En cette année cruciale pour le financement du développement des pays du Sud et pour l’action climatique, ceux qui jouent encore selon les règles doivent se compter. On peut raisonnablement espérer qu’ils ne se compteront pas sur les doigts d’une main. Ils doivent aussi réapprendre à compter les uns sur les autres, et à former des alliances suffisamment solides pour résister aux coups de boutoir qui viendront de partout. Alors même que les canaux de communication, tant dans nos espaces publics que dans les relations diplomatiques, vont être saturés de déclarations brutales visant notamment à provoquer le chaos, le dialogue et la diplomatie vont être d’autant plus indispensables pour repérer des alliés, identifier les convergences et les divergences réelles, et contrer des approches purement transactionnelles de court terme par des accords trouvés sur des intérêts bien compris à long terme. Continuer à jouer selon les règles semblera peut-être naïf, au sein de nos sociétés comme à l’échelle internationale, mais c’est indispensable car l’état de droit est au fondement de la préservation des biens communs, qu’il s’agisse de notre environnement ou de notre vivre ensemble.

Sabotage des règles et défiance généralisée

Il paraît paradoxal de recommander de jouer selon les règles quand tant d’acteurs, gouvernementaux et non gouvernementaux, et même du côté des défenseurs traditionnels d’un ordre mondial basé sur les règles comme les États-Unis, s’en affranchissent ostensiblement dans l’intention très visible de les dynamiter. Les pays européens font aujourd’hui par exemple l’expérience d’ingérences étrangères dans leurs propres processus démocratiques. La méfiance concernant ces ingérences est maintenant généralisée : elles sont depuis longtemps reprochées aux puissances occidentales sur des bases historiquement prouvées, avérées dans la période actuelle de la part de la Russie, et probables d’autres grandes puissances comme la Chine ou d’autres émergents. Le piétinement de la souveraineté d’autres États semble s’intensifier et se présenter même comme un modèle d’audace. Il vient renforcer les conflits en cours où le droit international est ouvertement bafoué. Il résonne aussi avec les remises en causes de l’État de droit à l’intérieur des démocraties, présentées comme une affirmation de puissance, alors qu’elles viennent souvent miner la capacité à s’entendre.

Même dans le cadre policé des institutions multilatérales qui résistent à ces attaques mais risquent d’être toujours plus délégitimées, Les affrontements explicites se multiplient, là où précédemment on débattait à fleurets mouchetés. L’asymétrie fondamentale de l'économie mondiale qui risque de se renforcer et de laisser sur la touche une part immense des pays et de la population mondiale constitue la structure sous-jacente des négociations sur le financement du développement durable : elle explique l’exaspération des pays du Sud sur la non-résolution des enjeux clés de leur investissement pour leur développement, alors que la question de la dette, pourtant déjà très difficile à négocier, n’en constitue qu’un symptôme et non la cause profonde. Ils ont par ailleurs beau jeu, en général, de souligner les doubles standards et l’indignation sélective des pays occidentaux, qui leur permet de ne pas sortir d’un jeu de posture où ils dénoncent sans nuance l’hypocrisie des pays occidentaux. Dans un autre registre, la sortie des énergies fossiles révèle enfin l’affrontement qui couvait à mots couverts depuis le Sommet de Rio en 1992 entre pays cherchant à réduire leur dépendance aux énergies fossiles et cartel de producteurs.

Difficile de savoir, pour chaque acteur individuel, à qui se fier et à qui s’allier, et pourtant et par conséquent, il est essentiel de fournir des espaces de dialogue diplomatique, pour empêcher la seule focalisation sur les divergences et les jeux à somme nulle où ce que gagne l’un, l’autre le perd entièrement. Dans une telle situation, le dialogue est un impératif à la fois comme éthique et, d’un point de vue stratégique, « comme première ligne de défense », comme le souligne le ministre français des Affaires étrangères. C’est le cœur de la mission de l’Iddri, mais que peut-on espérer gagner pour le bien commun en cette année 2025 cruciale et qui s’annonce si difficile ?
 

