Dans le sillage d’un billet de blog (Iddri, 2024) proposant une mise en perspective du rapport Draghi sur l’avenir de la compétitivité de l’Europe, l’Iddri inaugure une série de billets visant à analyser plus en détail le traitement de certains sujets clés à l’interface « compétitivité - transition écologique ».

Traitée dès le premier chapitre du rapport Draghi, la question de l’énergie fait l’objet de nombreuses recommandations. En naviguant à la fois sur le terrain de la décarbonation comme levier de la compétitivité future de l’Europe et sur celui des mesures visant à restaurer la compétitivité-prix à court terme, le rapport reflète les lignes de tension du débat politique actuel. Avec toutefois un besoin évident d’expliciter les arbitrages qui émergent de cette dualité pour les futures politiques européennes.

Un soutien fort à la décarbonation comme clé de voûte de la compétitivité européenne à moyen et long terme…

Confirmant les orientations stratégiques du Pacte vert européen, le rapport Draghi entérine l’idée que la transition bas-carbone représente un levier essentiel pour la compétitivité future de l’Europe, en permettant de s’affranchir progressivement des énergies fossiles importées et des fluctuations de prix qui y sont associés.

Sur ce constat et les recommandations qui y sont liées, le rapport constitue une validation importante de l’agenda stratégique de la nouvelle Commission, en insistant particulièrement sur quelques défis clés :

  • la nécessaire montée en puissance des investissements en faveur de la transition bas-carbone. Sur ce point, le rapport Draghi souligne l’importance clé du développement des infrastructures réseaux et des leviers de flexibilité électrique pour réussir le défi de l’intégration de la part croissante d’énergies renouvelables (Iddri, 2024)1 ;
  • le besoin de simplifier et d’accélérer les procédures d’autorisation des projets de transition, avec des propositions qui ne manqueront pas de susciter de nouveaux débats sur le risque d’opposer urgence climatique et protection de la biodiversité ;
  • le besoin de mener à bien la réforme du marché électrique engagée depuis 2023 (Iddri, 2023), en poursuivant l’intégration entre les marchés et en renforçant le rôle des contrats de long terme pour faciliter les investissements dans la production bas-carbone (énergies renouvelables et nucléaire) et s’assurer que celle-ci profite effectivement aux consommateurs, grâce à des prix plus stables. 

… couplé à des mesures plus conventionnelles pour réduire les prix de l’énergie à court terme 

Si ce fervent soutien à la transition bas-carbone rappelle la maxime du philosophe Maurice Blondel, « L’avenir ne se prévoit pas, il se prépare », Mario Draghi semble également avoir fait sienne la célèbre citation de l’économiste John Maynard Keynes : « À long terme, nous serons tous morts ». Observant le fait qu’une grande partie des bénéfices de la transition se matérialiseront à plus long terme, le rapport propose également une série de recommandations plus « conventionnelles » pour restaurer la compétitivité-prix à court terme, avec trois points d’entrées principaux : 

  • sécuriser les approvisionnements en gaz fossile sur le long terme, grâce à une politique d’achat coordonnée, voire mutualisée ;
  • réduire au maximum la fiscalité sur l’énergie, en allant jusqu’à renverser la logique préexistante de la directive sur la taxation de l’énergie2 ;
  • réduire les prix de l’énergie pour les industriels, grâce à des mécanismes d’aide publique.

Un point de départ pour approfondir l’analyse et mettre en débat les arbitrages stratégiques à venir

Soucieux de parler à tous les acteurs, le rapport Draghi représente un numéro d’équilibriste entre le « nouveau » et « l’ancien » monde. Ce qui s’apparente à des incohérences entre recommandations favorables et contraires à la transition traduit de fait les lignes de tension du débat politique européen.

En ce sens, la valeur réelle de ce rapport réside peut-être autant dans ce qu’il dit que dans ce qu’il ne dit pas, à savoir le besoin d’aller plus loin pour informer les arbitrages essentiels permettant de donner corps à la future stratégie européenne, autour de quelques principes clés.

  • Prix vs. facture : à trop se focaliser sur les prix de l’énergie, on tend à oublier que l’enjeu principal reste la réduction des factures (prix x consommation) : un effort de coordination des stratégies d’achat de gaz fossile peut être utile, mais le vrai sujet réside dans l’importance à faire des politiques de maîtrise la demande un pilier de la nouvelle stratégie de sécurité énergétique européenne (en consultation), en capitalisant sur le succès des cibles de réduction volontaires durant la récente crise de l’énergie (UE, 2024). 
     
  • Climat et environnement : des mesures de simplification et d’accélération des procédures d’autorisation des projets « bas-carbone » peuvent être pertinentes, mais exigent une analyse précise des risques liés à une éventuelle hiérarchisation entre l’agenda climatique et d’autres préoccupations environnementales (la protection de la biodiversité et la lutte contre les pollutions en particulier) tout aussi légitimes (Iddri, 2024) et devant faire l’objet de garde-fous. 
     
