Le constat d’une dérive des émissions de méthane (CH4) interroge : alors qu’il est le second gaz à effet de serre (GES) en termes d’impact sur le climat et que sa concentration atmosphérique ne cesse de croître1 , les métriques qui servent à sa mesure et sa prise en compte dans les politiques de lutte contre le changement climatique apparaissent décalées face aux objectifs de l’Accord de Paris. Envisager le méthane au regard de son impact sur le réchauffement d’ici la fin du siècle permet de mettre en lumière des opportunités d’atténuation constituant des réponses climato-intelligentes aux ambitions des pays en développement dans des secteurs stratégiques (agriculture, énergie, gestion des déchets).
Le méthane, gaz à effet de serre oublié dans la lutte contre le changement climatique ?
Depuis 10 ans environ, chaque année, 10 Mt de méthane2 sont émises de plus que ce que les réactions chimiques de l’atmosphère peuvent dégrader, et la concentration atmosphérique de ce polluant augmente3 , le plaçant sur une trajectoire de réchauffement à 4°C. Il est donc urgent de répondre à l’enjeu de ces émissions, responsables d’environ 20 % du réchauffement global.
Si la capacité du méthane à réchauffer la planète est supérieure à celle du CO2, sa durée de vie dans l’atmosphère est brève (environ 12 ans). Pour prendre en compte cette donnée, le choix a été fait en 19954 d’utiliser le pouvoir de réchauffement global (PRG) et la tonne de CO2 équivalent (teqCO2), des métriques qui permettent de comparer l’impact d’un GES sur le climat relativement au CO2. Le plus récent rapport du Giec5 conclut ainsi qu’une tonne de méthane émise aura eu au bout de 20 ans autant d’effet sur le climat que 86 tonnes de CO2, mais cette valeur descend à 33 au bout de 100 ans.
Pour comprendre l’impact du méthane sur la trajectoire d’émissions (et, in fine, sur la courbe de réchauffement d’ici la fin du siècle), la présentation isolée de données calculées avec un PRG à 100 ans (aux dépens d’une analyse à 20 ou 50 ans, voire de « fourchettes » d’émissions) paraît inappropriée et conduit à sous-estimer l’impact des politiques d’atténuation de ce GES.
Méthane et trajectoires de développement bas-carbone
Plus on raisonne sur des horizons de temps courts et plus la responsabilité imputable aux activités émettrices de méthane augmente ; plus l’échéance approche et plus il est pertinent de mettre en avant des mesures d’atténuation ciblant de manière spécifique ce GES. Pour des pays comme la Colombie ou le Viet Nam, où l’agriculture (élevage, riziculture) constitue un pilier de l’économie, le passage à un horizon de plus court terme fait passer le méthane au premier plan de l’inventaire des émissions. Reconnaître l’importance du méthane met en lumière des leviers d’atténuation dans des secteurs où l’on a peu l’habitude de rechercher des trajectoires climato-compatibles. La réflexion sur le méthane permet alors d’envisager des stratégies répondant au moins aussi bien aux ambitions de développement des pays : sécurité alimentaire, amélioration des conditions sanitaires, etc. C’est donc une opportunité pour les pays en développement et les bailleurs de coopérer.
La question du méthane agricole dans les trajectoires de développement bas-carbone
L’agriculture concentre l’essentiel des émissions de méthane et des marges d’abattement, mais l’élaboration de trajectoires de développement climato-intelligentes y est complexe. On distingue deux principales sources d’émission : la riziculture (10 % du total des émissions anthropiques) et l’élevage (30 %, associés à la fois à la digestion/fermentation entérique et aux déjections des animaux). Pour la riziculture, la pratique de l’irrigation alternée (intégrée à des systèmes rizicoles plus intensifs) concerne aujourd’hui des millions d’agriculteurs et permet d’atténuer considérablement les émissions de méthane : son adoption est en particulier documentée en Afrique de l’Ouest et dans le Tamil Nadu (Inde), mais aussi en Asie du Sud-Ouest, où elle a permis une hausse des rendements doublée d’une baisse de l’intensité carbone de la production.
Pour l’élevage, deux voies sont explorées :
- l’intensification de la production permet de réduire le niveau d’émissions « improductives » (maitrise de la durée de vie des animaux, contrôle des naissances), et donc le niveau d’émissions de méthane/kg de lait ou de viande produit – avec cependant une potentielle contrepartie relative aux sources d’alimentation du bétail, qui peuvent conduire à des émissions de N2O importantes ;
- la méthanisation des déjections animales (i.e. leur transformation en biogaz) permet par ailleurs de réduire considérablement les émissions associées à leur gestion. La méthanisation rencontre aujourd’hui un franc succès dans certains pays d’Afrique tout en fournissant une énergie décarbonée aux éleveurs sédentaires qui s’y engagent.
Méthane et énergie : un enjeu crucial pour les pays en développement
Dans le secteur de l’énergie, la prise en compte des émissions fugitives qui interviennent le long de la chaîne de valeur du gaz naturel questionne sa place de combustible de la transition énergétique. Au-delà d’un certain pourcentage de fuites, l’intérêt pour le climat du recours au gaz naturel par rapport au charbon est en effet à relativiser. Même si les situations défavorables au gaz sont minoritaires, ce constat interroge sur la place à donner au gaz dans les stratégies locales de sortie du charbon, en fonction des situations locales. À l’inverse, la maîtrise des émissions le long de la chaîne de valeur constitue un levier puissant et rentable d’atténuer les émissions du secteur dans les pays en développement d’Asie et du Moyen-Orient où l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a montré que les coûts de telles mesures étaient moindres.
La prise en compte du méthane vient aussi mettre en lumière la responsabilité de l’hydroélectricité en zone tropicale (comme cela a été documenté en Amérique du Sud ou le long du fleuve Mékong), où se concentrent les projets de barrage et où le risque d’émissivité est le plus grand. Sans disqualifier l’hydroélectricité comme alternative bas-carbone, le méthane invite à envisager, via la prise en compte de nouvelles variables (localisation, dimensionnement, fonction du barrage), des stratégies d’optimisation qui sortent du référentiel habituel de maximisation du productible sous contrainte du coût d’investissement.
Le cas des déchets
Le secteur des déchets (solides et eaux usées) concentre de nombreuses opportunités d’atténuation à bas coûts qui passeront par l’émergence de systèmes à forte technicité (torchage, turbinage), difficile dans des géographies où la culture du déchet n’est pas la norme. L’existence de systèmes rationnalisés de collecte constitue un préalable indispensable à la valorisation du biogaz, au même titre que la mise en place de politiques volontaristes et de cadres réglementaires autorisant le développement de filières pérennes.
En fonction des pays, il s’agira donc plutôt d’envisager le développement de politiques d’évitement : tri, recyclage ou compostage permettent de soustraire une partie de la matière organique à l’origine des émissions. Ces pratiques associent souvent les populations locales et génèrent des bénéfices supplémentaires (hygiène, conditions de vie et de travail, environnement, etc.)
Dans ce secteur comme ailleurs, la mise en regard des coûts avec les bénéfices de l’atténuation du méthane ne suffit pas toujours à rendre les projets rentables, mais la situation évolue lorsqu’on se place dans un référentiel où l’on considère les co-bénéfices engendrés et la valeur intrinsèque du méthane.