Avec un chiffre d’affaires annuel estimé à 33 milliards de dollars, soit 24 % de la valeur de la filière mondiale des produits de la mer, l’industrie thonière est en plein essor. Impulsée par une demande mondiale qui ne cesse de croître, une véritable « course à l’armement » est à l’œuvre avec de nombreux pays qui souhaitent prendre leur part du gâteau. Quitte à provoquer l’effondrement des stocks et la disparition d’une filière économique d’importance vitale pour certains États ?
La Polynésie française vient d’annoncer sa volonté d’ouvrir les eaux des Marquises aux thoniers industriels afin de développer une filière « sashimi » destinée à la consommation européenne et asiatique. Soutenue par des subventions publiques et en permettant aux navires étrangers de battre pavillon polynésien, la collectivité entend ainsi abriter une flotte de plusieurs dizaines d’unités.
Dans l’océan Indien, de nombreux États ont également annoncé des plans de développement de leur flotte thonière ; la Commission des thons de l’océan Indien estime que la mise en œuvre effective de ces plans pourrait entraîner, d’ici 2020, une augmentation de la capacité de pêche 301 % supérieure aux niveaux de 2006-2007. Cette augmentation générale des capacités de pêche thonière est destinée à répondre à une consommation qui n’a elle-même cessé d’augmenter au cours des dernières décennies. En 2015, les captures des espèces de thons commerciaux ont atteint 4,8 millions de tonnes (soit 5 % des captures mondiales des pêches), un total en hausse de 140 % par rapport à 1980. Chaque seconde, 152 kg de thons sont pêchés afin d’assurer une consommation mondiale de l’ordre de 0,45 kg/an/personne, équivalente à celle du Nutella.
Cette course au listao, à l’albacore ou au germon n’est semble-t-il pas près de s’arrêter. La croissance démographique mondiale ainsi que l’augmentation moyenne des revenus laissent en effet présager une augmentation constante de la demande mondiale de thon. Le déclin des marchés traditionnels de conserves (Union européenne, États-Unis, Japon) est compensé par une consommation grandissante dans les pays du Moyen-Orient, notamment l’Iran, l’Égypte et la Libye. Auparavant limitée au seul marché japonais, la consommation du sashimi s’étend quant à elle à l’Europe, à l’Amérique du Nord et à certains pays d’Asie orientale. En considérant plusieurs hypothèses sur la croissance démographique mondiale et l’augmentation du PIB par habitant au sein de certains pays émergents, certains auteurs estiment que la demande mondiale pourrait atteindre 7,8 millions de tonnes en 2025.[1]
Cette augmentation de la demande a évidemment un effet direct sur l’effort de pêche et l’augmentation des captures. À terme, elle pourrait entraîner une augmentation des prix et des profits, ce qui induirait une augmentation de l’investissement dans les capacités de pêche, puis une augmentation de la pression de pêche et, in fine, une rapide diminution des stocks. Une augmentation de 6 % suffirait à entraîner l’effondrement de l’industrie thonière. Or les captures de thons commerciaux semblent aujourd’hui avoir déjà atteint un seuil limite, et l’état global des stocks laisse peu de place à une augmentation future des captures[2].
Certains auteurs estiment ainsi la croissance possible des captures à un seuil compris entre 6,3 et 6,8 millions de tonnes, avec toutes les réserves qu’il faut apporter à ces estimations, par nature fragiles en l’absence de données parfaitement fiables. Il apparaît dès lors peu probable que les flottes de pêche puissent répondre à la future demande mondiale de thon. Poursuivre cette chimère conduirait inexorablement à l’effondrement des stocks, déjà bien éprouvés dans certaines régions, et à des conséquences économiques désastreuses pour certains États. Rappelons à cet égard que le chiffre d’affaires annuel de l’industrie thonière s’élève à 33 milliards de dollars et que ce secteur contribue de manière significative à certaines économies nationales (36 % du PIB de Tuvalu, 32 % de celui de Kiribati).
Le maintien – ou le rétablissement pour certaines espèces (thons rouges) et certaines régions (germon de Mediterrannée, albacore de l’Atlantique) – du bon état des stocks impose donc une limitation de l’effort de pêche. Ni l’orientation des consommateurs vers des produits durables, via des labels qui ne couvrent que 17 % du volume des captures, ni les engagements de certains distributeurs à s’approvisionner auprès des pêcheries ayant l’impact écologique le moins élevé, comme la canne ou la ligne qui ne représentent que 10 % des captures, ne pourront suffire. Ces démarches ne trouveront un sens que si elles sont accompagnées de mesures de régulation – du volume des captures, de l’effort de pêche, des investissements – et de la mise en place d’aires marines protégées, outils indispensables pour permettre la régénération des stocks. Un défi auquel les États doivent rapidement répondre avant que la situation, déjà critique, n’atteigne un point de non-retour.
À noter : l’Iddri publiera dans les prochaines semaines les conclusions d'un projet sur la durabilité des filières thonières, financé par la Banque mondiale.
[1] Chiffre présenté par A. Valsecchi lors de la Conférence mondiale sur le thon organisée à Bangkok en mai 2016.
[2] Cf. article Iddri publié le 1er mai 2017 dans The Conversation : https://theconversation.com/journee-mondiale-du-thon-la-longue-route-vers-une-peche-durable-76902