En réponse à l'intense débat européen sur l'avenir de son industrie, le très attendu Clean Industrial Deal (CID) est enfin sorti, accompagné d'un plan d'action pour une énergie abordable et d'une initiative visant à simplifier la législation de l'UE. Ce billet de blog met en lumière cinq priorités pour que le CID tienne ses promesses dans les mois à venir.
Combiner les agendas vert et de compétitivité
Le message du CID est clair et bienvenu. Il vise à concrétiser l'ambition de combiner les agendas vert et de compétitivité de l'UE, à la suite du rapport Draghi et de la Boussole pour la compétitivité présentée en janvier. Dans un contexte géopolitique particulièrement difficile pour les pays de l'UE, il donne le coup d'envoi à plusieurs débats politiques associant les questions de commerce, de concurrence, d’innovation et de politique énergétique afin d'améliorer le « modèle d’affaires » de l'économie européenne avec le niveau de détails approprié pour garantir les investissements dans l'économie propre. Le CID esquisse une accélération indispensable de l'économie circulaire et de l'électrification de la demande énergétique industrielle, en fixant des objectifs ambitieux. Les détails des propositions annoncées et des initiatives à venir, ainsi que le résultat du débat politique qui suivra, pèseront lourdement sur la capacité de l'UE à relever les défis environnementaux, économiques et sécuritaires auxquels elle est confrontée.
Au cœur de ce programme se trouve l'idée que les pays de l'UE devraient définir conjointement leurs priorités économiques et industrielles, puis adapter le dosage des politiques en fonction de ces priorités. L'argument économique est clair : seule une approche commune peut permettre à l'UE de maximiser le potentiel des ressources et des dotations énergétiques de ses régions et, pour les acteurs économiques, en particulier les innovateurs dans les technologies propres, de tirer pleinement parti du marché commun de l'UE, un atout indéniable dans la concurrence entre les différents blocs économiques. L'approfondissement de la stratégie européenne commune est, sur le papier, une solution « sans regret ».
Mais les Européens seront-ils à la hauteur de ce défi ? Il ne faut pas sous-estimer le changement de paradigme pour une Union qui s'est longtemps abstenue de recourir à une politique industrielle et qui a traité les politiques publiques en silos (commerce, concurrence, innovation, énergie et macroéconomie). L'adoption du Pacte vert en 2019 et la crise de la Covid-19 à partir de 2020 avaient déjà contribué à briser le consensus traditionnel. Mais l'adoption de l'objectif de neutralité carbone à 2050 et le changement du cadre climatique et énergétique qui en a découlé ont incité les acteurs économiques à développer des projets verts, à innover, à accélérer le déploiement des infrastructures nécessaires et à envisager la décarbonation des pôles industriels. Le plan de relance et le fonds pour l'innovation de l'UE, ainsi que les objectifs du plan industriel du Pacte vert en matière de technologies propres et de matières premières, ont permis de débloquer des fonds pour des politiques industrielles vertes bénéficiant d'un soutien public. En bref, les Européens disposent des outils nécessaires pour franchir le pas, mais beaucoup dépendra de leur capacité à maintenir le soutien politique et à trouver les compromis nécessaires.
Priorité n° 1 : la « transition propre » comme solution pour une industrie européenne prospère
La politique industrielle de l’UE doit définir ses objectifs et de s'y tenir. Face aux voix qui s'élèvent à Bruxelles pour réclamer l'affaiblissement des politiques environnementales, une première étape importante devrait consister à positionner le CID dans la continuité des politiques adoptées par la Commission précédente et comme un moyen de mettre en œuvre les objectifs du Pacte vert. L'objectif de neutralité carbone fixe une direction claire sur laquelle construire la stratégie industrielle de l'UE et sa compétitivité à long terme. Revenir en arrière ne fera qu'apporter de l'incertitude aux acteurs économiques.
