Depuis bientôt dix ans, l’Union européenne intègre dans ses accords commerciaux bilatéraux des chapitres touchant au développement durable. Le contenu de ces chapitres et la rigueur de ses dispositions varient entre accords, mais des « meilleures pratiques » se dégagent, ainsi de l’accord entre l’UE et le Japon, cité en exemple par la Commission européenne. Quel est ce « standard d’accord commercial durable » en cours d’émergence et que vaut-il ? Quelle force de persuasion possède l’UE face à des partenaires réticents ou hostiles à la protection de l’environnement? Le double exemple de l’accord UE-Japon et UE-Mercosur montre que la doctrine européenne en matière de commerce et d’environnement souffre d’insuffisances notables, qu’un accord final entre l’UE et le Mercosur très substantiellement révisé devra régler, sous peine d’être rejeté.
Les meilleures pratiques de l’UE en matière de protection de l’environnement dans le commerce
Dans l’accord de principe liant l’EU au Mercosur, publié le 1er juillet 2019, la Commission européenne (CE) affirme que « le chapitre consacré au commerce et au développement durable est à la hauteur des chapitres figurant dans d’autres accords modernes, tels que ceux conclus avec le Mexique ou le Japon ». La version en langue anglaise est plus éloquente encore, puisqu’elle parle d’un accord satisfaisant les standards les plus élevés (highest standards) en matière de développement durable. Pourquoi la CE cite-t-elle ces deux accords particuliers ?
L’accord UE-Japon, comme l’accord UE-Mexique, ne place pas le chapitre « Développement durable » sous la compétence du mécanisme de règlement des différends entre États. L’objectif demeure de promouvoir la coopération et le règlement par le dialogue, et exclut, en cas d’échec des conciliations, le recours à un règlement en bonne et due forme si une des parties ne respecte pas ses obligations en matière de développement durable. Les pays s’engagent à « coopérer pour promouvoir la contribution positive du commerce » à la transition bas-carbone ; ils « s’engagent à travailler ensemble dans l’action climatique afin d’atteindre les objectifs de la CCNUCC et de l’Accord de Paris » (UE-Japon, Article 16.4 §4). On regrettera que la suspension de l’accord commercial en cas de retrait de l’Accord de Paris ou d’efforts insuffisants soit absente. La logique est celle d’une coopération entre parties bienveillantes, tombées d’accord pour trouver une solution par le dialogue en cas d’errements. L’accord sécurise un espace national permettant à chaque pays de faire ce qu’il doit faire en matière de climat. « Rien dans l’accord n’empêche un pays de mettre en place les politiques requises dans la mesure où celles-ci ne sont pas appliquées de manière à constituer une discrimination arbitraire et injustifiée ou une restriction déguisée au commerce » (UE-Japon, Article 16.4 §5). C’est la logique qui prévaut à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ni plus, ni moins.
L’absence d’un règlement des différends entre États pour ce qui touche au développement durable et à l’environnement tient à l’appétit relatif des parties pour « durcir » les dispositions en la matière, et face à celui-ci, à l’obstination ou au renoncement de la Commission, pour laquelle le chapitre développement durable est un chapitre parmi 25 ou 30 autres.
L’usage stratégique des accords commerciaux à des fins non commerciales
Un accord commercial doit être porté par une intention stratégique, et soutenu par une histoire simple. On peut comprendre par exemple que des pays « allants » signent entre eux des accords commerciaux promouvant le libre-échange de produits et technologies bas-carbone, comme c’est le cas de l’accord liant la Nouvelle-Zélande, le Costa Rica, Fidji, l’Islande et la Norvège. Le commerce acquiert dans ce cadre une finalité qui dépasse le seul accès au marché et peut répondre aux attentes de l’opinion publique.
On peut comprendre également que l’UE souhaite assigner à des accords commerciaux bilatéraux le rôle de garde-fou environnemental et social, et faire en sorte que tenus par leurs engagements en la matière, les pays partenaires ne détricotent ou ne renoncent à appliquer les dispositions juridiques nationales. Un accord commercial peut servir cette fin : éviter le retour en arrière (backsliding), dans le cas de pays partenaires où une majorité indifférente ou hostile aux questions sociales et environnementales viendrait au pouvoir. Ces cas de figure ne sont pas nouveaux, mais ils prennent une importance considérable aujourd’hui, en raison de l’émergence de majorités souverainistes et « climatophobes », pour forger un vilain mot, et du retard pris pour atteindre les objectifs environnementaux collectivement adoptés. Nous vivons un retournement de l’histoire écrite depuis le Sommet de la Terre de Rio en 1992, qui voit certains pays renoncer à jouer le jeu du développement durable tel qu’on le connaissait : une somme d’efforts destinés à faire converger la croissance, le progrès social et la protection de l’environnement. L’UE doit-elle commercer davantage avec ces pays, et, le cas échéant, à quelles conditions ?
L’accord UE-Mercosur est un cas d’école. Il réunit un groupe de pays « allants » (l’UE) et un pays « récalcitrant » en matière de protection de l’environnement (le Brésil de Bolsonaro). Empêcher le Brésil de sortir de l’accord de Paris et dévaster sa biodiversité, aider les parties intéressées à soutenir et mettre en œuvre des mesures d’atténuation et de protection pourraient justifier la signature d’un accord commercial entre l’UE et le Mercosur – si tant est que l’UE affermisse sans ambigüités ni divergences ses propres exigences environnementales et l’usage qu’elle peut ou veut en faire en matière de diplomatie commerciale. Si la visée stratégique de l’UE est véritablement de se servir du levier commercial pour éviter une régression environnementale, des dispositions de suspension de l’accord existent, qui devraient être des lignes rouges et figurer parmi les « meilleurs standards » de la Commission. Elle pourrait, sur leur base, commencer de bâtir une histoire, dans laquelle le commerce la lie tour à tour à des pays « allants » et d’autres « récalcitrants », au gré des changements de gouvernement, sans que l’environnement en pâtisse. Et si le Brésil les refuse, le libre-échange attendra – les deux blocs après tout commercent déjà ensemble sous le régime général de l’OMC dont ils sont – ou ont été - les défenseurs les plus fervents.