À l'approche de la COP 16 qui se tiendra en octobre 2024 à Cali, en Colombie, la mise en œuvre du Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal (GBF en anglais) atteint un tournant. Depuis son adoption à la COP 15 il y a près de deux ans, plusieurs signes positifs indiquent des progrès et des effets évidents de ce cadre, du moins en termes de dynamique préliminaire et de discussions entamées. Cependant, des tensions croissantes se font jour entre l'approche transformationnelle requise pour atteindre les objectifs et les cibles du GBF et les paramètres structurels qui résistent au changement, tels que les structures économiques ou institutionnelles des systèmes alimentaires. La mise en œuvre de ces objectifs dans leur ensemble nécessite des efforts partagés entre et au sein des pays, mais aussi une approche plus ciblée et contrastée pour relever les défis les plus urgents. À moins de six ans de l'échéance, comment faire en sorte que la COP 16 et les autres étapes importantes de 2024 soient utiles pour atteindre les objectifs de 2030 et mettre le monde sur la voie des objectifs de 2050 ?

Préparer le terrain pour une ambition collective, ciblée et alignée

Le succès de la COP 16 dépendra fortement de l'ambition collective affichée par les pays. Les effets du GBF sont déjà plus prononcés par rapport à la période d’Aichi. Entre 2010 et 2020, la plupart des pays ont soumis leurs stratégies et plans d'action nationaux pour la biodiversité (SPANB) en 2016 seulement, ce qui a entraîné un décalage par rapport aux objectifs d'Aichi pour 2020. Il est encourageant de constater que la plupart des pays travaillent désormais activement sur leurs SPANB, en suivant les lignes directrices de la COP 15 préconisant des approches incluant l’ensemble des acteurs gouvernementaux et de la société. Cette dynamique doit être soutenue afin que la majorité des plans d'action nationaux soient soumis d'ici la COP 16 ou, au plus tard, d'ici 2025. 

L'élaboration d'un SPANB ambitieux et bien aligné à l'aide de méthodes participatives et inclusives prend du temps – en juin 2024, seuls neuf SPANB ont été soumis. Pour maintenir l'élan politique et faire en sorte que la COP 16 ait un impact, il est donc essentiel de reconnaître trois niveaux d'ambition qui pourraient contribuer à son succès :

  1. le nombre de pays qui ont soumis des objectifs nationaux (aucun objectif national n'a été signalé sur l'outil de rapportage en ligne à ce jour), qui sert de mesure minimale de l'ambition collective, en particulier si les SPANB sont encore en cours d'élaboration1
  2. le nombre de pays qui ont achevé ou sont en train de finaliser leur SPANB ;
  3. la qualité et les méthodes utilisées : les SPANB ou les objectifs nationaux ont-ils été élaborés avec une contribution significative des principales parties prenantes et de la société civile ? Les différents secteurs, ministères et agences sont-ils impliqués et les responsabilités clairement définies ? Y a-t-il eu un dialogue sur la manière de mettre en œuvre ces plans, notamment par le biais d'un plan de financement de la biodiversité ? Les soumissions reflètent-elles l'équilibre des principes et des piliers du GBF, tels que la prise en compte des facteurs directs de d’érosion de la biodiversité, le maintien des contributions de la nature à l'homme, et la description des moyens et des outils nécessaires pour atteindre ces objectifs ?

La mise en œuvre et le suivi de mesures et d'actions concrètes devraient se faire en parallèle, étant donné le peu de temps disponible. Pour éviter les retards et les incohérences, il est essentiel de promulguer dès aujourd'hui des règlements et des lois sur la biodiversité, ainsi que d'autres instruments visant à intégrer les préoccupations en matière de biodiversité dans les politiques nationales. Il sera crucial de se concentrer sur l'annonce et le suivi d'actions spécifiques pour soutenir ces objectifs nationaux, en tirant les leçons des lacunes dans la mise en œuvre des Objectifs d'Aichi2 . La COP 16 devra également adopter les procédures du processus d'examen mondial (Iddri, 2024), qui devrait débuter dès 2025 et se terminer à la COP 17 en 2026 ; ce processus vise à combler les lacunes en matière de mise en œuvre et d'ambition. La société civile et la communauté scientifique devraient être mobilisées immédiatement pour scruter ces processus, aux niveaux national et international.