Le lien établi dans le CID avec l'objectif de décarbonation est une étape importante pour confirmer l’orientation générale – une présentation rapide par la Commission et l'approbation par les colégislateurs de l'objectif climatique de -90% d’émissions de GES à 2040 devraient encore la consolider –, au niveau national pour les investisseurs, et au niveau international pour les partenaires qui attendent de l'UE qu'elle respecte ses engagements internationaux conformément à la trajectoire définie par l'Accord de Paris sur le climat, afin de confirmer leur propre stratégie nette zéro ou de bénéficier des innovations et des baisses de coûts que l'engagement de l'UE en faveur de la transition entraînera à l'échelle mondiale.
Priorité n° 2 : réglementation environnementale et compétitivité à long terme
L'Europe a beaucoup à gagner à être considérée comme un interlocuteur fiable pour les innovateurs et les investisseurs dans les solutions bas-carbone dont la rentabilité dépend des normes environnementales. À l'heure actuelle, c’est un avantage de départ par rapport aux États-Unis. L'accent mis par la CID sur la création d'un marché pilote est une étape importante dans cette direction, car la sécurisation de la demande est un outil puissant et efficace pour dérisquer les investissements et favoriser les solutions innovantes.
Les ambitions de transformation environnementale, sociale et sécuritaire devront être reflétées de manière adéquate dans les détails de la politique industrielle, tels que le développement de normes environnementales et circulaires sur les produits, les procédures de marchés publics et privés ou l'idée innovante de leasing sociale sur les produits « propres ». En particulier, l'évolution de l'Europe vers une stratégie « d'achat européen » plus forte devrait exploiter le potentiel significatif de la création d'une industrie des ressources à haute valeur ajoutée basée sur la circularité au profit de l'industrie manufacturière de l'UE.
Priorité n° 3 : sécuriser les investissements
Pour que les investissements aillent dans la bonne direction, il faut aussi des solutions financières qui réduisent le risque pour les investisseurs et les innovateurs et permettent de mettre de nouveaux produits sur le marché. Le CID propose plusieurs idées, notamment l'annonce de la création d'une banque industrielle de décarbonation dotée de 100 milliards d'euros, le futur cadre du fonds de compétitivité qui sera présenté dans le contexte du cadre financier pluriannuel (CFP), la mobilisation accrue de la Banque européenne d'investissement et la révision des règles en matière d'aides d'État. Compte tenu d'un déficit de financement des technologies propres de 50 milliards d'euros entre 2028 et 2034, il est nécessaire de mettre clairement l'accent sur les solutions innovantes, nettes zéro et circulaires. Ces fonds devraient offrir une prévisibilité crédible à long terme pour les investissements et leur additionnalité devrait être clairement démontrée, puisque la proposition mentionne également la mobilisation des ressources du fonds d'innovation existant et des contributions des États membres.
La combinaison de fonds nationaux et européens est encouragée, mais le CID ne précise pas ce qui doit être financé par l'UE ou par les États membres. Le débat sur l'équité de la transformation industrielle entre les régions et territoires de l'UE se poursuivra donc. La prochaine proposition de CFP devrait apporter des réponses à cette question de répartition et aborder la nécessité de compenser l'interruption du fonds de relance (170 milliards d'euros entre 2028 et 2034) prévu pour les investissements propres de l'UE. Le CID n'offre pas non plus d'instrument prêt à l'emploi pour traiter les impacts distributifs de cette nouvelle révolution industrielle, bien que l'expérience du Fonds pour la transition juste soit évoquée pour la préparation du CFP. La mise en place d'un observatoire de la transition juste peut fournir une base de débat indispensable, mais les solutions ne peuvent attendre, car les impacts sociaux de la transformation industrielle se font déjà sentir sur le terrain et sont politiquement explosifs.
Priorité n° 4 : traiter la question de la gouvernance
Le rapport Draghi souligne que les politiques industrielles de l'UE sont disparates par rapport à celles des autres grandes économies. L'Europe doit concevoir sa propre approche en matière de politique industrielle. Idéalement, cette approche commune devrait être fondée sur un diagnostic prospectif de la géographie de l'UE et des spécialisations de ses régions, en tenant compte des ressources naturelles et énergétiques limitées du continent. Et cette approche doit prendre en compte à la fois le contexte politique difficile et l’urgence d’agir.
