Si la réduction des inégalités économiques est un des éléments de la transition vers une société plus durable, ce projet doit être couplé avec une transformation de nos aspirations individuelles et collectives vers davantage de sobriété. Mener cette transition nécessite cependant de prendre en compte les contraintes particulières que connaissent les démocraties libérales à l’heure actuelle.

La « sobriété » semble nécessaire, mais est-elle désirable ?

En 1972, le rapport Meadows avançait l’idée selon laquelle notre modèle de développement et les modes de vie qui y sont associés seraient incompatibles avec le maintien des conditions biophysiques qui assurent la vie humaine sur la Terre. Près de cinquante ans plus tard, la connaissance scientifique sur ce sujet s’est considérablement étoffée, montrant à quel point, en effet, la conservation d’un climat et d’écosystèmes nécessaires à la vie dépend d’une transformation radicale de nos besoins énergétiques, de notre alimentation, de nos pratiques de consommations ; en un mot, donc, de l’instauration de modes de vie plus « sobres » (IPCC, 2018 ; The Lancet, 2019 ; IPBES, 2019). Les progrès technologiques n’ont pas été suffisants pour limiter l’impact de nos modes de vie sur notre environnement, et ceux envisagés à l’heure actuelle pour répondre aux enjeux environnementaux, tels que la capture et le stockage de carbone, demeurent immatures (Rankovic et al., 2018).

Face à cet impératif de bâtir une société plus sobre, de nombreux chercheurs s’intéressent aujourd’hui à la façon dont on peut conserver un haut niveau de bien-être dans la transition (Lamb & Steinberger, 2017 ; O’Neill et al., 2018),  et cherchent à montrer qu’il est possible de concilier cette sobriété des modes de vie avec un sentiment de prospérité (Jackson, 2010) et un haut niveau de satisfaction (Vita et al., 2020). Dans un autre registre, une importante littérature s’intéresse depuis plusieurs décennies à la définition d’indicateurs de richesse alternatifs au PIB, qui est aujourd’hui l’indicateur phare de la richesse (pour un aperçu de cette littérature et de certaines expériences, voir Chancel et al., 2014). Enfin, la recherche explore et tente d’expliquer les ressorts sous-tendant les phénomènes existants d’autolimitation et de simplicité volontaires (Ademe, 2019).

Ces recherches ne trouvent cependant aujourd’hui qu’un écho limité dans la sphère sociale et politique, où les démarches de sobriété sont généralement perçues comme des reculs de modernité, et sont souvent jugées liberticides, voire totalitaires (Saujot et al., 2020). De plus, ces recherches n’explorent généralement pas la question de la mise en œuvre dans le contexte politique réel, avec ses divisions. Certains travaux en psychologie sociale tentent toutefois de déterminer les narratifs permettant d’engager la discussion sur la transition en fonction des différentes valeurs politiques qui coexistent dans la société (Whitmarsh et Corner, 2017). Mais il est aussi important de travailler sur les conditions de leur mise en œuvre, particulièrement dans un contexte de défiance de plus en plus marqué.

La confiance, un ingrédient clé de la transition ?

Le niveau de confiance dans une société détermine en partie l’acceptabilité des politiques publiques. Ainsi, Algan et al. (2019) montrent que les citoyens ayant un faible niveau de confiance (interpersonnelle et dans les institutions)1 sont en moyenne plus hostiles aux mécanismes de redistribution sociale, alors même que ce sont en général des populations qui en bénéficieraient. Les auteurs expliquent ce phénomène par le fait que ces catégories de population ne font pas confiance en la capacité de la puissance publique à assurer une certaine équité dans cette redistribution, ni dans la probité de leurs concitoyens qui sont récipiendaires de ces aides2 . Ainsi, les injonctions à adopter des modes de vie plus sobres (prendre moins l’avion, limiter sa consommation de viande, habiter des logements plus petits, etc.), c’est-à-dire, dans le contexte de société de consommation actuelle, à se restreindre au nom d’un bien collectif, apparaissent vaines dans un contexte où la confiance interpersonnelle est absente : pourquoi ferais-je des efforts, alors que je n’ai aucune confiance dans les autres pour en faire de même?

