L'Europe est à la croisée des chemins. Elle a longtemps été porteuse d'un modèle de capitalisme original, fondé sur de fortes ambitions d'un point de vue social (redistribution et État providence, fourniture des services publics, etc..) et environnemental, mais qui semble aujourd'hui s'éroder. L'Europe peut-elle redynamiser son modèle et le proposer comme alternative crédible au sein et au-delà de ses frontières ? La gouvernance d'entreprise, à l'interface des attentes de nombreuses parties prenantes, est au cœur de cette interrogation. C’est dans ce contexte que l'Iddri et l'École du management et de l'innovation de Sciences Po ont organisé le 4 avril dernier une conférence (« Rôle sociétal de l’entreprise : l’Union européenne, fer de lance d’un capitalisme durable ? ») visant à confronter les points de vue des politiques, entrepreneurs et chercheurs et tracer des perspectives.
Note de l'éditeur : ce billet a été écrit par une étudiante de l'École du management et de l'innovation de Sciences Po, à la suite de la conférence « Rôle sociétal de l’entreprise : l’Union européenne, fer de lance d’un capitalisme durable ? » du 4 avril 2018.
Un « modèle européen » contesté
Le modèle européen de développement a eu son heure de gloire. La première révolution industrielle a eu lieu en Europe. L’Europe est aussi le berceau des droits de l’homme. Au XXe siècle, l’Europe – avec les États-Unis – hébergeait les plus grandes entreprises mondiales. Jusqu'au début des années 2000, l’innovation en Europe n’était pas inférieure à celle de la Silicon Valley.
Plus récemment, l’Europe a été pionnière dans le domaine du développement durable et dans la recherche d'un équilibre entre croissance et environnement. Les positions défendues par l'Europe dans les négociations internationales sur le climat ou – très récemment – en faveur d'une finance durable, témoignent de cette orientation, à l’instar de certaines politiques publiques nationales ou locales (par exemple, en France, le gouvernement soutient l’utilisation de voitures vertes).
Toutefois, les grandes entreprises européennes voient leur leadership s’effriter. Ancrées dans une région où la croissance est plus faible qu'ailleurs, elles perdent des places dans la concurrence mondiale : parmi les 50 plus grandes capitalisations boursières, 7 sont européennes, dont 3 entreprises suisses et 2 britanniques ; c'est moins que la Chine (8) et beaucoup moins qu'en 2006 (17)1 . De plus, plusieurs affaires récentes ont fragilisé la confiance des citoyens européens dans les grandes entreprises : Parmalat il y a quelques années ; le dieselgate (Wolkswagen) et Lactalis plus récemment ; même les engagements citoyens ou la RSE font figure d'effets de communication plus que d'engagements réels. Cette nouvelle défiance des citoyens vis-à-vis des entreprises (notamment des plus grandes) est clairement identifiée dans le rapport de Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard2 , L'entreprise, objet d'intérêt collectif.
Ce déficit de confiance se répercute sur les institutions européennes. D'un côté, les citoyens européens constatent que l'Europe est incapable de définir les règles de fonctionnement du marché. La crise de 2008 a souligné l'incapacité des gouvernants à anticiper les dysfonctionnements et à maîtriser les comportements des acteurs financiers. La frilosité dans la gestion du glyphosate est un autre exemple du rapport de force entre marché et institutions européennes. D'un autre côté, les citoyens se sentent exclus des décisions prises au niveau européen. Ils s'interrogent sur le bien-fondé et la valeur ajoutée de l'Europe comme institution.
Parallèlement, d'autres modèles consolident leur influence. Aux États-Unis, où les pratiques dominantes en matière de gestion se sont développées à partir de théories comme celle de l'agence et la shareholder value3 . Et en Chine, avec la mise en œuvre d'un capitalisme d'État. Selon Michel Aglietta4 , ce modèle reposant sur une combinaison originale où le gouvernement produit et contrôle la structure de l'économie et de l'emploi peut être à l'origine d'un ordre mondial alternatif au capitalisme financier. On peut y voir une forme d'efficacité car, en dépit de ses faiblesses, le capitalisme d'État a permis à la Chine de devenir la deuxième puissance économique mondiale, leader dans de nombreux domaines, y compris dans le numérique et internet. En outre, certains pays ayant adopté ce capitalisme d'État surmontent mieux les effets de la crise internationale que les économies libérales des pays développés.