Les pays du G20 au cœur du problème et des solutions 

L’année est cruciale à deux titres. 

Les questions de financement

Les enjeux financiers constituent un risque majeur pour de nombreux pays, et une pomme discorde fondamentale sur laquelle la coopération internationale pourrait toujours et encore achopper. La conférence de Séville en juin 2025 sur le financement du développement sera un moment clé pour tenter de reconstituer un consensus mondial sur cette question, et devrait permettre aussi de réaffirmer le soutien politique aux Objectifs de développement durable, négociés il y a 10 ans, et qui constituent encore une référence et un projet politique clé pour de nombreux pays du Sud. La présidence sudafricaine du G20 clôture une séquence inédite de leadership par de grands pays émergents, avant une présidence américaine imprévisible en 2026. L’Afrique du Sud a donc une grande responsabilité pour finaliser des avancées clés sur la dette et les surcoûts d’accès au capital dans les pays les plus pauvres, et tenir comptables les banques multilatérales de développement et leurs actionnaires des avancées décidées lors du G20 brésilien pour démultiplier leur action pour le développement, le climat et la biodiversité.

L’Afrique du Sud s’est aussi promis d’engager une conversation indispensable sur la nouvelle régulation du commerce et des investissements, maintenant que nous sommes entrés dans une période où la recherche de sécurité d’approvisionnement et la course aux politiques industrielles de décarbonation, toutes deux louables en soi, pourraient renforcer des guerres commerciales et anéantir les perspectives de développement durable pour les pays les plus faibles. Le rapport Governing Global Industrial and Financial Policies piloté par Mariana Mazzucato et Vera Songwe pour le G20 brésilien, sorti pendant les assemblées annuelles de la Banque mondiale et du FMI en octobre 2024, faisait la proposition retentissante et très pertinente de créer une nouvelle instance de coordination mondiale des politiques industrielles. C’est le silence autour de cette proposition qui a finalement été le plus retentissant.

Les négociations environnementales

Après les enjeux de financement, centralement bloquants comme on l’a vu dans la séquence des conférences environnementales fin 2024, il faut aussi bien sûr compter les négociations proprement environnementales qui culmineront en 2025 avec la troisième conférence des Nations unies sur l’Océan (UNOC3) en juin à Nice, et la COP 30 sur le climat à Belém en novembre. Cette dernière constitue une étape fondamentale dix ans après l’Accord de Paris. La présidence brésilienne de la COP 30 devra aider la communauté internationale à faire un bilan honnête et constructif de la nouvelle série de contributions déterminées à l’échelle nationales (CDN, NDCs en anglais) que les pays doivent déposer avant février, et où on attend les principaux signaux de la part des grandes économies et donc des plus gros émetteurs de gaz à effet de serre, c’est-à-dire les pays du G20. La dynamique d’émulation positive connue en 2019 à la suite de l’annonce du Pacte vert européen et malgré le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris lors du premier mandat de Donald Trump, ne se répètera probablement pas : le Brésil aura la lourde charge de montrer la voie pour réenclencher une telle dynamique, et redonner un sens politique à une coopération plus active entre les pays pour accélérer leur propre transition dans la prochaine décennie de l’Accord de Paris, alors qu’ils sont de plus en plus tournés vers leurs seuls intérêts souverains.

Réussir à débloquer des mesures emblématiques

Il faudrait donc des signes politiques très forts, et deux actes symboliques seraient bienvenus pour redonner la confiance dans les mécanismes de coopération : un accord sur de nouvelles ressources publiques internationales par la mise en place d’une taxation comme celle sur les individus ultrariches proposée par le Brésil avec sa présidence du G20, et soutenue par un nombre croissant de pays du Nord comme du Sud ; et un accord pour une réforme de la gouvernance multilatérale (Conseil de sécurité des Nations unies, Banque mondiale, FMI) pour y donner plus de voix aux pays du Sud, et notamment à l’Afrique, comme se propose de le soutenir la France lors de sa présidence du G7 en 2026. De tels signaux symboliquement forts seraient nécessaires au plus vite, mais le contexte géopolitique ne semble pas propice à la constitution de coalitions de champions en mesure de forcer la main aux récalcitrants.
 

