La disponibilité de financement en faveur de la biodiversité, en particulier dans les pays forestiers tropicaux, constitue un enjeu majeur pour le développement durable de ces territoires ; elle était au cœur des débats lors du One Forest Summit qui s’est tenu à Libreville (Gabon) les 1er et 2 mars derniers. Au moment où la communauté internationale se penche sur les difficultés génériques d’accès au financement pour investir dans le développement durable des pays vulnérables et à faible revenu, le sommet a permis de mettre en lumière les questions spécifiques liées aux investissements dans les territoires forestiers et ruraux à forts enjeux pour la biodiversité, qui pourraient a priori paraître encore moins attractifs et plus risqués pour les investisseurs internationaux que ceux centrés sur l’énergie, les transports ou l’industrie. Or la trajectoire de développement des pays en rattrapage économique se construit aussi en grande partie dans ces espaces d’importance pour la biodiversité. Ce billet de blog analyse quelques-uns de ces éléments clés, et fait ainsi le pont entre le One Forest Summit et la définition d’un nouveau pacte financier entre Sud et Nord, objet du sommet de Paris en juin prochain.
Financement et trajectoires de développement positives pour la biodiversité
Sur la question du financement (l’un de ses trois piliers), le One Forest Summit était centré sur les formes de rémunération des territoires qui réussissent à préserver leurs réserves vitales de biodiversité et de carbone, et qui ne sont pas soumis à court terme à une pression de déforestation. Ces territoires et pays à haut stock forestier intact et à faible taux de déforestation à court terme peuvent être présentés comme les parents pauvres des financements, notamment ceux « fléchés climat » qui ne peuvent financer que les augmentations des stocks de carbone, et pas leur seul maintien. Le Sommet visait ainsi à anticiper le risque que se développent à moyen terme dans ces bassins forestiers encore préservés des activités extractives (minières ou agricoles) et cherchait donc à identifier les moyens financiers pour y investir au service du développement durable, des populations autochtones et communautés locales qui les gèrent (Iddri, 2023a).
Formulée ainsi, la question posée ne se limite pas aux pays à faible taux de déforestation, et elle est tout aussi pertinente pour réfléchir aux moyens de stopper la déforestation dans des pays où elle est aujourd’hui très active ou le sera bientôt, voire pour restaurer la biodiversité dans des espaces récemment déforestés, tout en construisant une trajectoire de prospérité économique pour les pays concernés. Il s’agit d’attirer des flux financiers vers des formes d’investissements productifs mais non extractifs, compatibles avec la préservation de la biodiversité, et contribuant à la trajectoire d’industrialisation du pays, pour laquelle l’industrie agroalimentaire constituera souvent un premier maillon indispensable. Il s’agit aussi d’anticiper un développement indispensable des infrastructures dans ces territoires, mais en ayant mis au cœur de la planification de ces aménagements et du développement territorial les aires protégées comme un atout plutôt que comme des contraintes. De tels investissements existent-ils ? Peuvent-ils être attractifs pour les investisseurs ? Cela renverse la question depuis la seule quête de solutions innovantes en matière d’instruments financiers et de nouvelles sources de financement international pour faire aussi une place, de choix, à la question de la qualité et de la nature de ces investissements, et de leur place dans les canaux classiques du financement.
Quid des certificats d’impact positif pour le climat et la biodiversité ?
Les discussions entre experts et le rapport rendu par le Fonds pour l’environnement mondial (FEM) sur les instruments innovants pour le financement de la biodiversité ont permis d’avancer un certain nombre de principes consensuels concernant les certificats d’impact positif pour le carbone ou la biodiversité, ce qui était l’un des enjeux phares du sommet. Ces crédits carbone ou certificats d’impact positif pour la biodiversité reposent sur une même logique : ils sont ou seraient achetés par des entreprises privées dans une logique de compléter leurs efforts de réduction de leur propre empreinte environnementale en aidant d’autres territoires ou acteurs à protéger le climat et la biodiversité. Le sommet a permis de consacrer des principes d’intégrité (éviter les doubles comptages, absence de compensation directe de l’insuffisance des efforts de réduction de l’empreinte propre à l’entreprise) et de recherche de co-bénéfices (climat, biodiversité, communautés locales). La demande pour de tels certificats semble importante aujourd’hui, dans la logique des politiques de RSE des entreprises des pays du Nord, mais vu le niveau d’exigence en matière d’intégrité et l’impossibilité de compensation directe, l’ampleur de cette demande à terme et le niveau de rémunération restent incertains. Des politiques volontaristes dans les pays hôtes des entreprises, au Nord, peuvent contribuer à soutenir directement ou indirectement cette demande (par exemple, la loi sur le devoir de vigilance en France).