Il est intéressant de noter que l'UE s'est davantage orientée vers une politique industrielle verticale avec les dialogues sur la transition propre, le dialogue stratégique sur l'avenir de l'industrie automobile et ceux annoncés sur l'industrie sidérurgique et les produits chimiques ; selon la Commission, d'autres dialogues sectoriels suivront. Cette évolution permet de surmonter les cloisonnements des politiques de l'UE et les obstacles historiques à l'action européenne. Les propositions visant à élaborer des plans sectoriels sont utiles dans ce contexte à deux conditions ; premièrement, si le dispositif intègre pleinement les objectifs de transformation à long terme et ne se concentre pas uniquement sur des solutions à court terme ; deuxièmement, s’il intègre pleinement l'évolution des technologies et des nouveaux acteurs qui remettent en cause le statu quo et élaborent des propositions plus ambitieuses sur le plan environnemental et social. Tirer le meilleur parti des approches verticales signifierait établir des feuilles de route sectorielles qui pourraient éclairer la conception des politiques aujourd'hui et servir de base à l'évaluation de la réalisation des objectifs à long terme.
À l'avenir, l'UE a besoin de solutions de gouvernance qui aideront à résoudre les compromis entre les États membres, en garantissant leur adhésion essentielle et en établissant un juste équilibre entre les politiques de l'UE et celles des États. Ces solutions devraient permettre de coordonner les règles de marché et les échanges, de poursuivre les discussions sur l'alignement des prix de l'électricité pour l'industrie au-delà des garanties des contrats à long terme proposés dans le CID et d'évaluer l'utilisation du traitement préférentiel pour certaines industries stratégiques. En bref, l'Europe a désespérément besoin d'un lieu où les choix stratégiques peuvent être débattus et approuvés de manière coordonnée. L'outil de coordination de la compétitivité, qui n'est étonnamment pas mentionné dans le CID, pourrait potentiellement servir cet objectif avec le soutien d'analyses et d'indicateurs appropriés et avec l'appui d'un cadre de gouvernance de l'Union de l'énergie renforcé et étendu à l'industrie.
Priorité n° 5 : construire une vision renouvelée des partenariats internationaux
Sur la scène internationale, dans un contexte d’évolutions rapides et course aux technologies vertes, l'UE devrait promouvoir son modèle et établir des partenariats sur l'accès aux ressources ainsi que sur l'innovation et les écosystèmes industriels en vue d'ouvrir les marchés à ses technologies. Bien que le mécanisme européen d'ajustement carbone aux frontières soit controversé et imparfait, il a également déclenché des discussions utiles sur la décarbonation industrielle à l'étranger. L'accès au marché de l'UE est un atout et l'Europe peut l'utiliser pour inciter d'autres pays à développer une industrie plus propre grâce à une politique commerciale plus affirmée.
À bien des égards, le CID marque la fin d'une illusion, celle de voir l'Europe être le principal développeur de solutions pour mettre en œuvre la transition chez elle et récolter les fruits de l'innovation. La course aux technologies vertes est largement entamée, et d'autres régions, en particulier la Chine, ont pris de l'avance tandis que l'Europe manque de partenaires économiques de confiance pour répondre aux besoins de sa propre industrie propre. Pour y remédier, l'Europe devrait développer des partenariats internationaux de deux manières différentes : en différenciant son offre pour la rendre plus attrayante pour les pays tiers, notamment en développant des écosystèmes d'innovation ailleurs ; et en développant la coopération industrielle dans le but d'aider l'industrie européenne à rattraper son retard, par exemple avec la Chine sur des technologies telles que les batteries.
Au final, le CID pourrait marquer un point d'inflexion important pour l'UE et le véritable début d'une politique industrielle verte commune. L'UE doit sortir du brouillard du débat nécessaire mais trop abstrait sur la compétitivité et définir les chaînes de valeur et les technologies clés dans lesquelles elle souhaite se spécialiser, ainsi que celles qu'elle souhaite protéger pour des raisons de sécurité ou des raisons sociales, et résoudre les enjeux redistributifs en son sein. Le maintien de l'ambition transformatrice dans l'ensemble des initiatives annoncées sera essentiel pour atteindre ses objectifs et constituera une responsabilité partagée des institutions de l'UE, des États membres et des parties prenantes européennes dans les mois et les années à venir.