Pourquoi les investisseurs doivent-ils ajouter une dimension sociale à leurs stratégies climatiques ? Par où commencer ?
Enfin, les investissements prennent une nouvelle direction. Des milliers de milliards de dollars dans des fonds d’investissement soutiennent désormais l’évolution rapide vers une économie zéro carbone. La raison est simple : le changement climatique anéantit la capacité des investisseurs institutionnels à offrir des rendements de long terme aux épargnants et retraités du monde entier. Et pourtant, la route est devenue plus chaotique cette année, à la suite de la décision du président Trump de retirer les États-Unis de l’Accord de Paris. Parmi les nombreuses raisons évoquées par Donald Trump, le respect de l’accord coûterait des millions d’emplois aux États-Unis, notamment dans l’industrie du charbon, et « il se trouve que j’adore les mineurs de charbon », a déclaré le président. Selon une vérification des faits menée par le ministère allemand de l’Environnement, les déclarations du président Trump sur les pertes d’emplois s’appuient sur des études réalisées par des organisations anti-climat et sont « contestables et trompeuses »[i]. Pour un article récent, l’OCDE a collecté des preuves à l’international qui montrent que les politiques écologiques « ne nuisent aucunement à l’emploi en général si elles sont correctement mises en œuvre. » Aux États-Unis, le secteur de l’énergie solaire emploie à lui seul plus de personnes que les secteurs du pétrole, du charbon et du gaz combinés. Selon une étude menée par Marc Jacobsen de l’Université de Stanford, d’ici à 2050, une économie mondiale basée sur les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique permettrait de créer 24 millions nouveaux postes permanents à plein temps.
Une main d’œuvre laissée sur le carreau
Pourtant, la perspective positive de notre avenir zéro carbone ne signifie pas que les répercussions de la transition en termes d’emplois puissent être ignorées, encore moins par les investisseurs. Les conséquences macroéconomiques de la transition sont sans précédent en termes d’ampleur et de profondeur. Il y aura des fractures sociales. Si elles sont mal gérées, la transition en sera ternie, les performances économiques malmenées et les rendements des investissements sapés. Les investisseurs sont de plus en plus conscients des risques liés aux actifs délaissés (stranded assets) dans leurs portefeuilles. Mais il leur reste à évaluer les potentielles répercussions négatives pour les travailleurs et les communautés qui dépendent des industries fortement émettrices de carbone, c’est-à-dire le risque d’employés et de communautés laissés sur le carreau. Les principaux problèmes concernent la localisation et la qualité des nouveaux « emplois verts », ainsi que la manière dont sont négociés le rythme et les modalités de transformation des secteurs en déclin. Il ne s’agit pas uniquement de quelques programmes de recyclage, mais du destin économique de certaines régions. Pour les investisseurs avides de rendements, les arguments en faveur de l’ajout d’une dimension sociale à leurs stratégies climatiques sont de plus en plus convaincants et multidimensionnels.
Ne pas oublier Paris
Le premier élément déclencheur réside dans l’Accord de Paris en lui-même qui, en plus de réclamer des politiques visant à assurer la décarbonation et la résilience, indique également qu’il faut prendre en compte « les impératifs d’une transition juste pour la main-d’œuvre ». Avancée depuis longtemps par le mouvement syndical international, la « transition juste » est devenue le cri de ralliement de ceux qui estiment que la décarbonation ne pourra réussir qu’en respectant les employés du secteur des énergies fossiles et en orientant l’investissement vers le renouveau des régions dépendantes des secteurs fortement émetteurs de carbone[ii]. En effet, un nouveau Centre pour une transition juste (Just Transition Center) a été mis en place par la Confédération syndicale internationale (CSI)[iii]. Nous savons que la désindustrialisation au cours des 40 dernières années a laissé des séquelles sociales et économiques durables dans de nombreuses régions du monde, contribuant aux opportunités économiques perdues et à la stagnation de l’économie. Bon nombre de ces coûts se superposent avec des dimensions de genre et d’origine ethnique. Si ces problèmes persistants ne sont pas réglés, s’en suivra un contrecoup politique. De ce fait, si les investisseurs veulent une transition fluide, il leur est primordial d’en saisir les conséquences sociales.
