Figure de proue des ambitions européennes en matière de développement durable à la fin des années 2010, le Pacte vert est en train de perdre son aura auprès des acteurs politiques et est évincé du débat public à l'approche des élections européennes de juin prochain. Ce retournement de situation plutôt inattendu peut néanmoins s’expliquer : si certaines raisons sont indépendantes du Pacte vert lui-même, d'autres peuvent être attribuées à la façon dont l’auto-proclamée « stratégie de croissance » de l'Europe a été conçue et mise en œuvre jusqu'à présent.
Présenté en 2019, le Pacte vert a été d’emblée confronté à un défi existentiel en raison de la pandémie de Covid-19, qui a forcé les décideurs politiques à repenser leurs priorités, perdant au passage de vue les ambitions à plus long terme telles que la décarbonation des économies. Sans parler des mesures sanitaires d’urgence liées à la pandémie, l'UE et les États membres ont en effet donné la priorité à la protection de l'économie et du marché unique, au détriment de politiques plus transformationnelles, et ce malgré l'engagement pris de « protéger, préparer et transformer ». Et plus tard, la guerre en Ukraine et la flambée des prix de l'énergie qui en a résulté ont également conduit les pays à suspendre certains de leurs projets de décarbonation, voire à rouvrir leurs centrales au charbon dans certains cas.
L'impact de ces chocs est encore massivement ressenti aujourd'hui, alors que le mécontentement grandit dans toute l'Europe. Les agriculteurs entrent dans les rues de Bruxelles et d’autres villes européennes avec les tracteurs, manifestant contre les réglementations environnementales, ainsi que contre la pression à la baisse exercée sur les prix par l'afflux massif de céréales ukrainiennes sur le marché unique. Les communautés locales des États de l'Est et des États baltes se plaignent de l'installation de parcs éoliens et solaires, parfaite illustration du syndrome NIMBY (not-in-my-backyard, « pas dans mon jardin »). Les constructeurs automobiles exercent de fortes pressions pour lever l'interdiction prévue des moteurs à combustion. Et bien sûr, les populistes utilisent toutes ces questions pour étayer leur affirmation selon laquelle le Pacte vert nous tuera bien plus tôt que le changement climatique ne le fera jamais.
Le résultat est un spectaculaire virage à 180 degrés, l'Europe passant en un éclair d'une terre d'espoir à une terre de peur. Exit les Fridays for Future, place aux manifestations de tracteurs. Si l'UE ne peut être tenue pour responsable de chocs imprévus tels que la pandémie de Covid-19 ou l'attaque de la Russie contre l'Ukraine, elle devrait porter au moins une partie de la responsabilité du déclin de la popularité de son Pacte vert, en particulier dans le domaine des politiques industrielles et de cohésion. Voici quelques-unes des leçons que nous pourrions vouloir tirer pour l'avenir.
En premier lieu, le Pacte vert n'a pas suffisamment analysé les arbitrages opérés entre la décarbonation et d'autres objectifs légitimes que l'UE aurait dû placer sur un pied d'égalité. Prenons l'exemple des impacts sociaux, en particulier l'emploi. La soi-disant « transition juste » est apparue dès le départ comme une réflexion après coup, un rameau d'olivier offert aux régions à forte intensité de charbon, sans être accompagnée de plans de transformation industrielle profonde et systémique. En fin de compte, comme l'a notamment fait remarquer Dani Rodrik, la garantie de « bons emplois » est aussi importante que la décarbonation de la production pour la politique industrielle durable et résiliente d'un pays. L'absence de prise en compte de l'emploi, telle qu'elle est décrite de manière frappante par des économistes comme Andrés Rodriguez Pose, a inévitablement conduit à de profondes poches de mécontentement à travers l'Union. Et le fait de ne pas prendre en compte la sécurité et la résilience, sans parler de la compétitivité, a plongé l'Europe dans un « trilemme » qui n'a toujours pas trouvé de solution claire.
De manière connexe et regrettable, avec le Pacte vert, l'UE a adopté une approche à la carte des Objectifs de développement durable (ODD), pourtant connus pour être « intégrés et indivisibles ». Que ce soit en raison d'un manque de compétences techniques ou d'un manque de poids politique, la Commission Von der Leyen a fini par adopter une version dépouillée des ODD dans son propre programme de travail, privée de priorités essentielles en matière d'inégalités, de genre, de capital humain et, dans un premier temps, de santé. Certes, la Commission a promis d'intégrer les ODD dans le Semestre européen, dans le programme d'amélioration de la réglementation et dans l'action extérieure ; mais aucune de ces tentatives n'a été couronnée de succès, ce qui a placé l'UE face à des compromis qu'une intégration plus poussée des ODD aurait permis de résoudre plus efficacement, à la source.
En outre, les objectifs du Pacte vert ont été identifiés sur la base d'un avenir unique et bien défini. Bien que la prospective et l'amélioration de la réglementation aient été placées sous la compétence du même vice-président exécutif, l'UE n'a pas tenu compte d'éventuels chocs imprévus et a élaboré un plan qui ne fonctionnerait que dans certaines circonstances, plutôt spécifiques. En d'autres termes, le Pacte vert actuel n'avait pas de « plan B ». Cette situation est devenue particulièrement claire lorsque la Commission européenne a commencé à faire face à une série de chocs sans précédent, sans boussole pour repenser son programme global.
