent 1,2 milliard d’habitants.