La montée des populistes
Pour les investisseurs, le risque réside dans l’avènement de populistes anti-climat qui utilisent le déclin des secteurs très carbonés pour bloquer les mesures supplémentaires visant à favoriser l’économie bas-carbone. De telles protestations minent les arguments politiques en faveur de la réaffectation du capital à des modèles industriels plus propres et plus efficaces, dont un grand nombre offre des perspectives de création d’emplois (à l’instar de l’efficacité énergétique et de l’énergie solaire et éolienne). À cela s’ajoute la prise de conscience du fait que les inégalités générées par des transitions mal gérées peut réduire le potentiel économique des pays à long terme. Selon le FMI, les inégalités « tendent à réduire le rythme et la soutenabilité de la croissance », ce sur quoi reposent les rendements des investisseurs[iv]. En substance, une transition qui tente de réduire les émissions sans réduire les inégalités est susceptible d’affecter les performances des investissements à long terme.
Faire le lien
Les Objectifs de développement durable (ODD), qui constituent le cadre général des Nations unies pour assurer la paix et la prospérité des peuples et de la planète à l’horizon 2030, incitent les investisseurs à faire le lien entre emploi et climat. Rétrospectivement, les ODD peuvent en effet être qualifiés de feuille de route pour une « transition juste », notamment les objectifs en matière d’éradication de la pauvreté (objectif 1), d’égalité des sexes (objectifs 5), d’énergie propre (objectif 7), de travail décent (objectif 8) et de lutte contre le changement climatique (objectif 13). Cependant, ces objectifs sont bien souvent considérés individuellement, en distinguant les objectifs environnementaux des objectifs sociaux. En outre, l’importance d’une transition juste ne se limite pas aux économies post-industrielles. Les pays émergents et en voie de développement font non seulement partie des plus importants producteurs d’énergies fossiles, mais reposent également davantage sur les secteurs fortement carbonés pour développer leur économie. Ils disposent également des systèmes de sécurité sociale les plus fragiles et abritent la majorité des personnes dont les moyens de subsistance sont mis à mal par l’intensification des impacts du changement climatique. Ce qui fait ressortir la nécessité d’une perspective véritablement mondiale.
Commencer par le G d’ESG
En pratique, la tâche des investisseurs consiste à établir des stratégies climatiques qui associent le E et le S d’ESG. Pour cela, le G de gouvernance constitue un bon point de départ. L’engagement des actionnaires est un élément clé pour les investisseurs afin de s’assurer que leur capital est aligné avec une trajectoire 2 degrés. Certains investisseurs ont commencé à intégrer les répercussions pour les travailleurs et les communautés dans leurs engagements climatiques. CalPERS, par exemple, les a intégrées dans son travail avec les entreprises de délégation de service public américaines. En outre, les syndicats, au travers du Comité sur le capital des travailleurs (Committee on Workers Capital), ont développé des « principes régissant les résolutions actionnariales » (Shareholder Resolution Principles), qui exigent que les entreprises mènent à bien des projets de décarbonation parallèlement au dialogue social[v]. Avec les résolutions demandant aux entreprises américaines de publier des scénarios climatiques, plébiscités à 62 % chez Exxon et à 67 % chez Occidental cette année, la prochaine étape consiste à intégrer les répercussions sociales de la transition de manière plus explicite dans les stratégies d’engagement proactives des actionnaires, par exemple celles autour des analyses des scénarios et des stratégies d’entreprise associées (notamment la conception et la mise en œuvre de projets d’insertion professionnelle).
