Longtemps considéré comme le moteur de la construction européenne, le couple franco-allemand a connu des difficultés importantes ces dernières années. Alors que l’Europe se trouve dans une période critique pour l’avenir du projet communautaire après des élections tourmentées, une coopération franco-allemande renforcée reste indispensable pour faire de la transition écologique un levier central pour la compétitivité et la stratégie industrielle européennes. Historiquement au cœur de la discorde entre les deux pays, la transition électrique pourrait être au cœur d’une coopération franco-allemande renouvelée, autour de trois sujets clés : l’électrification rapide de l’économie, le développement des filières industrielles liées aux énergies décarbonées et le développement des flexibilités électriques.
Le couple franco-allemand, colonne vertébrale de l’Europe sur le plan économique et énergétique
Au-delà des divergences politiques, l’importance de la coopération franco-allemande s’illustre par les chiffres : à eux seuls, l’Allemagne et la France représentent 40 % du produit intérieur brut de l’Union des 27. Ce poids se retrouve également sur le plan énergétique et climatique, autour d’un ratio simple : que ce soit en termes d’émissions de gaz à effet de serre, de consommation finale d’énergie, ou de production d’électricité, les deux pays représentent un tiers du total européen.
En matière d’infrastructures énergétiques, la place stratégique du couple franco-allemand est par ailleurs renforcée par leur localisation au cœur de l’Europe. C’est particulièrement le cas pour la « plaque de cuivre » européenne : l’Allemagne et la France ont des interconnexions électriques avec pas moins de 14 pays voisins1 . Après une année 2022 marquée par la faible disponibilité du nucléaire, la France a depuis regagné sa place comme principal exportateur d’électricité au sein du marché européen.
Figure 1. Capacités d’interconnexions transfrontalières en Europe en 2023 (en bleu) et besoins additionnels d’ici 2030
Source : EEB/Ember 2023.
Dépasser les divergences politiques pour se recentrer sur les défis communs
Au cours des deux dernières années, les relations franco-allemandes ont été marquées par un double phénomène : d’une part, le nombre de dossiers sur lesquels les deux pays affichent des divergences politiques fortes s’est progressivement élargi, englobant des sujets clés comme la défense, le pacte de stabilité, la réforme du marché de l’électricité ou encore la posture stratégique vis-à-vis des États-Unis et de la Chine. D’autre part, là où la bienséance diplomatique empêchait auparavant une opposition frontale et explicite, ces divergences sont désormais de plus en plus assumées dans la sphère politique et médiatique2 , amenant certains à évoquer un risque de « guerre froide ».
Et pourtant, ce désalignement, perçu ou réel, des intérêts stratégiques ne doit pas faire oublier le fait que les deux voisins du Rhin – et plus largement l’Europe – partagent des défis communs. Et que la force historique du couple franco-allemand a justement été de saisir les moments décisifs pour se mettre au service de l’Europe, en dépit des divergences d’intérêts, comme le rappelle Jean-Paul Tran Thiet : « nos intérêts étaient-ils alignés lorsque Robert Schuman a prononcé le discours du Salon de l’Horloge, créant la Communauté européenne du charbon et de l’acier, cinq ans à peine après la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Nos intérêts étaient-ils alignés lorsque de Gaulle et Adenauer ont conclu le Traité de l’Élysée ? »
Replacer la transition écologique au cœur du projet franco-allemand pour l’Europe
À l’heure où la mise en œuvre du Pacte vert pourrait être menacée par la montée de l’extrême droite, l’engagement commun du couple franco-allemand semble particulièrement crucial pour réaffirmer le rôle clé de la transition verte pour la compétitivité européenne au sein du prochain agenda stratégique du Conseil européen, au travers de la définition de nouvelles politiques industrielles vertes (Iddri, 2024).
La déclaration franco-allemande du 29 mai 2024 en faveur d’un « nouvel agenda pour stimuler la compétitivité et la croissance dans l’Union européenne » fournit un cadrage intéressant en ce sens, en insistant à de nombreuses reprises sur l’articulation étroite entre le Pacte vert et la compétitivité européenne : « Nous devons renforcer le Green Deal et le Green Deal Industrial Plan en tant que programme de croissance pour l'Europe et en particulier pour la transformation réussie de notre base industrielle »3 .
La déclaration évoque ainsi les nombreuses priorités liées à cet agenda, parmi lesquelles la définition de nouvelles politiques industrielles, le financement de la mise en œuvre du Pacte vert, la planification commune des infrastructures énergétiques, et la définition du futur cadre européen en matière de climat et d’énergie pour 20404 .
On peut néanmoins regretter que la déclaration néglige un aspect crucial dans le contexte politique actuel : l’impératif d’établir la justice sociale comme condition clé de la transition écologique à toutes les échelles, autour d’un contrat social et écologique renouvelé.
La transition électrique, pierre angulaire d’une coopération franco-allemande renforcée ?
La transition du système électrique est souvent érigée en symbole de la discorde franco-allemande, autour de la question historique de la place du nucléaire, qui a longtemps bloquée les négociations sur la réforme du marché électrique européen. Paradoxalement, la transition électrique pourrait pourtant être au cœur d’une coopération franco-allemande renforcée pour répondre aux défis communs en matière de politiques industrielles vertes, comme l’expliquent les présidentes des fédérations professionnelles du secteur énergétique de part et d’autre du Rhin.