Convoquer ces grilles de lecture doit ainsi nous aider à mieux penser l’adhésion au projet de transition écologique, indispensable pour mener un tel changement de modèle de société3 . Les sociétés démocratiques sont en effet marquées par des phénomènes croissants de polarisation sociale, où la confiance joue un rôle majeur. On retrouve d’ailleurs ce constat dans la cartographie de la société française menée par Destin Commun4 (2020). L’un des groupes identifié dans leur étude, baptisé les « Laissés pour compte », qui représenterait près du quart de la société française, se caractérise5 justement par un niveau de défiance très fort, envers les institutions politiques mais aussi envers leurs concitoyens. Ces observations sont importantes car même si elles ne concernent qu’un groupe minoritaire, celui-ci a un impact plus structurel sur le contexte politique et les termes des débats, via des dynamiques de polarisation des discours politiques ou des mouvements comme les Gilets Jaunes. Plusieurs raisons expliquent la montée de cette défiance dans nos sociétés contemporaines : la complexité technique et scientifique s’accroît, ce qui rend le monde plus difficilement lisible par le citoyen (Rosanvallon, 2006) ; l’individualisme s’est imposé comme une nouvelle norme sociale au détriment de la notion de destin collectif (Cheurfa et Chanvril, 2019) ; de nombreux territoires, notamment dans le rural et le périurbain, ont vu disparaître les lieux de sociabilisation, que ce soit les services publics de proximité (bureaux de poste, écoles), les commerces, mais aussi les lieux d’éducation ou de culture (librairie, cinéma) (Algan et al., 2020) ; les responsables politiques sont perçus comme éloignés et non représentatifs d’une partie de la population (Rouban, 2019) ; enfin, le déclassement économique de certaines catégories de population durant les dernières décennies  ainsi que le sentiment de menace face aux impacts de l’innovation technologique sont d’autres facteurs d’explication de cette hausse de la défiance (Fleurbaey. 2019, p. 81-83). Ainsi, si la hausse des inégalités est un des facteurs qui contribuent à la fragmentation sociale, elle doit être appréhendée de manière plus large : la solitude sociale se couple à l’insécurité économique.

À l’heure où la transition écologique impose de repenser notre modèle de développement, comme nous le montrions dans la première partie de cette série de billets de blog, il semble donc indispensable de mieux prendre en compte le contexte politique particulier dans lequel nous évoluons : comment reconstruire des éléments de confiance qui permettent de se projeter collectivement dans un nouveau projet de société ? De quelle manière la transition écologique peut-elle servir de support à ce renouveau démocratique ? Le dernier billet de la série sera consacré à ces questions. 

 

  • 1En se basant notamment l’Enquête électorale du Cevipof pour l’élection présidentielle de 2017. Les auteurs observent que les électeurs de M. Le Pen lors de cette élection correspondant bien en moyenne à ce faible niveau de confiance sur ces deux plans.
  • 2Les accusations de « profiter du système » et « d’assistanat social » peuvent d’ailleurs être lues à cette aune.
  • 3Ce lien entre le projet de transformation que représente la transition écologique et la cohésion sociale et politique a été analysé par d'autres auteurs, comme Smith et Mayer (2018) au sujet des politiques climatiques.
  • 4Destin Commun est une association qui a pour ambition de bâtir une société plus soudée. Leurs travaux de recherche, inspirés de la psychologie sociale, sont basés sur une typologie de la société française en six groupes, établie à partir de questions portant sur les convictions et le degré d’engagement social et civique.
  • 5Ce groupe pense majoritairement que leurs enfants auront une vie moins bonne qu’eux, évite de débattre et de partager ses opinions, et ne se sent pas respecté à sa juste valeur dans la société.