Une approche territoriale
L’allocation du capital est un autre élément essentiel sur lequel il faut agir. Dans ce cas, l’objectif consiste à rapprocher l’intérêt grandissant à l’égard de l’investissement d’impact et celui à l’égard des actifs verts. La question est la suivante : comment orienter l’investissement vers les principales régions laissées pour compte par la désindustrialisation, ainsi que celles qui sont susceptibles d’être affectées par la décarbonation de l’économie ? Aux États-Unis, les fonds de pension disposent depuis longtemps de stratégies en matière d’« investissement économiquement ciblé » (ETI) pour soutenir leurs économies locales afin d’offrir la prospérité qui permettra de verser les pensions promises. L’érosion de l’importance de la localisation dans la prise de décisions économiques et financières constitue l’un des inconvénients de la mondialisation. Il est pourtant désormais possible d’adopter une approche territoriale de l’investissement climatique. Cela permettrait de repérer et de constituer des canaux d’actifs verts auxquels pourraient accéder les investisseurs en immobilier, infrastructures, capital investissement ou en titres à revenu fixe. Les projets d’énergies renouvelables communautaires offrent des moyens attrayants de combiner décarbonation, investissement territorial et plus grande participation des communautés, ce que certains fonds de pension britanniques cherchent à atteindre par exemple. Le lancement de « bourses des valeurs sociales » (social stock exchanges) au niveau local permettrait également de lever des fonds publics. Des initiatives prometteuses venant du terrain ont émergés, à l’instar du Fonds pour une transition juste (Just Transition Fund) dans les Appalaches. Mais elles doivent encore atteindre les portefeuilles de base des investisseurs institutionnels[vi]. Une solution pour aller de l’avant consisterait à développer des « zones de financement durable » pilotes, qui attireraient l’attention sur des zones où la vulnérabilité et les besoins sont grands, en distinguant les actions concrètes pouvant être ensuite réalisées à grande échelle.
Plans de mobilisation de capitaux
Bien souvent, ces stratégies territoriales ne seront fonctionnelles que si les politiques adéquates sont en place, mettant en lumière la nécessité pour les investisseurs d’intégrer la transition juste dans leur dialogue avec les gouvernements. La volonté grandissante des investisseurs à exiger la mise en œuvre de politiques climatiques ambitieuses a été l’une des grandes réussites de ces dernières années. Près de 400 investisseurs représentant plus de 22 000 milliards de dollars US d’actifs sous gestion pressent les gouvernements à pousser la mise en œuvre rapide de l’Accord de Paris. Alors que nous nous attaquons maintenant à la mise en place de « plans de mobilisation de capitaux » qui permettront de concrétiser les objectifs climatiques, les investisseurs doivent travailler en collaboration avec les décideurs politiques et les autres parties prenantes pour veiller à ce que des mesures incitatives et des fonds publics spécifiques soient développés pour lutter contre les risques liés à l’emploi auxquels sont confrontés les communautés et les secteurs vulnérables, et en faveur des opportunités de renouveau qui existent. Il est primordial que les investisseurs se tournent vers les syndicats, les groupes communautaires et les autorités régionales pour comprendre en quoi leurs stratégies d’investissement sur le changement climatique pourraient stimuler la régénération économique de manière plus générale. Au final, la transition devra revêtir de nombreux aspects : efficace pour atteindre les objectifs climatiques, fluide pour minimiser les perturbations et positive pour générer opportunités et rendements. Elle devra également être juste. L’action des investisseurs sera primordiale pour concrétiser cet aspect essentiel.
Nick Robins est co-directeur de l’Enquête portant sur la conception d’un système financier durable du Programme des Nations Unies pour l’environnement. Il écrit des articles à titre personnel.
Remerciements : Cet article s’est inspiré de discussions lors d’un séminaire Authentic Investor à Findhorn en mai 2017. Merci à toutes les personnes présentes à ce séminaire, ainsi qu’à d’autres pour leurs contributions précieuses, notamment Robin Alfred, Andrea Armeni, Vonda Brunsting, Abigail Herron, Rob Lake, Søren Larsen, Will Pomroy, Fiona Reynolds, Shannon Rohan, Anne Simpson, Alison Tate, Lily Tomson et David Wood.
Cet article a en premier lieu été publié en anglais dans ESG Magazine, numéro 8, 2017 https://app.esg-magazine.com/2017/07/17/nick-robins-just-transition/pugpig_index.html
RÉFÉRENCES
[ii] http://www.oecd.org/environment/cc/g20-climate/collapsecontents/Just-Transition-Centre-report-just-transition.pdf
[iii] https://www.ituc-csi.org/just-transition-centre
[iv] https://iri.hks.harvard.edu/blog/why-and-how-might-investors-respond-economic-inequality
[v] https://www.ituc-csi.org/IMG/pdf/shareholder_resolution_principles.pdf
[vi] L’initiative Emplois verts (Green Jobs) du Danemark (http://groennejob.dk/documents) et l’initiative Siècle de croissance propre (Clean Growth Century) du Canada constituent deux exemples intéressants
Remerciements à PRI - Principles for responsible investment Image © DR source: scfp.ca