  • Réalisme stratégique : comme le souligne Georg Zachmann du think tank Bruegel, même en cas de décarbonation réussie, l’Europe pourra difficilement gommer certains différentiels de compétitivité : en dehors du scénario lointain d’un prix carbone mondial, il semble par exemple peu probable que l’UE puisse rivaliser avec les prix du gaz fossile américain, et il faut en tenir compte dans la définition de la stratégie industrielle européenne au sein de secteurs spécifiques (comme l'acier par exemple), afin d’éviter une politique du « quoi qu’il en coûte », peu soutenable sur le temps long3
     
  • Un impératif de cohérence et de ciblage : l’idée d’une baisse « tous azimuts » de la fiscalité ou des prix de l’énergie pour l’ensemble des acteurs (citoyens, PME, industriels) sans distinction ou critères ne semble ni cohérente d’un point de vue climatique, ni souhaitable d’un point de vue budgétaire, comme l’a rappelé le coûteux épisode du bouclier tarifaire en France (Iddri, 2023). Dit autrement : toute réforme fiscale devrait être pensée avec un ciblage clair des acteurs visés et une approche de cohérence avec la stratégie de décarbonation4 .
     
  • Expliciter les enjeux redistributifs : accorder un traitement préférentiel aux industriels intensifs en énergie et particulièrement exposés à la concurrence internationale implique que d’autres consommateurs acceptent d’en payer le coût. Un tel effort « au nom de la compétitivité industrielle » pourrait être justifié, à condition de le soumettre explicitement au débat politique pour en identifier les conditions d’acceptabilité et assurer que tous les consommateurs tirent profit de la transition bas-carbone. Ce qui implique également d’inscrire l’application d’un tel régime préférentiel dans un cadre européen harmonisé (afin d’éviter le dumping entre États membres) et de le coupler à des conditionnalités fortes en matière de décarbonation de la part industriels bénéficiaires. 

« Plus d’Europe pour plus de compétitivité » : une question de gouvernance avant tout ?

Tout en reconnaissant le principe de souveraineté des États sur leur politique énergétique inscrit à l’article 194 des traités européens, le rapport Draghi porte un argumentaire fort en faveur de plus d’intégration européenne, que ce soit en termes de planification des infrastructures énergétiques, de régulation et de procédures d’autorisation, de taxation de l’énergie, d’opération des marchés de l’énergie ou encore d’investissements. 

Sur ce point, on peut saluer le fait que le rapport ouvre de nouveaux débats, à l’instar de l’idée de créer un « 28e régime de régulation ».5 Tout en impliquant là aussi une forme de réalisme stratégique : face à la complexité déjà existante des processus et instances de gouvernance, tout renforcement de l’intégration européenne devra faire l’analyse d’une étude d’opportunité approfondie en partant du principe de subsidiarité, afin d’en garantir l’efficacité et la valeur ajoutée. Et ce d’autant plus dans un paysage politique européen qui penche plus que jamais en faveur de la souveraineté nationale. 

Et ça tombe bien : la révision du règlement sur la gouvernance de l’Union de l’énergie constitue l’une des premières opportunités pour soumettre ces recommandations au débat politique.

  • 1 Selon les éléments indiqués dans le rapport Draghi, pour chaque euro d’investissement dans la production d’électricité bas-carbone entre 2022 et 2040, il faut consacrer 0,9 euro aux infrastructures réseaux et à l’intégration système, faute de quoi l’écrêtement de la production renouvelable pourrait être multiplié par un facteur 10 (p. 15).
  • 2 Le rapport propose de fixer un niveau « plafond » harmonisé de la composante « taxes et charges réseaux » à l’échelle européenne, ce qui pourrait donner du grain à moudre pour la révision de la directive sur la taxation de l’énergie, historiquement fondée sur le concept de seuils minimaux de taxation.
  • 3 Le même type d’arbitrage sur les secteurs industriels jugés « prioritaires » devra se faire pour les filières technologiques du secteur de l’énergie (Iddri, 2024). À ce titre, la prise de position particulièrement forte de Mario Draghi lors de la présentation du rapport devant le Parlement européen semble surprenante, indiquant que pour l’industrie photovoltaïque, il n’y aurait aucun sens à vouloir rivaliser avec la Chine. 
  • 4 Le manque de différenciation des types d’acteurs industriels est l’un des points faibles du diagnostic du rapport Draghi, qui se reflète en partie dans le manque de ciblage de certaines recommandations. À titre d’illustration, le constat initial du chapitre sur l’énergie affirmant que l’énergie coûte 2 à 3 fois plus cher en Europe que chez les principaux concurrents mériterait largement d’être nuancé, considérant qu’il ne différencie pas les situations des différentes États membres (avec des disparités de prix pouvant varier d’un facteur 1 à 3), ni celles de différents acteurs industriels (les prix pour les PME n’ont rien à voir avec ceux des industriels électro-intensifs). Sans oublier que l’année de référence utilisée (2023) tend à amplifier les écarts en raison de la crise de l’énergie, les prix de gros ayant largement baissé depuis. 
  • 5 Le rapport Draghi propose de créer un « 28e régime de régulation » (en sus des 27 régimes nationaux des Etats-membres), afin d’accélérer l’instruction et l’autorisation de grands projets d’infrastructures transfrontaliers jugés d’intérêt européen commun (grands projets d’énergies renouvelables, interconnexions réseaux, flexibilité).