La gouvernance durable de l’entreprise : un projet pour l'Europe ?
Face à ce constat, les participants à la conférence du 4 avril ont posé les bases d’une réflexion sur un nouveau modèle pour l'Europe. Compte tenu de l'histoire du continent, ce modèle aurait plusieurs caractéristiques : d'une part, il aurait vocation à être durable et à renforcer les normes sociales et environnementales ; d'autre part, les citoyens seraient co-auteurs des règles de l’économie, du marché et de l’écologie.
Yannick Jadot (député au Parlement européen) a d’abord rappelé les initiatives de la Commission européenne pour promouvoir une finance durable. Il a également fait part d’un pessimisme raisonné quant à la capacité des institutions à défendre un espace – voire un modèle – européen face à la puissance des échanges commerciaux et de certaines firmes mondialisées. Face au pouvoir réglementaire de la Commission européenne, Cristina Tebar-Less (responsable du Business Conduct Unit à l'OCDE) a plaidé en faveur d'accords volontaires, mieux à même d'inciter les comportements vertueux des entreprises et d'éviter les effets pervers de réglementations qui peuvent se montrer rigides. Les principes directeurs de l'OCDE envers les entreprises multinationales illustrent les forces – mais aussi les limites – de tels accords.
Daniel Hurstel (Associé, Willkie Farr & Gallagher) a pour sa part souligné l'apport du droit : le cadre juridique de la gouvernance d'entreprise peut ouvrir la porte à des pratiques innovantes. Les axes de réforme esquissés dans le projet de loi PACTE vont dans ce sens. Les normes comptables auront aussi un rôle à jouer. Marie-Laure Djelic (professeure à Sciences Po et co-doyenne de l'École du management et de l'innovation) a rappelé que, si le droit constitue une forme de hardware, les changements concrets requièrent aussi un nouveau software, une culture qui informe de nouvelles pratiques. Restent à définir les outils – symboles, formation ou éducation – susceptibles de faire émerger et diffuser ce nouveau software. Ils pourront s'appuyer sur une histoire et une culture européennes.
En effet, l'Europe est porteuse d'une vision originale de l'entreprise, de sa gouvernance et de sa gestion. Les recherches du Collège des Bernardins5 ont rappelé que la co-détermination est le modèle de gouvernance d'entreprise dominant en Europe : de nombreux États reconnaissent dans le droit la capacité des salariés à participer aux décisions de gestion, aux côtés des actionnaires et des dirigeants. On peut y voir un facteur d'équilibre : rappeler la mission de l'entreprise et les conditions de son efficacité, en tant qu'espace de création collective ; mieux prendre en compte les externalités sociales et environnementales.
Ce modèle peut être un facteur d'équilibre, qui modère les dérives d'un actionnariat sans contre-pouvoir. Il peut être porteur d'une performance, sociale, environnementale et économique : démultiplier la capacité de création et d'innovation ; atténuer les inégalités ; articuler court et long termes.
À ce stade, ce modèle semble porté par une partie de la population (certains chercheurs, certains entrepreneurs, des citoyens). Il sera intéressant de voir si les gouvernements et les institutions européennes peuvent jouer un rôle, ou s’ils sont simplement témoins de ce qui se passe dans la société. Cette interrogation sur le rôle des gouvernements fait aussi partie de ce que pourrait être un modèle européen de capitalisme pour le XXIe siècle.
- 1The 100 largest companies in the world by market value in 2017 (in billion U.S. dollars), https://www.statista.com/statistics/263264/top-companies-in-the-world-by-market-value/
- 2NOTAT N., SENARD J.-D., BARFETY J.-B. (2018), L’entreprise, objet d’intérêt collectif, rapport remis aux Ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l'Économie et des Finances, et du Travail, La Documentation française
- 3Rappaport, Alfred (1986). Creating shareholder value: The new standard for business performance. New York: Free Press
- 4AGLIETTA M. (2018), La Chine développe un capitalisme qui ouvre une voie originale vers le XXIème siècle, Le Monde, 21 avril 2018
- 5Collège des Bernardins (2018), Synthèse des travaux du programme de recherche