Avant même la soumission des SPANB et des objectifs nationaux, d’importantes tensions relatives aux politiques en faveur de la biodiversité ont émergé : l'UE peine à adopter les politiques de transition agricole et de restauration de la biodiversité, qui apparaît comme la principale perdante d’un pacte vert en difficulté ; les Pays-Bas luttent contre la crise de l'azote (Iddri, 2024) ; les pays émergents dotés de hotspots (« points chauds ») de la biodiversité, comme le Brésil, sont confrontés aux facteurs et aux effets de la déforestation3 sur leur population, le climat, la biodiversité et par conséquent la résilience ; enfin, les pays les moins avancés et les petits pays insulaires en développement sont de plus en plus vulnérables4 . Chaque pays décide de la manière dont il contribuera à la réalisation des objectifs mondiaux, en tenant compte des différents défis et impacts en matière de biodiversité dans les différentes régions. Il est donc essentiel d'analyser les objectifs nationaux et les SPANB sur la base des pressions les plus importantes exercées sur des territoires spécifiques, tout en tenant compte du développement ou du maintien de leurs activités socio-économiques et de leurs besoins afin de garantir une transition juste et soutenue5 .

Au niveau international, la COP 16 offre l'occasion d'aborder collectivement ces questions clés en appréciant le niveau « d'ambition ». À quoi ressembleraient des trajectoires de développement à long terme « positives pour la nature », intégrant la biodiversité en tant que pilier du fonctionnement de nos sociétés ? Quelles implications pour les transitions sectorielles clés, en particulier dans l'agroalimentaire et la sylviculture ? Comment ces trajectoires peuvent-elles être mises en œuvre conformément aux éléments essentiels du GBF, tels que la reconnaissance croissante de l'équité et de l'inclusivité nécessaires dans le cadre de la CDB et ailleurs ? Les réflexions en cours pourraient soutenir cette approche, par exemple autour de la question de la bioéconomie, en veillant à ce que la place et la valeur de la biodiversité soient prises en compte de manière adéquate. De même, les synergies et les compromis6 avec le deuxième cycle de contributions déterminées au niveau national (CDN) ne doivent pas être négligés.

Le financement, un défi majeur

La mobilisation des ressources pour la biodiversité et la mise en œuvre du GBF reste cruciale et sera également un élément important de la dynamique concernant l'ambition nécessaire pour la COP 16. Depuis la COP 15, plusieurs rapports7 ont mis en évidence une prise de conscience croissante de la nécessité d'une approche intégrée et holistique de la mobilisation des ressources, afin d'aligner tous les flux financiers (internationaux, nationaux, publics, privés) sur les objectifs de la biodiversité. Cette approche est cruciale, en particulier pour les pays en développement qui doivent équilibrer des ressources limitées entre le paiement du service de la dette, l'adaptation au climat, la protection de la biodiversité et d'autres besoins socio-économiques tels que les infrastructures, la santé et l'éducation. La COP 16 constituera une étape importante sur la voie de la première échéance du GBF, en 2025, et de l'objectif de 20 milliards de dollars sur lequel la communauté internationale s'est mise d'accord il y a deux ans. Pendant les intersessions du mois dernier, une campagne d'ONG a été lancée pour souligner cet objectif, et les pays en développement seront particulièrement attentifs à la réalisation de cet objectif par les pays développés, puisqu'un groupe de pays en développement a formé une Alliance ministérielle pour le financement de la nature en décembre dernier. Les négociations seront difficiles, car pour beaucoup, les signaux émis au cours des deux premières années de mise en œuvre détermineront si les progrès sont encourageants.

Une autre question clé est celle du canal de décaissement des flux financiers Nord-Sud. Le nouveau Fonds pour la biodiversité (GBF Fund), compromis adopté lors de la COP 15 et rapidement mis en place par le Fonds pour l'environnement mondial (FEM), a connu une évolution positive, notamment des procédures accélérées et simplifiées (Iddri, 2023). Cependant, la tension entre la fragmentation et la spécialisation des fonds devrait être un sujet clé de la COP 16, puisque des discussions approfondies sur cette question ont eu lieu à Nairobi le mois dernier. Sur la base des travaux d'un comité consultatif, le document de négociation actuel comprend trois options : créer un fonds entièrement nouveau lors de la COP 16, lancer des négociations en vue d'examiner cette question lors de la COP 17, ou maintenir le compromis de la COP 15. Dans tous les cas, l'efficacité, l'accessibilité et l'allocation de ces fonds, parmi d'autres défis, restent cruciales et devraient être discutées en profondeur. Par exemple, la mobilisation de financements privés par le biais de ces fonds reste ambiguë et seule une petite partie des fonds est destinée aux peuples autochtones et aux communautés locales (IPLCs en anglais)8 .

