Le 24 mars 2020, le gouvernement indien a ordonné un confinement national de 21 jours afin de contenir la propagation de l’épidémie de coronavirus. Le nombre total de cas en Inde était alors relativement faible (seulement 492 cas confirmés), mais le nombre total de tests effectués était également très faible, de l'ordre de 20 000, de sorte qu'il était impossible de connaître le véritable taux d'infection ni la dynamique de propagation. La décision d'imposer le confinement a donc été prise dans un contexte de profonde incertitude, et a nécessité de mettre en balance les conséquences sur les moyens de subsistance et le risque d'une épidémie non maîtrisée. Quels sont et seront les impacts probables du coronavirus en Inde, tant sur ses systèmes de santé et économiques que sur son agenda d’action en faveur du développement durable et de la lutte contre le changement climatique ?
Une évaluation des facteurs de risque
Pour tenter de répondre à cette question, nous pouvons dans un premier temps développer un ensemble de facteurs de risque permettant d’évaluer comment l'Inde se positionne en termes d’exposition à la pandémie. Ces facteurs peuvent être classés en trois groupes : vulnérabilité vs. solidité du système de santé, situation macroéconomique et sécurité sociale. Le tableau ci-dessous développe quelques indicateurs pour chacune de ces catégories.
Nous présentons ci-dessous une brève analyse de ces indicateurs.
- Vulnérabilité vs. solidité du système de santé. L'Inde obtient un bon score en ce qui concerne la part des plus de 65 ans dans la population totale. Le coronavirus ayant un impact plus important sur les personnes âgées, la jeunesse de la population indienne pourrait contribuer à réduire la pression sur le système de santé. Toutefois, l'Inde obtient un mauvais score tant en ce qui concerne le nombre de lits d'hôpital pour 1 000 personnes que les dépenses de santé.
- Situation macroéconomique. L'Inde obtient de mauvais résultats en matière de déficit budgétaire, ce qui indique qu'il lui sera difficile d'augmenter sensiblement les dépenses publiques pour amortir l'impact de l’épidémie. Contrairement à d'autres pays émergents, la dette extérieure de l'Inde est faible et le pays dispose d'importantes réserves de change, ce qui lui vaut un bon score pour l'indicateur du ratio réserves de change/dette extérieure. L'Inde obtient un score moyen pour ce qui est des exportations de produits de base par rapport au total des exportations, et il est donc peu probable qu'elle soit touchée de manière substantielle par la chute des prix des produits de base due au confinement de l’économie mondiale. De même, la part du tourisme dans les exportations totales de l'Inde est relativement faible, contrairement à certains autres pays en développement ou émergents comme la Thaïlande.
- Sécurité sociale. L'Inde obtient de mauvais résultats en ce qui concerne la proportion importante de la main-d'œuvre qui travaille dans le secteur informel : il sera très difficile de cibler cette très importante population en lui offrant un soutien social adéquat pour protéger ses moyens de subsistance. De même, la couverture sociale existante est insuffisante.
Globalement, si l'on considère ces indicateurs, il semble peu probable que l'Inde – contrairement à d'autres marchés émergents plus exposés – connaisse un effondrement macroéconomique complet, sous la forme, par exemple, d'une crise de la balance des paiements, d'une dévaluation spectaculaire de la monnaie et d'un défaut de paiement de la dette extérieure. Toutefois, les indicateurs suggèrent que la population de l'Inde est vulnérable et risque de souffrir fortement des retombées économiques des mesures de confinement, en raison de la part significative de l'économie informelle, du défi que représente le ciblage des populations vulnérables au sein de cette économie informelle et des maigres ressources fiscales dont dispose le gouvernement pour le faire.
Le FMI prévoit une réduction spectaculaire du taux de croissance du PIB de l'Inde à 1,9 % en 2020, avec une reprise en forme de « V » à 7,4 % en 2021. Cela semble trop optimiste. Le gouvernement étant incapable de protéger les revenus pendant la crise, il y aura une destruction substantielle de la richesse pendant la période de confinement. Si les dernières années nous ont appris quelque chose, c'est que les chocs subis par l'économie informelle, comme la démonétisation et l'introduction d'une taxe sur les produits et services (TPS), ont été considérables, persistants et imprévisibles dans leurs impacts. Ce choc semble d'une ampleur bien supérieure. Une croissance du PIB de l'ordre de 1 à 2 % en 2020, et de 4 à 5 % en 2021, semble plus raisonnable.
Implications pour l'agenda du développement durable et de la lutte contre le changement climatique
Premièrement, il est probable que le gouvernement entre dans la période post-Covid-19 avec une situation budgétaire encore plus mauvaise qu'en 2019 : le déficit budgétaire consolidé, incluant l'administration centrale, les gouvernements des États et les emprunts hors bilan, s'élevait alors à environ 8,5 % du PIB. Cela limitera la capacité du gouvernement à allouer des ressources supplémentaires aux objectifs de durabilité, par exemple les transports publics. Mais un certain nombre d'options de décarbonation ont un coût négatif en Inde, par exemple la transition vers les énergies renouvelables dans le secteur de l'électricité, où les énergies renouvelables sont désormais moins chères que le charbon.
Deuxièmement, on peut s’attendre à une fragilité financière importante et à une diminution de la prise de risque dans le secteur des entreprises. Cela est déjà le cas pour les sociétés de distribution d'électricité, qui se sont endettées avant la crise Covid-19 et qui sont maintenant confrontées à une situation financière catastrophique. Les investisseurs indiens et internationaux seront probablement beaucoup plus réticents à allouer des capitaux à de nouveaux projets risqués, ce qui pourrait ralentir la transition dans des secteurs où les technologies décarbonées sont encore expérimentées. D'autre part, les investisseurs font actuellement le constat que le secteur du charbon a été le premier à souffrir d'une crise économique. Les facteurs de charge des centrales à charbon étaient déjà immenses lorsque l'économie a ralenti tout au long de l'année 2019, bien avant la crise Covid-19 ; ils se sont effondrés lorsque la demande d'électricité a chuté d'environ 25 % à la suite du confinement. Il est ainsi difficile d’imaginer comment de nouveaux investissements dans l’industrie du charbon vont être possibles en Inde.
D'un point de vue plus positif, certains des ajustements en termes de modes de vie effectués par les ménages et le secteur formel pourraient se poursuivre après la crise. Les déplacements dans les villes encombrées de l'Inde étaient très difficiles : le travail à domicile rendu obligatoire par la situation de crise a montré son efficacité en termes de temps, d’argent et d’énergie économisés. La déplorable qualité de l'air en Inde s'est considérablement améliorée, ce qui peut faire prendre conscience de la gravité de la situation : chaque année, plus d'Indiens meurent de la pollution de l'air qu'ils n'auraient jamais été susceptibles de mourir, même en cas d'épidémie incontrôlée de Covid-19. En outre, l'augmentation des investissements dans la résilience sociale et les soins de santé pourrait trouver écho dans un narratif sur la nécessité pour les gouvernements de protéger leurs citoyens, notamment contre le changement climatique et la pollution de l’air.
Ces possibilités d’optimisme doivent cependant être mises en regard de la situation de très nombreux Indiens, pour lesquels la faim est le principal problème. Les difficultés sociales sont importantes et réelles. Il reste donc à voir comment l'Inde sortira de cette situation de confinement, socialement et politiquement.