Nous savons depuis les années 1970 que la vaste zone mésopélagique de l'Océan, ou « zone de pénombre » (Twilight Zone), pourrait abriter des quantités considérables de poissons. Les progrès technologiques permettent aujourd'hui de l'exploiter et l'intérêt s'accroît - non pour de la nourriture pour les humains, mais pour être transformé en aliments pour aquaculteurs et en compléments nutritionnels. Pourtant, ces poissons jouent un rôle clé dans le cycle mondial du carbone et dans les chaînes alimentaires marines, de sorte que le développement de la pêche commerciale comporte des risques importants. Les connaissances scientifiques sont actuellement insuffisantes pour soutenir une gestion efficace et les mécanismes de gouvernance existants sont mal équipés pour réglementer une pêche d'une telle importance au niveau mondial. Ce billet de blog présente la zone mésopélagique et explore quelques pistes pour renforcer le cadre de gouvernance internationale.
Peu de lumière atteint la zone mésopélagique, ou « de pénombre », soit les eaux de la haute mer à une profondeur d'environ 150 à 1 000 mètres. La plupart des poissons du monde y vivent, aux côtés d'une grande variété de crustacés, de céphalopodes et de zooplancton gélatineux, mais nos connaissances scientifiques sur cette vaste zone semi-pélagique restent limitées.
De nombreux organismes mésopélagiques effectuent un voyage quotidien à travers la colonne d'eau (vers le haut le soir, vers le bas aux premières lueurs du jour), un phénomène connu sous le nom de « migration verticale ». Cette migration massive transfère l'énergie des eaux de surface très productives vers les profondeurs sombres et agit comme une « pompe biologique » qui capture d'énormes quantités de carbone.
Les poissons-lanterne (myctophiles), une famille d'environ 250 espèces de petits poissons, y sont particulièrement abondants. Ils constituent un maillon essentiel des chaînes alimentaires marines, se nourrissant de plancton avant de devenir eux-mêmes la proie du thon et d'autres espèces importantes sur le plan commercial.
La possibilité de capturer ces poissons est connue depuis les années 1970, mais peu d'efforts concertés ont été faits pour les exploiter. Non seulement les poissons-lanterne sont difficiles à capturer et à transformer, mais ils sont aussi désagréables au goût et peuvent contenir des toxines nocives. Les récents progrès technologiques ont facilité la capture et la transformation de ces poissons en farines et huiles de poisson riches en oméga 3, de sorte que l'intérêt pour leur exploitation en aquaculture et en compléments alimentaires ne cesse de croître.
Le principe de prudence a souvent été invoqué dans l'histoire de la gestion de la pêche, car l'homme a maintes fois pêché des stocks jusqu'à leur épuisement. De fait, les espèces et les écosystèmes mésopélagiques jouant un rôle essentiel dans le cycle du carbone et les chaînes alimentaires marines, une mauvaise gestion de ce stock pourrait avoir de multiples et profonds impacts au niveau mondial.
La communauté internationale a souvent été particulièrement lente à réglementer les nouvelles pêches en haute mer, c'est-à-dire dans les eaux qui ne relèvent pas de la juridiction nationale d'un pays. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS, 1982), la « Constitution pour l’Océan », accorde à tous les États le droit de pêcher dans les eaux internationales, mais ne contient que peu d'indications sur la manière dont ils doivent s'acquitter de leurs obligations environnementales.
L'accord des Nations unies sur les stocks de poissons (1995) a fourni de plus amples détails sur la manière dont les États doivent coopérer à la gestion des stocks de poissons grands migrateurs et chevauchants, tels que le thon, ce qui a entraîné la création d'une multitude d'organisations régionales de gestion des pêches (ORGP). Ces organisations, essentiellement des groupes d'États ayant un intérêt économique dans une pêcherie, se sont généralement concentrées sur la gestion d'une poignée de stocks et ont longtemps été critiquées pour l'opacité de leurs processus décisionnels et leur incapacité à répondre aux préoccupations en matière de biodiversité.
À noter la réponse parcellaire et inadéquate des États membres des ORGP aux appels répétés de l'Assemblée générale des Nations unies à protéger les écosystèmes marins vulnérables, tels que les coraux et les éponges des grands fonds, contre les chaluts de fond destructeurs. Plus de 15 ans se sont écoulés depuis que les Nations unies ont appelé pour la première fois les États à « adopter d’urgence » des mesures de conservation et de gestion ; pourtant, une évaluation récente de la Deep Sea Conservation Coalition a constaté qu'il existe encore « des lacunes et des variations importantes dans la mise en œuvre des éléments clés et des engagements pris dans le cadre des résolutions».
Le droit international exige qu'un État demande l'approbation d'une nouvelle pêche en haute mer à l'organisme de gestion régional compétent, mais une proposition ne serait pas soumise à une évaluation environnementale approfondie, et les parties prenantes n'auraient pas la possibilité de faire part de leurs commentaires ou de leurs objections. La gouvernance des pêcheries mésopélagiques et le sort des services écosystémiques d'importance mondiale qu'elles fournissent restent donc entre les mains de quelques États pratiquant la pêche.
Les négociations en vue d'un nouvel accord sur la biodiversité en haute mer sont actuellement en cours, offrant une opportunité de renforcer les obligations environnementales existantes et de stimuler une coopération plus étroite. L'accord pourrait renforcer le cadre de gouvernance des pêches mésopélagiques en exigeant des évaluations environnementales complètes et en prévoyant la désignation de zones protégées. Mais les négociations ont été retardées par la pandémie de coronavirus et il faudra des années avant qu'un accord n'ait un quelconque impact dans la réalité.
Une série de projets scientifiques sont en cours qui visent à faire la lumière sur la zone de pénombre et certains scientifiques des grands fonds demandent un moratoire sur la pêche mésopélagique afin de permettre à la science de progresser avant que l'exploitation ne commence. Le Conseil du Pacifique, qui gère les pêches sur la côte Ouest des États-Unis, a déjà interdit la pêche des espèces mésopélagiques jusqu'à ce qu'il puisse en comprendre les impacts potentiels.
Il existe de nombreux précédents pour un tel moratoire au niveau mondial, le plus récent étant un accord international visant à protéger l'océan Arctique central. Reconnaissant le risque d'extraire le poisson d'un écosystème mal connu, dix grandes nations de pêche et l'UE ont institué un moratoire de fait sur la pêche commerciale pour une période initiale de 16 ans. La pêche est interdite tant que des mécanismes de gestion appropriés n'ont pas été mis en place et qu'un programme de recherche concerté n'a pas été établi pour évaluer si la région peut soutenir une pêche commerciale durable. En outre, l'accord exige des signataires qu'ils élaborent des mesures pour garantir que toute pêche exploratoire soit limitée de manière appropriée en termes de durée, de portée et d'échelle.
Face à l'aggravation rapide de la crise climatique et à l'accélération de la perte de biodiversité, il est de plus en plus reconnu que des mesures fortes et décisives doivent être prises pour protéger l'océan. À court terme, une pause de précaution sur le développement de la pêche commerciale dans la zone mésopélagique est souhaitable. Des possibilités de faire progresser les connaissances scientifiques et de mettre en place des mécanismes de gouvernance efficaces se profilent déjà à l'horizon grâce aux négociations des Nations unies sur la biodiversité en haute mer et à la Décennie des sciences de l'Océan. Le moment est venu de comprendre et de protéger la zone mésopélagique, avant qu'il ne soit trop tard.