Deux autres événements majeurs auront lieu à l'automne 2024 : les réunions annuelles de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international à Washington, en même temps que la COP 16, où la réforme des institutions financières internationales sera cruciale pour le financement de la biodiversité ; et le Sommet Finance in Common, où les banques publiques de développement pourraient et devraient discuter de la façon dont elles prévoient de s'aligner davantage sur le GBF pour mobiliser davantage de ressources. Les banques multilatérales de développement, qui ont adopté des principes communs en décembre dernier, présenteront les premiers résultats de leur mise en œuvre lors de la COP 16 afin de mieux suivre les financements « positifs pour la nature ». Le suivi du financement de la biodiversité devient de plus en plus important pour les acteurs publics et privés, et la définition de ce qui constitue le financement de la biodiversité est un sujet désormais à l’agenda et qui fait l'objet de négociations.

Si la COP 16 peut mettre l'accent sur les flux financiers Nord-Sud, la mobilisation des ressources dans son ensemble nécessite encore beaucoup de travail et de suivi, et la stratégie sera également mise à jour lors de la COP 16. À cet égard, les « 10 points clés pour le financement de la nature », approuvés par une quarantaine de pays, y compris des nations en développement, peuvent servir de référence. Cette vision aborde les flux internationaux ainsi que le rôle des institutions financières internationales (FMI, banques multilatérales de développement), la mobilisation du secteur privé, les ressources nationales, les subventions néfastes, etc. Une autre échéance importante est l'identification des subventions néfastes d'ici 2025 par tous les pays signataires de la CDB ; des discussions devront être menées à ce sujet, notamment pour éviter d'accroître les inégalités en réformant ou en éliminant ces subventions.

Le rôle des champions de la biodiversité dans le succès de la COP 16

À quelques mois de la COP 16, dont l'ordre du jour est chargé, il existe plusieurs opportunités politiques clés pour stimuler le GBF. Les pays développés devraient montrer l'exemple, non seulement en fournissant des ressources financières aux pays en développement, mais aussi en se fixant des objectifs nationaux ambitieux. Les ministres des finances devraient envoyer des signaux clairs lors des réunions annuelles, démontrant leur engagement à mobiliser des ressources. Les contributions au GBF Fund, les discussions autour de la réforme du FEM et les signaux envoyés par les banques multilatérales de développement sont également essentiels, de même qu’un point d’étape lors de la COP 16 sur les « 10 points clés pour le financement de la nature », sous l'égide de l'Équateur, du Gabon, des Maldives et du Royaume-Uni. La poursuite de la mobilisation, en particulier l'élaboration de plans nationaux de financement de la biodiversité, peut fournir des indications sur les ressources allouées à la mise en œuvre du GBF et permettre d'identifier les lacunes. 

Les pays émergents devraient continuer à jouer un rôle de premier plan. La Chine, notamment, en tant que présidente de la COP 15, a déjà communiqué son SPANB, mais elle peut jouer un rôle important en mobilisant d'autres pays en développement pour qu'ils présentent des plans ambitieux, qui pourraient mobiliser plus rapidement des ressources, grâce à des accords tels que les partenariats de conservation positifs et d'autres accords multilatéraux ciblés (Iddri, 2023).

Le leadership de binômes de pays comme l'Allemagne et la Colombie, et la France et le Costa Rica, qui ont lancé leurs accélérateurs respectifs (NBSAP Accelerator Partnership et High Ambition Coalition for Nature & People) devra se confirmer. Et le Brésil, en s'appuyant sur sa présidence du G20, et la Colombie doivent collaborer et lancer des initiatives, en particulier sur les questions de déforestation et d'agroalimentaire, en liant le climat et la biodiversité, en travaillant de la COP 16 à la COP 30 climat (et potentiellement à la COP 17 si un candidat hôte émerge). Cette période mettra en évidence les liens intrinsèques entre le climat et la biodiversité, en soulignant la connexion, encore plus au niveau national, entre les SPANB et les CDN.

La présidence colombienne pourrait être le fer de lance de ces différents dialogues avant et pendant la COP 16, en mobilisant sa vision de « faire la paix avec la nature » et en promouvant des initiatives d'appropriation telles que les plateformes nationales9 de financement, qui pourraient être reproduites à l'échelle mondiale en mettant fortement l'accent sur la biodiversité.

Le GBF a eu un effet indéniable, et ce n'est pas le moment de laisser l'élan s'essouffler dans un contexte de crises multiples. Les pays ambitieux doivent montrer qu'ils s'alignent sur le GBF, mais le succès dépendra de la méthode utilisée. Le défi consiste à faire en sorte que la biodiversité soit considérée comme un facteur, et non un obstacle, de développement.