Soutenir les pays en position de leadership et nouer de nouvelles alliances

Les présidences sudafricaine du G20 et brésilienne de la COP 30 ont donc un rôle déterminant, et il est indispensable de soutenir leurs efforts de dialogue et de leadership, face au rôle d’obstruction exercé explicitement par l’Arabie saoudite, la Russie, et potentiellement les États-Unis. Le Brésil préside aussi cette année les BRICS, auquel vient de s’adjoindre l’Indonésie, par ailleurs candidate à entrer à l’OCDE. Ces trois pays jouent donc, chacun dans sa posture particulière, des rôles clés de passeurs entre groupes de pays. En revanche, le G7 est de plus en plus affaibli, autant par l’imprévisible présidence américaine qu’il est fragilisé par la période électorale du Canada qui le préside cette année.

Une approche purement transactionnelle à court terme, impulsée par les États-Unis, pourrait dominer, faite de menaces, de représailles, et de contreparties donnant-donnant, inflammable en période de guerre commerciale. Et pourtant l’Europe a une carte à jouer, sur le fil, entre États-Unis et Chine cherchant à se découpler, son marché étant particulièrement convoité des deux côtés pour écouler les productions d’économies dopées par leurs politiques industrielles : si elle arrive à présenter un front uni et à ne pas perdre ces deux partenaires en cherchant à n’exclure aucun des deux, elle pourrait faire de ce marché un atout et imposer sa vision des normes et standards, raison clé pour laquelle ne pas désarmer sa capacité normative ni sur l’environnement ni sur le social. Les présidences polonaise et danoise de l’Union en 2025, malgré la faiblesse de l’Allemagne et de la France, sont bien positionnées pour plaider en faveur de tels arguments.

Europe et Chine ont en commun un intérêt à maintenir la neutralité carbone à long terme et le déploiement des énergies et technologies décarbonées comme horizon de modernisation pour l’économie mondiale, compte tenu de la rareté de leurs ressources et des investissements déjà consentis. Si elles affirment leurs convergences de vue, elles pourront constituer un noyau de leadership tant sur l’enjeu de la sortie des fossiles que sur la manière dont elles comptent s’entendre pour associer les autres régions du monde à cette transformation des grandes chaines de production et d’approvisionnement. Cette alliance d’intérêts individuels bien compris sera essentielle, même si elle ne doit pas cacher la dureté des enjeux commerciaux qui les opposent. Dans la mesure du possible, il faudra qu’elle n’apparaisse pas juste comme une alliance de circonstance, mais comme un soutien à une coopération où on joue dans les règles, malgré le manque de soutien de la Chine sur certains sujets critiques en matière de droit international.

Il faudra bien sûr que les Européens cultivent également leur partenariat stratégique avec les États-Unis, dans la diversité des acteurs publics et privés qui partagent le même socle de valeurs communes, et parviennent à tirer de ces échanges, contre les vents et les marées du niveau fédéral, des signaux de coopération qui seront importants pour le reste du monde. L’OCDE est aussi un forum essentiel pour cela.

C’est en fait avec d’autres pays clés en Afrique et en Amérique latine que les Européens devront s’attacher à donner des signaux clairs qu’ils comptent bien jouer dans les règles, et que la coopération multilatérale n’est pas pour eux un vain mot mais un bien commun et un investissement à long terme. Ce signal sera aussi déterminant dans les espaces politiques nationaux, où les opinions pourraient être tentées de croire que seule la loi de la jungle importe, face à des comportements voyous. Jouer selon les règles dans l’espace politique n’est pas une naïveté mais un choix à la fois moral et stratégique. Défendre l’État de droit est crucial comme condition indispensable de la transition et de la prospérité, mais aussi pour défendre les plus vulnérables, et comme valeur en soi.