Dans l’actualité récente, deux annonces méritent d’être rapprochées et commentées. La première est la prédiction de la quasi-disparition des singes de la planète d’ici 25 à 50 ans. La seconde est la crainte d’une « fin de la mondialisation » exprimée à Davos par divers soutiens du libre-échange, et dont les signes avant-coureurs seraient les intentions protectionnistes de Donald Trump et la perspective de revoir s’ériger des entraves au commerce entre le Royaume-Uni et l’Europe. Quel est le lien entre ces deux signaux ? Il est dans la nature et l’évolution de la mondialisation. La proportion d’échanges mondialisés dans la production mondiale est aujourd’hui à peu près la même qu’au début du xxe siècle. Mais les échanges internationaux des années 1900 étaient principalement composés de biens manufacturés, surtout échangés entre économies du Nord, les économies du Sud restant majoritairement à l’écart. Aujourd’hui, le commerce mondial est en grande partie un échange de produits intermédiaires, entre toutes les économies de la planète, y compris au Sud, et les denrées agricoles et forestières y tiennent une large place.
Dégradation accélérée des forêts tropicales
Or, la dégradation accélérée des forêts tropicales, l’un des réservoirs de biodiversité et l’habitat le plus fréquent des singes, est liée à ces commodités. Par exemple, un tiers de la destruction des forêts tropicales, où vivent la plupart de nos cousins primates, est lié à quatre commodités seulement : le bœuf, le soja, l’huile de palme et le bois. Ainsi, l’élevage industriel de bovins au Nord comme au Sud pousse à couper les arbres ou défricher les savanes pour cultiver le soja de leur alimentation, mais c’est aussi le cas de bien d’autres commodités comme le café, le cacao, ou le caoutchouc, lorsqu’elles sont produites sans sérieuses précautions environnementales. Et – ce n’est pas un hasard – ces commodités sont précisément issues des pays dans lesquels la plus grande partie des populations de singes sont menacées : Brésil, Madagascar, Indonésie et Malaisie, Gabon, qui exportent vers les pays du Nord autant que vers ceux du Sud.
Une « fin de la mondialisation » salvatrice ?
De ce fait, faut-il espérer que les singes et leurs forêts soient sauvés par la « fin de la mondialisation », qui fait frissonner les participants au séminaire de Davos, qu’annoncent certains analystes et qu’appellent de leurs vœux certains programmes politiques ? C’est peu probable. L’éventuelle vague protectionniste que certains envisagent ne réduira pas sensiblement la dépendance de toutes les économies aux commodités agroalimentaires importées. Par exemple, substituer l’huile européenne à l’huile de palme importée supposerait, outre une augmentation des prix, une explosion des surfaces agricoles consacrées à sa production en Europe, ce qui nécessiterait alors d’importer les cultures dont celles-ci auraient pris la place. De plus, il serait quelque peu difficile à l’Europe de produire son café, son cacao et son caoutchouc. Enfin, il faudrait que les pays du Sud eux-mêmes ferment leurs frontières aux importations de leurs voisins, puisque l’Asie représente l’essentiel des débouchés de l’huile de palme.
Restreindre la demande en consommant moins ?
Outre la dé-mondialisation, certaines propositions vont plus loin et s’articulent aussi, de manière complémentaire, à des changements de mode de vie profonds : on peut certes consommer moins de bœuf industriel, préférer les circuits courts et l’élevage à l’herbe, et ainsi restreindre la demande pour le soja et le bœuf industriel, qu’il soit importé ou produit chez nous. Mais le problème est alors celui de la vitesse et de l’ampleur du changement nécessaire : globalement, on ne peut attendre une réduction suffisamment ample et rapide de la demande alimentaire mondiale, alors qu’elle est aujourd’hui en croissance, à l’échéance des 25 à 50 ans qui a été annoncée pour la disparition des singes, et ce notamment du fait de la croissance des pays émergents.
Vers une production durable des commodités ?
Ce qui pourrait sauver les primates et les forêts réside donc dans la production véritablement durable de ces commodités. Il est possible de produire du bœuf sans défricher l’Amazonie, de l’huile de palme sans menacer l’orang-outan, du café sans empiéter sur les forêts, le tout en offrant des revenus décents aux producteurs, et notamment aux paysans. Mais cela nécessite que les marques s’engagent, que les entreprises tracent leurs approvisionnements, que les politiques publiques les y aident, que les consommateurs soient attentifs aux engagements des entreprises, et enfin que chacun tout au long de la chaîne de valeur soit prêt à payer le vrai prix de la production durable. Soulignons que ce différentiel de prix n’est généralement pas très élevé. Produire sans déforestation, c’est un peu plus difficile, mais c’est possible en convertissant des terres agricoles, en régénérant des plantations existantes, en modifiant les rotations et les techniques de production, en remplaçant certaines productions par d’autres. Consommer du café ou de l’huile de palme durable, c’est à peine un peu plus cher. En revanche, les labels environnementaux apportent aujourd’hui des réponses encore trop limitées aux besoins de la protection. Ce dont les consommateurs et les singes ont besoin, c’est de chaînes de valeur avec des entreprises qui prennent des engagements fermes « zéro déforestation », de politiques publiques qui les soutiennent, d’ONG et de chercheurs qui surveillent ces politiques et de consommateurs qui y soient sensibles.
Est-il vraiment besoin de convaincre de l’importance économique des singes pour changer nos politiques et faire attention à ce que nous mettons dans nos paniers ?
On a pu voir les scientifiques et les journalistes, relayant la sinistre prédiction de la disparition des singes, argumenter de l’importance de ce sujet en parlant de l’utilité des primates pour l’écosystème et pour nos économies. On pourrait aussi, ou plutôt, se demander si nous avons vraiment un besoin vital de consommer du bœuf industriel ou de l’huile de palme non durable. Protéger la planète des singes ne vaut-il pas l’effort, somme toute raisonnable, d’une production et d’une consommation attentives à leurs conséquences environnementales ? Est-il vraiment besoin de convaincre de l’importance économique des singes pour changer nos politiques et faire attention à ce que nous mettons dans nos paniers ? Une telle prise de conscience serait une bonne manière de relancer une prise de conscience du contenu et des impacts de ces fameux échanges commerciaux internationaux, que les projets politiques semblent aujourd’hui facilement dénoncer, après les avoir longtemps encensés. Bien entendu, les changements à opérer ne sont pas faciles, et ils concernent tout autant nos propres systèmes de production et la biodiversité de notre territoire. Rappelons les difficultés que rencontre la conservation des espèces sauvages en Europe ; nous avons ainsi récemment fait disparaître l’ours des Pyrénées, lui aussi victime de sa cohabitation difficile avec l’élevage, l’exploitation forestière et la chasse…