Davantage que des turbulences, les conflits géopolitiques qui marquent ce début d’année 2020 mettent au jour des jeux stratégiques complexes et délibérés de la part de pays de plus en plus nombreux. Ceux-ci relèvent surtout, parfois avec une grande brutalité, de choix de realpolitik dans un monde où la multipolarité et la concurrence entre puissances semblent s’accentuer de jour en jour, alors que l’année 2020 est une année critique pour le multilatéralisme environnemental.
L’indispensable renforcement de la diplomatie
L’action climatique, la protection de la biodiversité et de l’océan, et la mise en œuvre de l’Agenda 2030 pour le développement durable continuent de monter à l’agenda politique international, non seulement parce que les risques liés à l’inaction apparaissent toujours plus clairement, comme l’ont souligné les incendies en Australie, mais aussi parce que les négociations sur ces sujets constituent l’un des champs de bataille où se déploient les stratégies individuelles des différents pays. Dans ce contexte, il semble indispensable de ré-analyser sur un mode stratégique et géopolitique les enjeux de la transformation vers le développement durable, tout en cherchant à renouveler profondément le cadre d’analyse lui-même de ce que nous appelons géopolitique et rapports de pouvoir.
La COP 26 sur le climat en novembre à Glasgow sera le premier grand test de crédibilité pour l’Accord de Paris, cinq ans après son adoption, et il faut qu’un nombre suffisant de grandes puissances économiques y arrivent en ayant pris des engagements plus ambitieux qu’en 2015 en matière d’action climatique. La COP 15 sur la biodiversité, qui se tiendra en octobre à Kunming en Chine, devra pour sa part définir le prochain cadre de gouvernance de la biodiversité pour au moins les 10 prochaines années. Entre temps, les négociations sur la biodiversité en haute mer devront trouver une issue, après quasiment 15 ans de négociation : un nouvel accord dans le cadre de la Convention sur le droit de la mer est attendu. Et dans le cadre du Forum politique de haut niveau sur les ODD, qui se réunira à New York en juillet, devront être trouvées les conditions d’une relance de sa dynamique politique, après le constat fait en septembre 2019 à New York que les quatre premières années de mise en œuvre de l’Agenda 2030 n’ont pas enclenché les transformations nécessaires, recommandées par le Rapport mondial sur le développement durable.
Plus que jamais, la préparation politique de ces grands moments comptera davantage que ce qui pourra se passer lors des événement eux-mêmes : elle suppose un déploiement diplomatique particulièrement actif, en particulier entre les gouvernements, mais aussi par tous les autres canaux de dialogue avec les acteurs de la société civile, du secteur privé, et avec les experts scientifiques et l’action des think tanks comme l’Iddri.
Qui pour exercer le leadership politique en faveur de l’ambition en matière de durabilité ?
L’analogie avec 2015 laisse entrevoir l’ampleur de la tâche, quand on prend en compte le déploiement diplomatique français en amont de la COP 21, le rôle clé du « duopole » Chine/États-Unis, dont l’annonce en faveur de l’ambition climatique avait joué un rôle de déclencheur décisif, et les interdépendances entre les négociations sur le climat, les ODD et le financement du développement durable.
Un certain nombre de pays ont marqué formellement leur engagement en tant qu’hôtes d’événements clés : le Royaume Uni de Boris Johson a confirmé son engagement fort au service de la COP 26, et le réseau diplomatique britannique constitue un atout dans cette perspective ; la Chine, qui accueillera la COP 15, s’est elle aussi engagé en 2019 avec des déclarations fortes en faveur d’un résultat ambitieux ; la France, qui accueillera le Congrès mondial de la Nature à Marseille en juin, étape clé sur la route de Kunming, et l’Italie, en charge de la pré-COP sur le climat, mettent les États membres et l’Union européenne dans des positions d’appui stratégique à ces deux présidences.
Mais le plus incertain, et donc le plus inquiétant, est la capacité de leadership politique dans un monde où le « club » des deux superpuissances (États-Unis et Chine) n’est plus là pour orienter et peser stratégiquement. Il faut aujourd’hui un leadership pour construire des coalitions stratégiques dans un monde où soufflent des vents contraires, et pour faire face à des alliances contraires, mais aussi pour répondre aux attentes des acteurs économiques qui ne cachent pas que leurs engagements volontaires ne pourront se déployer sans d’ambitieuses politiques publiques.
Jusqu’à la COP 25 de Madrid, ce sont des pays de taille modeste qui ont porté le rôle de champions politiques sur leurs frêles épaules : leadership moral des vulnérables, leadership par l’exemple de la Nouvelle Zélande, du Chili ou du Costa Rica, fragilisé cependant dès lors que la question des inégalités traverse l’espace politique et remet en cause l’exemplarité de l’action gouvernementale.
