Le 21 septembre dernier, le Stockholm Environment Institute (SEI) publiait en partenariat avec l’ONG Oxfam un travail de recherche sur la répartition des émissions liées à la consommation dans 117 pays entre 1990 et 2005. Ce travail repose sur la notion d’empreinte carbone individuelle, qui permet de reconstituer l’impact de la consommation individuelle en termes d’émissions carbone. Cette notion, développée dans de nombreux travaux
, permet de segmenter les émissions carbone en fonction des niveaux de revenus, avec toutefois quelques limites sur lesquelles nous ne reviendrons pas en détails ici
. Le principal message du rapport Oxfam/SEI est de pointer du doigt la responsabilité des plus riches dans le réchauffement climatique : entre 1990 et 2015, les 10 % les plus riches de la population mondiale ont été responsables de 52 % des émissions de CO2 cumulées, tandis que et 1 % des plus riches ont été responsables de deux fois plus d’émissions que la moitié la plus pauvre de l’humanité
. Face à ce constat, l’ONG appelle notamment à mettre en place des mécanismes d’imposition supplémentaires sur les plus hauts revenus, tels que l’impôt sur la fortune (ISF) ou une taxe carbone sur les produits et services de luxe. La réponse politique apportée s’inscrit donc dans l’agenda de la réduction des inégalités économiques
, l’empreinte carbone élevée des plus riches apparaissant comme un argument supplémentaire pour agir contre l’injustice économique.
Si cette approche est utile dans le cadre du plaidoyer contre les inégalités et pour des réformes fiscales, elle présente toutefois des limites pour penser la transition écologique, et notamment la transition vers des modes de vie plus durables (Perrissin-Fabert, 2020). D’abord, l’empreinte climatique raisonne « en moyenne », ignorant les grandes hétérogénéités d’émissions au sein de chaque groupe de revenu (selon son lieu de vie, les caractéristiques de son ménage, sa situation familiale ou de travail, etc.), qui ont pourtant une grande importance lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre concrètement des politiques publiques de transition (ex. taxe carbone
). Ensuite, utiliser un outil de mesure à l’échelle individuelle induit une représentation du problème climatique comme étant du ressort de la responsabilité individuelle (Pottier et al., 2020) : il s'agit ici d’identifier qui est le plus « responsable » du dérèglement climatique, en l’occurrence les plus aisés. Même si, bien sûr, certains comportements sont particulièrement émetteurs, comme l’usage de l’avion privé (Gössling, 2019), une large partie de l’empreinte carbone – celle des plus riches comme celle des plus pauvres – est conditionnée par l’infrastructure socio-technique dans laquelle les individus évoluent, et sur laquelle ils n’ont que peu de prise
: normes sociales – telles que celle valorisant le voyage ou la consommation de viande dans les pays occidentaux par exemple –, infrastructures de production énergétique – plus ou moins émettrices de GES suivant les pays –, infrastructures de transport, etc. Sur tous ces aspects, les individus n’ont que peu de moyens d'agir à leur échelle. Ainsi, pointer du doigt la responsabilité individuelle – en l'occurrence ici, celle des plus riches – peut conduire à sous-estimer la dimension éminemment collective et donc politique de la question climatique, et à faire de la question climatique uniquement un problème de comportement individuel
.
C’est d’ailleurs parce que nos modes de vie sont conditionnés par une infrastructure socio-technique « polluante » que la réduction des inégalités ne permettrait pas seule de faire baisser les émissions. Ainsi, dans l’étude d’Oxfam/SEI, chaque euro dépensé, quel que soit le groupe de revenu, conduit à la même quantité d’émissions
. Comme le souligne Perrissin-Fabert, une réduction des inégalités qui consisterait à redistribuer une partie des revenus des plus riches vers les populations avec des revenus inférieurs ne réduirait pas les émissions. Avec la hausse de leurs revenus, ces populations pourraient accéder à des modes de vie plus « polluants », que ce soit à l’échelle mondiale via une diffusion du mode de vie occidental (alimentation riche en produits d’origine animale, mobilité basée sur la voiture individuelle, consommation de biens et de services, etc.), ou au sein des sociétés occidentales (achat d’un logement plus grand, d’une plus grosse voiture, multiplication des voyages, etc.). Dit autrement, ce cadrage pourrait induire à tort l’impression que l’objectif de la transition serait de donner aux classes moyennes et populaires le droit de polluer davantage alors qu’il est bien de réduire les inégalités économiques et de décarboner l’ensemble de la société.
La notion d’empreinte climatique apparaît donc comme une manière différente de représenter les inégalités économiques : dans un monde organisé autour et par des modes de vie qui dégradent l’environnement, les populations les plus riches
, qui poussent jusqu’au bout la logique de nos modes de vie gourmands en ressources, ont donc l’empreinte environnementale la plus forte. Si elle a le mérite de montrer que les styles de vie et niveaux de consommation de ces populations (mais aussi ceux des classes sociales occidentales moins aisées) ne sont pas compatibles avec les limites biophysiques de nos planètes et que chacun doit faire sa part de l’effort, et en particulier les plus riches, ce cadrage ne doit pas nous mener à une conclusion simpliste consistant à dire que « supprimer les riches » suffirait à résoudre le problème du changement climatique. Si la réduction des inégalités économiques est fondamentalement une des conditions de la transition vers une société plus durable, ce projet doit être couplé avec une refondation plus globale de notre modèle de société, entendu ici comme nos institutions économiques, politiques, sociales et culturelles, de manière à ce que nos aspirations individuelles et collectives ne soient plus majoritairement guidées par la recherche d’un accès toujours plus grand à des biens et des services qui ont une forte incidence sur la viabilité de notre environnement. Dans la quête de ce nouveau modèle de développement plus sobre, pour tous , il faut considérer cette question des inégalités comme le contexte social dans lequel la mise en œuvre de ce nouveau modèle doit être enclenchée. Cela implique de mieux comprendre les obstacles liés aux fractures au sein de la société, et bien sûr également de lutter contre ce contexte d’inégalités.