En effet, 10 ans après l’appel de François Hollande en faveur d’un « Airbus de la transition énergétique », les sujets potentiels ne manquent pas, comme le rappelle l’étude de l’Iddri sur les défis pour la transition électrique en Europe, publiée en parallèle de ce billet de blog :
- en ce qui concerne le besoin d’une approche commune pour l’électrification des bâtiments, de la mobilité et des secteurs industriels, levier essentiel pour la décarbonation et la réduction de notre dépendance face aux énergies fossiles importées ;
- en lien avec ce premier défi, il semble primordial d’avancer sur des dispositifs harmonisés permettant d’assurer des prix de l’électricité stables et compétitifs pour les industriels, en avançant ensemble sur différentes problématiques essentielles : comment éviter le risque de fragmentation et de dumping entre pays voisins sur la base d’approches nationales ? L'enjeu de compétitivité justifie-t-il une politique plus favorable pour les industriels, au risque de prix plus élevés pour les ménages et les petits consommateurs ? Faut-il concentrer les aides sur les seules industries électro-intensives ou viser l'ensemble des secteurs ?
- ensuite, en développant une vision commune permettant de clarifier la stratégie industrielle sur les principales filières liées aux énergies bas-carbone, que ce soit sur le photovoltaïque, l’éolien, les pompes à chaleur, l’hydrogène5
, voire le nucléaire : quel niveau de souveraineté européenne ou d'autonomie faut-il viser en fonction des enjeux géopolitiques et économiques ? Quels risques de ne pas atteindre les objectifs définis (notamment sur les énergies renouvelables) si le différentiel de coût devenait trop important ? Comment agir ensemble pour mieux valoriser la taille du marché européen afin de peser sur les dynamiques globales ?
- en lien avec la transformation profonde du système électrique européen pour atteindre 70 % de parts renouvelables d’ici 2030, le développement des flexibilités électriques représente une autre opportunité de coopération de premier plan, comme le souligne le communiqué en faveur d’un plan d’action conjoint pour la flexibilité, publié en mai 2024. Dépassant la question souvent délicate du mix électrique, le caractère systémique (incluant à la fois la production et la consommation d’électricité, mais également les réseaux et la régulation technique et économique) et intrinsèquement européen (nécessitant une réflexion sur le market design et les interconnexions réseaux) de la flexibilité représente ainsi un terrain de coopération particulièrement pertinent pour développer une approche commune autour de projets concrets.
Dépasser les controverses idéologiques au service d’une approche pragmatique de la coopération
« Nous ne sommes en fait d’accord sur rien&nsbp;». Volontairement tronquée et sortie de son contexte, cette citation du ministre allemand de l’Économie Robert Habeck est emblématique du traitement politique et médiatique souvent réservé à la coopération franco-allemande : à force de surjouer les divergences et difficultés comme un mantra, celles-ci finissent par s’imposer comme une prophétie autoréalisatrice, empêchant la réflexion sur les conditions de réussite d’une coopération efficace.
Cela semble particulièrement vrai dans le domaine de l’énergie. Or le conflit idéologique sur le nucléaire n’en est plus un, à partir du moment où la liberté des États membres à définir leur mix énergétique est acceptée et reconnue par tous, au même titre que l’engagement envers l’atteinte de la neutralité carbone. Nucléaire ou pas, les énergies fossiles au lourd tribut géopolitique et économique continuent à représenter plus de 60 % de la consommation énergétique de l’UE, exigeant une politique de décarbonation forte et rapide. Nucléaire ou pas, les énergies renouvelables devront représenter 70 % du mix électrique européen en 2030, induisant une mutation profonde du système électrique qui affectera l’ensemble des États membres. Enfin, à force d’élever la « souveraineté nationale » en priorité politique, on finit par oublier qu’une Europe divisée ne profitera ni à l’Allemagne, ni à la France, mais à nos principaux concurrents dans la course aux industries vertes.
La citation complète du discours de Robert Habeck est ainsi bien plus éclairante pour mesurer à la fois l’ampleur du défi et la pertinence d’une coopération renforcée : « Ce n’est pas une promenade de santé, en réalité l’amitié franco-allemande est une polarité qu’il faut interpréter de telle manière que nous ne sommes en fait d’accord sur rien. Mais si nous pouvons nous mettre d’accord, alors l’entente, le toit, le parapluie est suffisamment large pour que tous les autres États trouvent également leur place en dessous. Cette entente dépend de notre capacité à l’entretenir et à la faire prospérer. »6
- 1 Espagne, Royaume-Uni, Irlande, Italie, Luxembourg, Belgique, Suisse, Pays-Bas, Norvège, Danemark, Suède, Pologne, République tchèque, Autriche.
- 2 On peut notamment se rappeler du fameux
- 3 À noter que cette synergie entre l’agenda de compétitivité industrielle et la transition verte a récemment été remis en cause de façon virulente par Victor Orban, Premier ministre de la Hongrie, qui assurera la présidence tournante du Conseil européen au second semestre 2024.
- 4Sur ce sujet (et l’agenda de transition écologique plus largement), on peut également s’interroger sur la possibilité de lancer de nouvelles initiatives de coopération au sein du triangle de Weimar (France, Allemagne, Pologne), considérant à la fois les nouvelles ambitions de la Pologne en matière de transition écologique et le besoin d’anticiper la présidence polonaise du Conseil européen qui s’ouvrira en janvier 2025. Le format en trilogue pouvant aider à dépasser certaines controverses idéologiques propres au couple franco-allemand, tout en préparant le passage à une approche européenne plus large.
- 5 Reprenant une orientation de la déclaration du conseil des ministres franco-allemands du 22 janvier 2023, l’assemblée parlementaire franco-allemande a récemment proposée l’idée d’une « feuille de route stratégique commune » sur l’hydrogène pouvant aboutir à une stratégie européenne.
- 6 https://legrandcontinent.eu/fr/2023/09/15/nous-ne-sommes-daccord-sur-rien-ce-qua-vraiment-dit-habeck-sur-le-franco-allemand/