Mais le sommet de Libreville a aussi permis de souligner que ces financements issus d’une demande volontaire de certificats d’impact positif ne pouvaient pas constituer la seule réponse aux besoins de financement: ils peuvent constituer un élément déclencheur, mais le caractère non extractif des projets de territoires pourrait paraître rédhibitoire pour des investisseurs en quête de taux de rentabilité élevés : le bouclage financier suppose non seulement de recourir aux certificats d’impact positif, mais aussi à toute une gamme d’autres outils financiers plus classiques.
Le rôle clé des politiques publiques, de la fiscalité et des instruments de garantie souveraine
Le sommet a notamment élargi la perspective à d’autres formes de rémunération liée à la performance (environnementale et sociale), y compris dans le cadre de schémas nationaux de paiements pour services environnementaux mobilisant financements publics et privés. Cela permettrait non seulement de prendre en compte le résultat environnemental (stock de carbone par exemple), mais aussi de s’intéresser à la transition et aux changements de pratiques et de systèmes de production dans les filières agricoles ou forestières (Karsenty, 2023a), à leur coût et leur pérennisation, qui dépendent des marchés et débouchés nationaux et internationaux.
Le sommet a ainsi permis de souligner à de multiples reprises le rôle clé des politiques publiques des pays producteurs et des pays importateurs, et des formes de fiscalité et de redistribution de la valeur au sein des chaînes de valeur internationales (Karsenty, 2023b). Appuyer les pays concernés pour développer leur propre système fiscal permettant de taxer les activités polluantes et de rémunérer les activités vertueuses est une condition essentielle à tout progrès, tout comme la réduction des subventions néfastes pour la biodiversité. Cependant, pour certains pays dont les ressources fiscales actuelles sont extrêmement faibles et l’économie très fragile, le déploiement de leur système fiscal national doit venir en parallèle de l’accès à d’autres ressources, pour répondre aux besoins immédiats d’investissements : quelles formes de taxation internationale des chaînes de valeur mondialisées pourraient-elles être négociées pour jouer ce rôle ? .
Par ailleurs, les formes d’intervention publique peuvent aussi être d’autres natures (Iddri, 2023b). Il peut s’agir de l’intervention de garanties souveraines pour dé-risquer des projets : en effet, les investisseurs privés pourraient être rebutés par les risques liés aux besoins de coordination entre des acteurs nombreux et hétérogènes (petits producteurs d’une filière donnée, mais aussi différents acteurs du même territoire), ou par les coûts de transition ou la faible rentabilité à court terme. Ces garanties apportées par des acteurs publics peuvent venir renforcer des obligations émises par des entreprises forestières ou agricoles ou des États : la garantie est alors liée à une performance spécifique en matière environnementale ou sociale (« performance bonds »). Elles peuvent aussi venir soutenir la démarche de fonds fiduciaires de conservation de la biodiversité qui interviendraient sur des projets de développement agroécologique dans les régions rurales et bassins de production où se trouvent les aires protégées qui sont le cœur habituel de leur activité.
Ces formes de « de-risking » sont à juste titre critiquées en ce qu’elles pourraient servir à une privatisation des profits tandis que le risque serait porté par la puissance publique. Même si les garanties sont censées être apportées par les États du Nord (en lieu et place d’une subvention directe à un projet) et non par la puissance publique locale, ces critiques permettent de mieux caractériser les conditions d’attractivité et d’intégrité de ces instruments : garanties multi-souveraines apportées par plusieurs pays à des programmes d’échelle nationale plutôt qu’à un seul investisseur privé, qualité du contrat et des performances extra financières recherchées, etc. C’est là un champ d’innovation tout aussi important que celui sur les certificats d’impact positif mentionnés plus haut.
Les programmes nationaux d’investissement positif pour la biodiversité
Enfin, plusieurs initiatives discutées lors du sommet cherchaient à s’inspirer du modèle des partenariats pour une transition énergétique juste (JETPs en anglais), récemment créés dans le champ du climat. Il s’agirait de proposer une concentration et une coordination des appuis publics au service de programmes d’investissements dans des projets de territoires positifs pour la biodiversité, par exemple les partenariats pour la conservation positive (PCP), soutenus notamment par la France. Ces derniers sont centrés sur des territoires particuliers, les réserves vitales de carbone et de biodiversité, telles que définies par Conservation International, et cette approche mériterait d’être élargie ou articulée avec une démarche d’échelle nationale : en effet, dans le champ de la transition énergétique, la valeur des JETPs provient de l’échelle nationale à laquelle ils se situent pour définir un programme de transformation de l’ensemble du système énergétique d’un pays.
Cet exemple invite ainsi à considérer la pertinence de développer, de véritables programmes d’investissements à l’échelle nationale, visant la transformation des filières agricoles, du système alimentaire et des territoires ruraux, et qui soient compatibles avec un double objectif à long terme de protection de la biodiversité et d’accès à l’emploi pour une population en croissance rapide. C’est cette échelle nationale et la visibilité à long terme qui rendront attractifs les investissements individuels dans un projet ou un territoire particulier.