Les résultats parlent d’eux-mêmes. En cinq ans, « l'étoile polaire » poursuivie par l'UE a changé un nombre incalculable de fois, du Pacte vert à la double transition, la résilience, la compétitivité durable, la durabilité de la compétitivité, la souveraineté technologique et l'autonomie stratégique (ouverte), jusqu'à ce qu'elle atterrisse sur une vision plutôt plate de la compétitivité, et finalement sur celle d’une « sécurité globale » principalement dictée par la menace d'une guerre sur le front oriental de l'Europe. Dans ces conditions, il est pratiquement impossible de concevoir un ensemble cohérent de politiques. Finalement, sous la menace des manifestations de rue des agriculteurs, les dirigeants de l'UE ont assisté à l'effondrement d'un texte législatif majeur, la loi sur la restauration de la nature, lorsque huit États membres ont retiré leur soutien.
Dans ce contexte, l'UE doit décider ce qu'elle fera du Pacte vert dans le cadre du nouveau mandat de la Commission. Le retrait pur et simple du Pacte vert serait impossible, d'une part parce qu'il porterait atteinte à la réputation de l'Europe et à son engagement envers ses propres valeurs, et d'autre part parce qu'étant donné la myriade de projets de mise en œuvre déjà dans le pipeline du plan industriel du pacte vert, cela pourrait entraîner des coûts irrécupérables considérables. Deux grands défis se profilent à l'horizon : la mise en œuvre du Pacte vert nécessitera des ressources financières considérables, éventuellement dépensées au niveau de l'UE, à un moment où d'autres questions sont prioritaires ; et l'affectation de fonds communs à la transition verte nécessitera une nouvelle approche des conditionnalités et des dépenses coordonnées à différents niveaux de gouvernement, ce qui n'a pas encore été pleinement étudié.
Sur la question des ressources communes, les commissaires Paolo Gentiloni et Mario Draghi, actuellement chargés d'un rapport sur la compétitivité qui sera remis fin juin (mais qui pourrait n'être rendu public qu'en septembre), ont souligné à plusieurs reprises la nécessité de poursuivre le plan de relance NextGenerationEU, ce qui impliquerait le déploiement d'importantes ressources communes (au moins 500 milliards d'euros par an) pour la transition verte (et numérique). Un rapport récent a fait écho à ces déclarations en suggérant que la réalisation des objectifs climatiques de l'UE à 2030 pourrait nécessiter un montant de 406 milliards d'euros par an à partir d'aujourd'hui. Une autre étude récente a estimé que les objectifs numériques pour 2030 pourraient nécessiter au moins 174 milliards d'euros supplémentaires. Cela signifie que le montant estimé pourrait même être insuffisant pour la double transition : et pourtant, la pression pour déployer des ressources communes pour la stratégie industrielle de défense européenne est devenue si forte que les sommes potentiellement réunies pourraient être trop faibles pour répondre à toutes les priorités de dépenses.
Cela dit, à supposer que des ressources soient trouvées, les dépenser à bon escient pourrait s'avérer tout aussi difficile. Au minimum, la future Commission européenne devra innover dans son approche des politiques d'investissement et d'accompagnement.
Premièrement, les ressources communes devraient être canalisées vers des projets paneuropéens qui cochent plusieurs cases : une transformation industrielle significative orientée vers l'économie régénératrice, une résilience et une sécurité économique accrues, et la création de « bons » emplois sur l'ensemble du territoire européen – un bon exemple étant le projet HYBRIT.
Deuxièmement, le financement de la double transition devrait être coordonné, le numérique devenant un allié des objectifs de l'Europe en matière de transition écologique. Affecter des pourcentages à l'écologie et au numérique, comme cela a été fait dans le cadre du plan NextGenerationEU, ne suffit pas, et contribue même à séparer les deux facettes (numérique vs écologie) de la transition. Au contraire, la promotion et le financement de technologies centrées sur l'humain et la planète, plus sobres en ressources (matières premières et énergie), plus pérennes et orientées vers le bien-être sociétal et environnemental, donneraient enfin un sens à l'idée d'une « transition jumelle ». Plus encore si l'on considère que les systèmes d'intelligence artificielle et les centres de données en nuage (clouds) actuels augmentent massivement la consommation d'électricité, et que l'empreinte carbone des appareils technologiques et du monde en plein essor de « l'Internet des objets » (Internet of Things) devrait atteindre 14 % des émissions mondiales de carbone d'ici à 2040.
Troisièmement, une attention renforcée doit être portée aux impacts distributifs de la transition, dans l’objectif que chaque région d'Europe ait une chance de se développer en fonction de sa spécialisation technologique et économique : cela nécessitera une approche basée sur la complexité économique, notamment fondée sur une cartographie approfondie et sur le potentiel de développement de trajectoires de transformation industrielle au-delà des frontières.
Quatrièmement, l’Europe devrait reconsidérer l’introduction d’une approche globale de l’élaboration des politiques et des investissements, indivisible et intégrée comme les ODD, même si probablement réformée pour refléter le besoin actuel de sécurité politique et économique. Ceci, à son tour, pourrait nécessiter que le Pacte vert ne soit plus défini comme une « stratégie de croissance », mais plutôt comme une stratégie orientée vers les personnes, la planète et la prospérité.
Enfin, le futur Pacte vert, quel que soit son nouveau nom, devra être conçu pour être résilient face à des chocs possibles (et, de fait, probables). Il devra également faire l’objet d’une bien meilleure communication, en tant que plan visant à améliorer le bien-être des citoyens européens tout en ne nuisant pas à celui des non-Européens.