Un leadership de partenariats comme seule solution
Tous les yeux sont donc rivés cette année sur les grandes puissances économiques que sont l’Union européenne, la Chine, mais aussi l’Inde. Trois grands blocs à l’affût les uns des autres, attendant que l’autre bouge en premier. L’Union européenne semble avoir déjà joué son va-tout en annonçant en décembre 2019 le Green Deal et son objectif de neutralité climatique pour 2050, sans garantie que la Chine fasse de même. Ce qui pourrait être vu comme une faiblesse stratégique de l’Europe est aussi un état de fait des relations asymétriques entre ces deux blocs Plutôt que de jouer de l’ajustement carbone aux frontières comme une menace pour faire bouger la Chine, l’Union européenne aurait tout intérêt à démontrer comment commerce et climat seront négociés comme deux enjeux clés, faits de coopération autant que de compétition, lors du Sommet Europe-Chine de Leipzig (Allemagne) en septembre prochain.
Il faut également éviter que l’énergie diplomatique soit concentrée uniquement sur ce face à face : les liens des deux grands blocs au reste du monde seront tout à fait aussi essentiels, par exemple avec l’Union africaine, les autres grandes économies émergentes ou le continent latino-américain.
Les stratégies politiques devront en effet être nécessairement complexes, prenant notamment en compte les arbitrages à opérer entre compétition commerciale et ambition environnementale, et en prenant en compte les conséquences l’une sur l’autre de négociations commerciales qui sont pour la plupart bilatérales. En ont témoigné en 2019 les difficiles négociations autour de l’accord UE-Mercosur ; celles, moins médiatisées, entre le Brésil et la Chine pourraient faire basculer la situation soit en faveur soit en défaveur de l’ambition environnementale.
Le leadership que quelques pays clés devront inventer en 2020 est donc un leadership partagé, fait de partenariats stratégiques avec les autres régions du monde, à l’exemple de l’accueil par l’Espagne de la COP25 appuyant le Chili sans mettre en cause sa présidence, dans une logique de partenariats de long terme avec les pays latino-américains. Ce leadership partagé, dans un monde qui semble de plus en plus régi par la seule logique de compétition, est à la fois le seul praticable, dans un monde où aucune puissance hégémonique ne se détache, mais c’est aussi une affirmation forte d’un attachement à un système international de règles, seul garant d’un minimum d’équité.
Un rôle clé et un moment décisif pour l’Union européenne
Ces règles multilatérales sont aujourd’hui remises en cause d’une manière de moins en moins subreptice, autant par les annonces tonitruantes du président américain que par la Chine dans le cadre de sa politique maritime, en dépit de son attachement déclaré au multilatéralisme. L’Union européenne, construite elle-même sur le modèle d’un leadership partagé, a tout intérêt à déployer une telle stratégie de partenariats et de coopération en l’absence de toute naïveté.
La Commission géopolitique d’Ursula Von der Leyen et son projet de Green Deal constituent en cela une affirmation tout à fait bienvenue tant en interne à l’Union que comme une stratégie diplomatique et un projet pour l’Europe dans le monde, notamment avec l’Afrique. Par ailleurs, le calendrier des négociations commerciales bilatérales engagées par l’UE, au-delà du seul accord avec le Mercosur, va impliquer une clarification rapide d’une stratégie liant enjeux commerciaux et développement durable, au-delà de la seule mention d’un ajustement carbone aux frontières. C’est l’intérêt de l’Europe de se saisir de ce besoin de leadership mondial partagé.
Le leadership sera aussi inévitablement distribué entre États membres : outre les rôles formellement endossés par la France et l’Italie, la présidence allemande de l’Union et l’indispensable collaboration diplomatique avec le Royaume uni, on pourra aussi compter sur un nouveau gouvernement espagnol qui a déjà démontré son implication et son efficacité diplomatique ; et il faudrait également réussir à mobiliser l’ensemble des autres États membres, au risque de continuer à faire croire que dans ces formes de leadership en réseau, seuls les plus gros comptent.
Mais l’Europe et ses États membres ne pourront jouer une telle stratégie si elle ne s’appuie pas sur une logique de coalition inclusive et de participation dans la conduite de leurs propres politiques publiques. On connaît ce qu’il en coûte en temps et en énergie pour trouver des accords politiques robustes en faveur de l’ambition climatique, comme l’illustrent les diverses expérimentations de conventions citoyennes sur le climat comme celle actuellement en cours en France, les accords sur la sortie du charbon négociés avec les régions concernées en Espagne, ou l’accord politique national négocié par le ministre néerlandais du Climat. Mais c’est l’indispensable démonstration de la force des processus démocratiques, de la coopération et des processus inclusifs, alors que le monde semble fasciné, effrayé autant que séduit, par l’affirmation du pouvoir dans toute sa nudité.